Les bénévoles «pacificateurs», ces nouveaux anges-gardiens des manifestants à Alger

Les Algériens avaient abordé le neuvième vendredi des manifestations pacifiques avec inquiétude. Les actes de vandalisme commis par des casseurs lors du huitième vendredi et la répression policière qu’avaient subie les manifestants pendant les deux semaines précédentes, ont été pour beaucoup, annonciateurs de nouvelles violences pour ce 19 avril.

Mais cela n’a pas été le cas, peut-être grâce à l’engagement de Gaid Salah de « protéger les manifestants », ou, plus probablement, grâce à la mobilisation et à l’organisation des habitants de nombreux quartiers d’Alger-centre pour encadrer les manifestations et contrer les casseurs.

À Place Audin, sur le boulevard Mohamed V, sur la rue Didouche, au quartier du Sacré-Cœur, à Télemly, près de l’école des Beaux-arts, au quartier ex-Débussy, des citoyens se sont organisés, entre voisins, pour assurer la sécurité de leurs quartiers et des manifestants et empêcher les heurts.

Ces quartiers devenus des « points chauds », car menant tous au palais de la présidence à El Mouradia, destination symbolique, mais jamais atteinte, des manifestants depuis le 22 février, étaient le théâtre, chaque vendredi, de violences, d’affrontements surtout entre casseurs et policiers.

Hier, grâce à ces bénévoles d’un nouveau genre, le calme a régné sur ces quartiers et le neuvième vendredi s’est déroulé, pour la première fois depuis le début du mouvement populaire sans aucun heurt avec les forces de l’ordre.

Gilets orange et brassards verts

Vers le milieu de la matinée, un imposant dispositif policier est dépêché vers la place Audin. Camions de CRS, fourgons et véhicules banalisés entrent dans le tunnel des facultés pendant que deux épais cordons de CRS en barrent les deux entrées. Les manifestants, déjà nombreux sur la place, ignorant les intentions de la police, réagissent en huant les agents de l’ordre. Immédiatement, des jeunes, en gilets oranges et casquettes rouges se placent, sur deux rangées espacées d’environ un mètre, devant le cordon de CRS. Se tenant par les bras, ils forment une barrière solide entre les policiers et les manifestants, en expliquant aux jeunes turbulents qui venaient à l’affrontement qu’il ne faut surtout pas provoquer les policiers. La désescalade est immédiate, le calme revient sur la place et les slogans et chants reprennent de plus belle : « Yetnehaw gaâ! » (Ils partiront tous!).

Au même moment, un autre groupe de bénévoles était positionné, « au cas où », tout au long du boulevard Mohamed V. Karim, un jeune habitant du quartier est assis en bas d’un immeuble en compagnie de plusieurs de ses voisins, arborant tous des brassards verts sur lesquels ils ont inscrit, en arabe et en lettres blanches, « Non à la violence ». « Nous nous sommes organisés entre voisins pour faire en sorte que ce qui s’est passé vendredi dernier ne se répète pas », explique-t-il.

Les images de destruction qu’ont laissées derrière eux les casseurs lors de leur remontée du boulevard, le huitième vendredi, ont marqué les esprits. « Ils ont tout cassé, des voitures, des vitres, même des caissons en béton de compteurs d’eau et de gaz pour s’en servir comme projectiles. Les policiers ont répondu de façon disproportionnée, en tirant de très nombreuses grenades lacrymogènes, nous suffoquions et des habitants, déjà malades, ont vu leurs cas empirer », dénonce-t-il.

« Makhdouma! » (un coup monté!), l’interrompt un autre bénévole qui explique que « la casse de vendredi passé était une provocation planifiée ». « Nous sommes ici aussi pour prouver que les Algériens veulent manifester pacifiquement et que les casseurs n’ont rien à voir avec la majorité des marcheurs qui sont pacifiques », assure-t-il.

Crédit : TSA

« Maudite El Mouradia ! »

À 14 heures, la prière du vendredi se termine et des milliers de citoyens sortant des mosquées d’Alger-centre et ses environs rejoignent les artères principales de la ville pour gonfler les rangs des manifestants.

Les rues Didouche Mourad et Hassiba Ben Bouali, les boulevards Colonel Amirouche, Zighout Youcef et Larbi Ben Mhidi sont noirs de monde. À la place Audin, la foule de plus en plus nombreuse et compacte est comme aspirée vers le boulevard Mohamed V.

Des jeunes manifestants, dont certains sont turbulents, tentent de remonter par là, direction le palais de la Présidence à El Mouradia. Mais bien avant d’atteindre le milieu du boulevard, au niveau du siège du Croissant rouge algérien, ils rencontrent une épaisse barrière « humaine » formée de volontaires portant des gilets orange pour certains, arborant des brassards verts pour d’autres.

« Ne montez pas s’il vous plaît, il n’y a rien là-haut, que des problèmes », lance un des bénévoles à l’adresse des jeunes manifestants. Le flot est arrêté net, des discussions, amicales pour la plupart, s’engagent entre « pacificateurs » et manifestants. Le calme revient, la majorité des manifestants redescendent vers la place Audin alors que quelques-uns restent plantés devant la chaîne humaine, mais sans se faire d’illusion.

« Il y a toujours une minorité de provocateurs violents. Ils essaient de provoquer des affrontements avec la police pour avoir un prétexte pour casser et piller », affirme un des habitants du quartier.

Pour lui, les casseurs échouent partout à entraîner avec eux les manifestants, sauf lorsqu’il s’agit de « monter vers la maudite El Mouradia ». Le palais de la présidence est un « symbole », répond un jeune manifestant, drapé du drapeau algérien et qui insiste à « monter ».

Manifester devant le palais de la présidence revêt, aux yeux de beaucoup de manifestants, une importance capitale. Il s’agit de faire parvenir le message « dégage! » directement aux oreilles du Président et de son entourage, ce qui explique l’insistance de beaucoup à remonter le boulevard Mohamed V.

Pendant les sept premiers vendredis, les seuls affrontements entre policiers et manifestants, ou plutôt, casseurs, se sont déroulés sur le chemin de la présidence. Lors du huitième vendredi, la violente répression des manifestants pacifiques et des casseurs sans distinction, a eu pour point de départ ce boulevard. Cet entêtement a coûté cher au mouvement populaire à Alger, il a écorné l’image pacifique des marches en donnant aux délinquants un prétexte pour casser et s’attaquer à la police et à celle-ci de réprimer, parfois sans distinction, manifestants pacifiques et casseurs.

Crédit : TSA

Convaincre en douceur

« Nous sommes fatigués mais ce n’est pas fini, nous allons rester ici jusqu’au soir et nous reviendrons à chaque fois qu’il y aura une marche à Alger », promet, à 18 heures, Mustapha, bénévole issu du quartier de Télémly.

La suite des événements lui donne raison. Une demi-heure plus tard, un groupe de plusieurs dizaines de jeunes surgis de nulle-part remontent en courant de la rue Didouche et de la place Audin, prenant presque de court les bénévoles.

Les gilets orange réussissent in-extremis à reformer leur chaîne humaine et à barrer la route aux perturbateurs et les empêcher d’atteindre le barrage formé par un imposant dispositif policier posté plus haut sur le boulevard. De nouveaux échanges, plus virulents cette fois-ci, ont lieu. « Pour qui vous prenez-vous?! » lance un adolescent torse nu à un des gilets orange qui lui répond, souriant, « khouk lekbir! » (ton grand frère!). De quoi désamorcer instantanément l’énervement de l’adolescent qui, sans faire demi-tour, renoncent à ne plus pousser les bénévoles.

De telles scènes se sont répétées à de nombreuses reprises tout au long de l’après-midi, à en croire les dires des bénévoles. « Souvent, quelques paroles suffisent à les convaincre de reculer, de ne pas monter, mais certains sont plus virulents, ils insistent, il faut juste leur parler plus longuement », affirme un des brassards verts. User de violence? « Non, jamais! », insiste un autre bénévole.

« Nous finissons toujours par nous entendre, nous leur expliquons que c’est notre quartier, que nous défendons aussi nos maisons et nos familles, ils finissent par se calmer », explique-t-il.

Aucun affrontement physique n’a opposé les gilets orange aux manifestants de toute la journée. « Aujourd’hui, bizarrement, les casseurs habituels sont moins nombreux que d’habitude et il n’y a eu aucun incident », indique Mustapha qui assure que leur action séduit jusqu’aux éléments des forces de l’ordre. « Plusieurs policiers en tenue et en civil nous ont félicités et remerciés parce qu’ils subissent moins de pression grâce à nous », assure-t-il.

TSA

Une réaction du génie populaire

Les groupes de bénévoles ne sont pas tous issus de la même initiative. Chaque quartier s’est organisé de son côté, certains lors de réunions dans les halls d’immeubles, d’autres dans des sièges d’associations alors que quelques groupes se sont formés sur les réseaux sociaux.

Le seul point en commun qu’ils ont, en plus de leur objectif, est qu’ils se sont déployés pour la première fois ce vendredi 19 avril. Un calcul ? Une large concertation ? « Non », répond un bénévole rencontré près du quartier du Sacré-Cœur, en haut de la rue Didouche Mourad.

« Nous sommes pour la plupart des habitants du quartier, nous avons vu ce qui se passe d’habitude et nous avons voulu réagir, c’est notre devoir », affirme-t-il, expliquant que les graves violences survenues lors du huitième vendredi ont précipité leur décision de s’organiser.

À en croire les explications des bénévoles, leur apparition simultanée dans plusieurs quartiers d’Alger-centre et le même jour, est une réaction spontanée au risque, de plus en plus grand, de dérive du mouvement populaire vers la violence à cause des provocations des casseurs et la répression policière.

En somme, le déploiement des « pacificateurs » bénévoles ce vendredi est un pur produit du génie populaire algérien qui mène, depuis deux mois, une révolution pacifique et joyeuse contre le pouvoir.

Les gilets orange et brassards verts, sont des bénévoles d’un nouveau genre qui répondent à un nouveau besoin, après que les secouristes bénévoles aient répondu aux besoins en soins d’urgence des manifestants et policiers et que les manifestants-nettoyeurs aient répondu au souci d’hygiène après les marches.

La sécurisation réussie de la manifestation de ce neuvième vendredi à Alger par des bénévoles confirme ce qui a déjà été constaté. Le mouvement populaire apprend, s’adapte, innove et trouve une parade à chaque difficulté qu’il rencontre et chaque piège qui lui est tendu par le pouvoir.

Le dernier piège a été celui du dérapage vers la violence qu’auraient pu causer les provocateurs sans ce réflexe des jeunes Algérois. Grâce aux gilets orange et brassards verts, ce vendredi 19 avril, pendant lequel des centaines de milliers de manifestants ont marché dans la capitale, sans qu’aucune grenade lacrymogène ne soit tirée, a été le plus calme et le plus pacifique depuis le début du mouvement.

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