Les intérêts chinois en mer de Chine méridionale

La mer de Chine méridionale est pour la Chine une source d’intérêts stratégiques pour sa sécurité nationale. Pékin profite d’avantages conjoncturels pour en prendre le contrôle, avec un succès déconcertant.

La République populaire de Chine (RPC) revendique sa souveraineté territoriale sur près de 90 % de la mer de Chine méridionale (MCM) en vertu de « droits historiques ». Ces droits s’appliquent sur une zone circonscrite par une « ligne en neuf traits », frontière virtuelle et imprécise qui comportait onze traits jusqu’à la cession de territoire au Vietnam en 1957. Les revendications chinoises portent ainsi sur tous les territoires et ressources compris à l’intérieur des neufs traits. Elles apparaissent contraires à la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer (CNUDM) – que Pékin a signée et ratifiée –, qui définit les règles de délimitation des espaces maritimes. Les revendications territoriales contestées en MCM ne sont toutefois pas le seul fait de la RPC. L’espace maritime est le théâtre de revendications croisées par la plupart des États riverains (Vietnam, Malaisie, Brunei, Philippines, Taïwan). Aujourd’hui, la Chine œuvre pour obtenir la maîtrise de cet espace, qui est pour elle une source d’intérêts stratégiques.

La MCM : des intérêts économiques marginaux, mais une route commerciale stratégique

Les contentieux en MCM s’expliquent en partie par la richesse de cet espace en ressources halieutiques et en hydrocarbures. En effet, la pêche alimente une économie importante chez les États riverains de la MCM, et notamment en Chine, mais cette ressource ne constitue pas un facteur de conflit. Les réserves d’hydrocarbures quant à elles sont très incertaines, et les études estimatives varient considérablement selon les sources américaines ou chinoises (1). Ainsi, il est fort peu crédible que les actions de la RPC en MCM aient pour dessein de s’approprier l’exploitation de ressources en pétrole et en gaz naturel. D’une part, les réserves pourraient s’avérer très faibles et donc peu rentables ; d’autre part, dans le contexte actuel de tensions, l’exploitation massive de ressources contestées risquerait de précipiter Pékin dans un conflit difficile à assumer et qui mettrait en péril ses gisements. En réalité, l’exploration des réserves d’hydrocarbures en MCM par la Chine intervient comme une démonstration de sa souveraineté et sert à tester la détermination des puissances riveraines et des États-Unis.

La MCM représente un intérêt vital pour la Chine en tant que ligne de communication maritime (SLOC) stratégique pour son approvisionnement en matières premières et pour ses exportations. Environ 75 % des importations chinoises de pétrole transitent par la MCM, et plus de 80 % de celles japonaises et sud-coréennes (2). Or, cette route est très vulnérable par sa configuration de mer semi-fermée et ses passages obligés par des détroits (Malacca, Singapour, la Sonde) propices à la piraterie, au terrorisme, aux accidents ou encore à un blocus par la marine d’un État. La sécurité de cette route est donc cruciale pour la Chine – comme pour l’ensemble des pays de la région – et sa domination par un seul État pourrait devenir un instrument de pression sur les autres dans un contexte de tensions ou de guerre. Pékin voit donc la maitrise de la MCM et la réduction de sa vulnérabilité face aux États-Unis comme une question de sécurité nationale. La vulnérabilité de la Chine sur les mers, et en particulier en MCM, avait d’ailleurs été identifiée comme une priorité stratégique par l’ancien président Hu Jintao dès 2003. À cette époque le « dilemme de Malacca », du nom du détroit par lequel transite l’essentiel des importations et des exportations chinoises, était pointé du doigt comme une faiblesse majeure pour l’économie chinoise sur laquelle Pékin n’avait pas de prise.

Des intérêts stratégiques militaires : la dissuasion nucléaire océanique et la stratégie d’interdiction

La Chine perçoit également la MCM comme vitale dans sa stratégie de défense nationale. Pékin cherche depuis les années 1970 à doter ses capacités de dissuasion nucléaire d’une composante océanique, à savoir de sous-marins à propulsion nucléaire emportant des missiles balistiques nucléaires. La composante océanique présente deux avantages permettant de renforcer la crédibilité de la dissuasion. D’abord, elle est moins vulnérable à une première frappe que les composantes terrestre et aéroportée ; ensuite, elle permet d’augmenter l’allonge de frappe en se rapprochant d’une zone cible qui ne serait pas atteignable depuis le territoire d’origine. Aujourd’hui, la composante océanique chinoise compte quatre sous-marins nucléaires lanceurs d’engins (SNLE) Type 094, dont la base se situe au sud de la province insulaire de Hainan, en MCM. Le rayon d’action des Type 094 est fortement contraint par la « première chaîne d’îles » (archipel japonais, Taïwan, Philippines, Indonésie, Malaisie) qui constitue un verrou stratégique pour l’accès des SNLE aux eaux profondes des océans Pacifique et Indien, offrant une plus grande discrétion. Ainsi, à l’inverse des stratégies de patrouille océanique, adoptées par exemple par la France ou les États-Unis, la Chine doit privilégier une stratégie de bastion en MCM, au moins tant qu’elle ne possèdera pas de sous-marin plus silencieux, de capacités de lutte anti-sous-marine plus performantes et une meilleure connaissance et expérience de la navigation dans l’environnement topographique de la MCM.

Pour une dissuasion sous-marine crédible, Pékin doit assurer la sécurité de ses SNLE depuis leur dilution à la sortie de la base jusqu’à leur retour de patrouille. Ainsi, la protection des SNLE impose une surveillance accrue de la MCM, face aux capacités de détection sous-marines, de surface, aéroportées et spatiales des puissances adverses. L’accélération des constructions sur des îles et la poldérisation de nombreux récifs visent ainsi à renforcer les moyens de surveillance et d’intervention en MCM. Ces îles (naturelles et artificielles) ne présentent d’ailleurs aucun avantage tactique offensif et seraient hautement vulnérables en cas de conflit.

Le renforcement de la présence chinoise en MCM participe néanmoins de la stratégie d’interdiction, ou de « défense active » selon le vocable officiel de la RPC. En effet, vu de Pékin, la présence américaine en Asie et la politique de rééquilibrage stratégique initiée par l’administration Obama sont perçues comme une stratégie d’encerclement de la Chine. Pékin cherche alors à doter son armée de capacités militaires lui permettant de maitriser et défendre un espace allant au-delà de la première chaine d’îles et d’être ainsi en mesure d’interdire, si nécessaire, l’accès des forces américaines à l’intérieur de cette zone. Cette stratégie, nommée par les Américains l’A2/AD (anti-access/area denial), vise à rompre avec une époque où Washington n’hésitait pas à intervenir directement dans la zone, en envoyant par exemple la VIIe Flotte dans le détroit de Taïwan en cas de crise entre les deux rives (1958 et 1995-1996).

La stratégie de « défense active » s’appuie sur des programmes d’armements ambitieux comprenant des missiles balistiques antinavires (DF-21D, DF-26), un grand nombre de bâtiments de surface (notamment les frégates multimission Type 054A et les destroyers Type 052D), des sous-marins (SSK Type 039A et SNA Type 093B), des chasseurs (J-10B, J-11B, J-15, J-20), des systèmes de défense anti-aériens (HQ-9, HQ-16), ainsi que le programme de porte-avions (le Liaoning et ses futurs successeurs) et des systèmes d’observation satellitaires.

Profiter des avantages conjoncturels : la « période d’opportunité stratégique »

Le pouvoir chinois estime être entré au début des années 2000 dans une « période d’opportunité stratégique », caractérisée par un développement économique rapide, un accroissement sans précédent de la « vigueur nationale générale » et de l’influence internationale (3). Or, cette période d’opportunité stratégique pourrait se refermer au tournant 2020 en raison de divers facteurs : la baisse de la croissance économique, le vieillissement démographique, la pression de la sécurité environnementale en Chine et du réchauffement climatique global, les craintes créées par l’émergence chinoise chez les autres puissances, ou encore les risques d’instabilité politique à la périphérie chinoise ou dans des zones du monde où la Chine détient des intérêts.

En résumé, l’activisme précipité de la RPC en MCM peut être expliqué d’une part par le fait que Pékin ne disposait pas des moyens de ses ambitions jusqu’à une période récente, et d’autre part, la fermeture annoncée de cette période d’opportunité (pouvant faire pression sur la modernisation de l’armée chinoise) ainsi que le réarmement des puissances régionales pourraient lui laisser une moins grande marge de manœuvre à l’avenir. En outre, Pékin se saisit d’autres avantages conjoncturels pour mettre en œuvre ses revendications, en particulier l’émergence de doutes sur la détermination des États-Unis à s’engager en Asie de l’Est, ainsi que d’un manque d’union entre les États riverains de la MCM, qui partagent également des contentieux territoriaux entre eux.

Dans ce contexte, la revendication par la Chine de la « ligne en neuf traits » est certes illégale, tout comme la poldérisation de récifs dans la zone économique exclusive (ZEE) des Philippines (Mischief Reef, Second Thomas Shoal) comme l’a reconnu la Cour permanente d’arbitrage de La Haye le 12 juillet 2016, mais la Chine ne fait face à aucune résistance autre que déclaratoire. Elle dispose donc du champ libre pour mettre en œuvre une stratégie de fait accompli en poldérisant, en construisant des installations et en peuplant des îles et récifs dépourvus de statut juridique.

Il faut d’ailleurs noter que si la délimitation et la revendication d’espaces maritimes (mer territoriale, ZEE, plateau continental) conformément à la CNUDM est un point sur lequel se concentrent les observateurs occidentaux et sur lequel la Cour de La Haye s’est prononcée, la RPC quant à elle ne revendique aucune de ces zones sur les îlots, dans la mesure où elle revendique exercer sa souveraineté indistinctement sur l’ensemble de la « ligne en neuf traits ». Aussi, lorsqu’en octobre 2015, le destroyer américain USS Lassen a navigué à moins de 12 milles nautiques du récif de Subi, dans l’archipel des Spratleys, soit la distance légale d’une mer territoriale, Pékin a accusé les États-Unis d’« avoir menacé la souveraineté et la sécurité des intérêts chinois, mis les personnels et les installations sur l’île en danger et mis en péril la paix et la stabilité régionale » (4), mais n’a pas évoqué de violation de la mer territoriale.

À ces avantages conjoncturels s’ajoute – cerise sur le gâteau – le virage diplomatique opéré par le président philippin Rodrigo Duterte, arrivé au pouvoir en juin 2016. Lors de sa visite d’État à Pékin en octobre, le président Duterte a déclaré publiquement au vice-Premier ministre chinois, Zhang Gaoli : « Je me suis réaligné sur votre courant idéologique », « j’annonce ma séparation d’avec les États-Unis, tant sur le plan militaire qu’économique » (5). À propos de la MCM, il a par ailleurs déclaré à l’agence de presse officielle Xinhua, qu’« il n’y avait aucun sens à se battre pour un plan d’eau ». Ainsi, non seulement les contentieux territoriaux sont passés au second plan derrière la coopération commerciale et financière, mais la décision de la Cour d’arbitrage rendue en juillet après trois ans de travail semble en outre être tombée en désuétude. La prise de distance de Manille avec Washington n’apparait toutefois pas – pour le moment – comme un retournement d’alliance, mais plutôt comme une volonté de contrebalancer l’influence américaine en faisant jouer la concurrence avec la Chine (6). Si d’aventure l’alliance militaire américano-philippine devait être révoquée, la Chine remporterait une victoire significative dans sa stratégie de découplage du réseau d’alliances américain dans la région, perçu comme un encerclement.

Enfin, une inconnue restante dans l’équation est la politique asiatique qui sera mise en œuvre par la nouvelle administration américaine à partir de 2017. Donald Trump était de loin la préférence de Pékin par rapport à une Hillary Clinton qui a conceptualisé et mis en œuvre le rééquilibrage stratégique vers l’Asie et qui a toujours maintenu une attitude très ferme vis-à-vis de la Chine. Pékin espère donc que Donald Trump mettra véritablement en œuvre la politique d’« America first » qu’il avait annoncée durant sa campagne, et qu’il en résultera un potentiel relâchement de la pression dans le domaine sécuritaire, et notamment en MCM. Reste à observer si la MCM constituera ou non un dossier important dans l’agenda international chargé de la nouvelle administration.

Notes

(1) Pour la US Energy Information Agency, la MCM renfermerait 11 milliards de barils de pétrole et 5380 milliards de m3 de gaz naturel (réserves prouvées et possibles). Pour la compagnie pétrolière chinoise CNOOC, les réserves seraient de 125 milliards de barils et 14 158 milliards de m3. Voir Li Guoqiang, « China Sea Oil and Gas Resources », China Institute of International Studies, 11 mai 2015 ; et Jeremy Maxie, « The South China Sea Dispute Isn’t About Oil, At Least Not How You Think », Forbes, 25 avril 2016.

(2) Mikkal E. Herberg, « The Role of Energy in Disputes over the South China Sea », Maritime Awareness Project, 28 juin 2016.

(3) Xu Jian, « Rethinking China’s Period of Strategic Opportunity », China Institute of International Studies, 28 mai 2014.

(4) « Foreign Ministry Spokesperson Lu Kang’s Remarks on USS Lassen’s Entry into Waters near Relevant Islands and Reefs of China’s Nansha Islands », Ministère des Affaires étrangères de la République populaire de Chine, 27 octobre 2015.

(5) « FULL TEXT: Duterte’s keynote address at the Philippines-China Trade and Investment Forum »PhilStar, 21 octobre 2016.

(6) Mathieu Duchâtel, « Les Philippines, une victoire chinoise tactique »Telos, 3 novembre 2016.

Article paru dans Diplomatie n°84, janvier-février 2017.

Marc Julienne, Spécialiste des questions de sécurité et de défense et sur la politique étrangère de la Chine, Marc Julienne est chercheur associé à la Fondation pour la recherche stratégique (FRS) et doctorant au sein de l’équipe ASIEs de l’INALCO (politiques chinoises de contre-terrorisme).
Il est également contributeur à la revue China Analysis.

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