Les langues maternelles, étant naturellement acquises, ne s’enseignent pas, elles se formalisent

       par Abdou Elimam * & Abderrezak Dourari ** 

  L’importance accordée aux langues maternelles à travers le monde est soulignée, depuis 1999, par la célébration annuelle, les 21 février depuis 1999, de la journée mondiale des langues maternelles. L’UNESCO consacre le droit à l’usage de la langue maternelle, partant du fait qu’une culture de paix ne peut s’épanouir dans un espace donné sans que tout le monde ait «le droit d’utiliser sa langue maternelle pleinement et librement dans toutes les différentes circonstances de la vie».


L’objectif assigné à cet article, produit de deux mains, est de poser les bases méthodologiques et réalistes de l’enseignement dans/des langues maternelles. Nous disposons, à cet effet, de la jeune expérience de l’enseignement de tamazight et des leçons que l’on peut d’ores et déjà en tirer. Nous nous limiterons à la question socio-didactique des langues maternelles. Avant même la consécration de tamazight comme «langue nationale et officielle dans ses différentes variétés en usage dans les différentes régions du territoire national» (art 4 de la constitution), un effort certain avait été consacré à son enseignement. Or la notion de « tamazight » est, effectivement, ambiguë. D’une part elle constitue une dénomination unique pour un ensemble de variétés maternelles régionales qui s’identifient à une même matrice. D’autre part, elle renvoie à cette langue artificielle unique posée en substitution pour les premières citées. En définitive, le succès de cette norme en cours d’élaboration ne s’imposera que si elle parvient, elle-même, à devenir la langue maternelle des amazighophones. Quant à l’autre langue maternelle de la nation, le maghribi (darija), il est difficile de comprendre les raisons qui continuent de pousser à son exclusion de la sphère des langues officielles algériennes alors qu’elle est la langue maternelle (première) de la plupart des Algériens et est comprise (et parlée) par la quasi-totalité des locuteurs maghrébins.

Commençons par nous mettre d’accord sur les termes, afin de nous mettre sur une même longueur d’ondes.

Les humains viennent à la vie avec, dans leur cerveau, un mécanisme permettant d’externaliser les pensées sous forme d’expressions verbales, peu importe la langue, et vice-versa. Ce mécanisme, bien cerné par la science contemporaine, est un dispositif unique à l’espèce humaine. C’est grâce à cette mécanique neuronale et synaptique que les humains transposent leurs idées en mots et, lors de la compréhension, traduisent les mots entendus en idées (ou représentations). Il s’agit donc d’une capacité, d’une faculté naturelle, extraordinaire. En effet la possibilité d’accéder à l’univers caché des idées et du sens est un don de la nature que la culture développe, certes, mais qui est un héritage neurobiologique qui vient avec la naissance. Ce don de la nature, c’est le LANGAGE ou, comme l’appellent F. de Saussure et N. Chomsky, la «faculté de langage».

Le langage est donc un ensemble de mécanismes cérébraux qui fournissent la matière essentielle à l’organisation de la parole : le sens visé ainsi que sa conformité aux normes linguistiques locales. Nous voilà avec trois instances, maintenant : (1) la faculté de langage, (2) la parole et (3) la norme linguistique. Si la parole intervient très rapidement chez les nourrissons (gazouillis, babil, pseudo mots, etc.), la mise en adéquation avec la norme linguistique (c’est-à-dire la LANGUE) prendra quelques mois. Dans notre configuration, les éléments décisifs sont le langage et la parole. Si l’on prend la métaphore de la construction, le langage constitue les fondations et la parole les premiers éléments (briques) d’aménagement. Quant à la langue, elle représente les normes d’aménagement telles que la loi les définit. Le nourrisson se débrouille avec les deux premiers avant d’accommoder progressivement sa parole à la norme des adultes. Et cet accommodement se déroule sans aucune sorte d’apprentissage formel/explicite. Il y a certes de l’imitation (pas plus de 30%), mais l’essentiel se joue dans la mise en adéquation des mécanismes innés du langage avec les suites sonores exprimées. Et ça, c’est le rapport nature-culture qui s’en charge. En somme, la mise en activité de la faculté de langage prend appui sur les sonorités qui sortent de la bouche du bébé et la socialisation du nourrisson permet aux sorties de, progressivement, prendre la forme reconnue et attendue par les adultes. Ainsi émerge la langue maternelle (ou native puis qu’elle fait partie des acquisitions naturelles : didactique de l’acquisition). Une langue maternelle, ainsi conçue, ne s’enseigne donc pas, elle est acquise naturellement en parallèle au développement psychomoteur et affectif de l’enfant. Le développement des compétences stylistiques, argumentatives, littéraires et autres est affaire de connaissances non linguistiques. Ne nous y trompons pas.

Les chercheurs sur l’acquisition – bien plus nombreux et pertinents dans les pays anglo-saxons – considèrent que la langue native ou maternelle est un socle irréversible qui ouvre la voie à l’épanouissement cognitif (Cf. l’appel du 14/07/2021 de la Banque Mondiale). S’ouvrir sur la connaissance, c’est parvenir à la découper en concepts et notions de même qu’à linéariser les relations entre les concepts. Il se trouve que la nature nous a dotés d’un mécanisme cérébral pour réaliser tout cela : le langage. Voilà pourquoi le langage non plus ne s’enseigne pas !

Nous convenons donc que : (1) le langage ne s’enseigne pas parce qu’il s’agit d’une faculté neurobiologique qui est là avant la naissance et propre à l’espèce humaine ; (2) la langue maternelle ne s’enseigne pas non plus parce qu’elle est une compétence spontanée ou instinctive enracinée par la socialisation précoce de l’enfant. La question qui s’impose est donc : que faut-il enseigner aux enfants lors de leur scolarisation ?

Le développement linguistique de l’enfant atteint un seuil d’expertise assez tôt : autour de l’âge de 03 ans. Entre 03 et 05 ans l’enfant acquiert des talents d’une richesse et d’une profondeur insoupçonnées : il est réactif à l’humour et aux jeux de mots. Il est poète malgré lui. Au moment où on s’apprête à le scolariser, le jeune locuteur natif a une compétence linguistique et encyclopédique énormes. Que devra lui apporter l’école ?

On a vu plus haut qu’une des caractéristiques du langage consiste à s’emparer de la pensée pour la linéariser et la rendre échangeable avec autrui. Par ailleurs, les connaissances ainsi diluées et linéarisées grâce à l’activité du langage et de la mise en parole (ou énonciation) de cette activité vont, à leur tour venir enrichir le savoir antérieur. C’est ainsi que le discours produit devient source de connaissances. Non pas en tant que tel, mais en tant que support d’une activité d’interprétation (c.-à-d. le passage de la parole à la pensée). Le sens n’existe que s’il est interprété, ne l’oublions pas.

L’enfant en début de scolarisation a donc un potentiel de connaissances limité mais structuré dans son cerveau (il est capable d’analogies, de comparaisons, d’approximations, de refus, d’humour, de contrastes, etc.). La structuration des connaissances par le cerveau suit des arcanes qui lui sont propres (et que la science ne fait qu’en entamer la découverte, Cf. A. Damasio ou J.P. Changeux). C’est donc de la combinaison des deux types de mécanismes (celui de la pensée/sens et celui du langage/parole) que l’épanouissement cognitif de l’enfant se matérialise. C’est ce qui a amené, depuis plus d’un demi-siècle, des organismes tels que l’Unesco et la Banque Mondiale à soutenir les enseignements primaires EN LANGUES MATERNELLES. Précisons bien que nous parlons, non pas d’enseigner LA/LES langue (s) maternelle (s), mais d’enseigner DANS LA langue maternelle. Tout se joue à ce niveau.

Par conséquent, l’école doit prendre appui sur le savoir déjà-là des enfants pour les amener à opérer des découvertes qui vont enrichir leurs connaissances ainsi que leurs capacités à en acquérir de plus en plus.

En langue, les enseignements visent à faire découvrir la norme linguistique en prenant appui sur les compétences linguistiques effectives des enfants – et l’on sait qu’à six ans, l’enfant est déjà un locuteur expert. Bien entendu, les normes doivent correspondre au savoir linguistique acquis (sinon on quitte le domaine de la langue maternelle pour aller vers celui des langues secondes ou «étrangères», ce qui relève d’une autre problématique et de la didactique de l’enseignement/ apprentissage des langues). Les spécialistes appellent cela la «veille métalinguistique», Cf. S. Krashen). Cet acte d’enseignement A PROPOS DE la langue consiste à réfléchir sur la forme des productions ainsi qu’à la régularité de ces dernières ; c’est ainsi que l’on retrouve les fameuses règles grammaticales, notamment. Le cours de langue est donc fait de formalisation explicite du savoir implicite de cette dernière, mais à partir de productions effectives et réalistes (et non pas des «exemples» irréalistes, découpés de tout contexte et souvent idiots).

Les autres enseignements, dans la langue maternelle, concernent les savoirs de base (mentionnés pêle-mêle) : histoire, géographie, sciences naturelles, mathématiques, physique, littérature, civisme et culture, arts, culture physique.

Ce que préconisent les experts depuis un demi-siècle, au moins, c’est de former l’enfant dans sa langue maternelle durant les quatre à cinq années du primaire (jusqu’à l’entrée en «sixième»). On s’assure que son épanouissement repose bien sur les compétences dont la nature l’a gratifié pour l’amener vers un seuil de compétences consolidé par des séances d’initiations aux arts (musique, dessin, gravure, peinture, etc.) et une régularité de l’activité sportive. Dans les pays où la langue d’État est différente des langues maternelles, son introduction intervient vers la troisième année pour occuper 2/3 du temps de formation en fin de cycle.

Cette introduction de la/des langue (s) d’État est facilitée par la capacité naturelle des humains à opérer des TRANSFERTS de mécanismes cognitifs, à l’occasion de nouveaux apprentissages – une fois que l’on a compris le mécanisme de la couture, par exemple, on sera capable d’assembler deux étoffes quelle qu’en soit la nature). L’enquête de la banque mondiale (de l’année 2000) indique/ témoigne que dans un tel contexte, lors de l’examen de fin du cycle primaire, les enfants qui ont commencé leur scolarisation en langue maternelle réussissaient à hauteur de 70%, contre 30% pour ceux qui ont démarré directement dans la langue d’État.

Nos pédagogues-décideurs qui ont «copié-collé» des modèles didactiques inspirés des normes canadiennes ou européennes ont tout simplement oublié que pour mettre effectivement l’apprenant au centre (Cf., notamment, l’approche par les compétences, APC, et l’approche neurolinguistique, ANL), il faut l’admettre avec SA PROPRE LANGUE MATERNELLE, sa psychologie et sa culture. Là est la raison numéro un de leurs succès. Et là est la raison numéro un de nos retards et de la régression endémique qui s’est mise en place. Vous voulez bien qu’on en sorte ? Alors intégrons la science de la didactique des langues avec ses fondements neurolinguistiques et neurocognitives et oublions un peu (beaucoup) les méthodes du F.L.E. dont la spécificité est peu pertinente pour l’enseignement DANS nos langues maternelles.


*Linguiste
**Linguiste


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