Les mutations de l’aide publique au développement au Vietnam au travers du prisme de la gouvernance

Romain Bony-Cisternes

Traditionnellement cantonnée à la poursuite d’objectifs de développement économiques, sociaux, et environnementaux, l’aide publique au développement s’est repositionnée sur des secteurs moins classiques et plus sensibles. En faisant de la gouvernance un axe majeur des politiques publiques d’aide au développement, les puissances occidentales ont renforcé la dimension stratégique et diplomatique de l’aide. Ce faisant, elles se sont heurtées à la difficulté d’exporter des modèles de gouvernance d’inspiration occidentale à des pays dont les spécifiés historiques, politiques, et culturelles, en empêchent la réception, forçant, alors, les bailleurs, à s’adapter aux contextes locaux. C’est, notamment, le cas au Vietnam. Si ce pays est l’un des bénéficiaires historiques les plus importants de l’aide internationale, qui a en conséquence une certaine dépendance financière envers ses bailleurs, le Vietnam s’illustre par son indépendance idéologique et politique, notamment dans la détermination de ses affaires intérieures. Désormais confronté aux défis de la bonne gouvernance, le pays ouvre une nouvelle page de ses relations avec ses créanciers, marquée par la difficulté pour ces derniers de soutenir des politiques publiques de gouvernance, tant le sujet demeure sensible. Haut de page

PLAN

1. Introduction

2. Le Vietnam et l’aide publique au développement : dépendance
financière vs. indépendance idéologique

2.1 L’aide publique au développement, catalyseur du développement économique du Vietnam

2.2 L’aide publique au développement et le maintien d’une indépendance idéologique

2.3 L’aide publique au développement, phénomène en mutation au Vietnam 

3. La gouvernance dans les politiques publiques d’aide au développement au Vietnam : un positionnement difficile

3.1 Le volontarisme du Vietnam en matière de gouvernance

3.2 Les contraintes de l’aide publique au développement au Vietnam en matière de gouvernance

3.3 Des réalisations en demi-teinte

4. Conclusion


TEXTE INTÉGRAL

1. Introduction

1Alors que le Vietnam cherche à consolider son ascension économique, son attractivité et sa compétitivité internationale, la question de la gouvernance a acquis une certaine urgence. En effet, les structures économiques et institutionnelles du pays sont susceptibles – dans une certaine mesure – de ralentir, sinon de contrarier, cette ascension. Aussi, la prise en compte de la dimension gouvernance au sein des politiques publiques portées par les bailleurs de fonds et acteurs de la coopération au développement (très implantés au Vietnam) n’est pas aisée, en raison de la sensibilité du sujet au regard du régime politique de l’État-Parti et de l’indépendance qu’entretient le Vietnam avec l’idéologie que ses dirigeants cherchent à diffuser. Les marges de manœuvre de l’aide au développement sont donc faibles en matière de gouverance.

2Le Vietnam présente en effet une trajectoire de développement singulière. Rattaché à l’ancien « bloc de l’est » pendant de nombreuses années, il a su tirer profit de l’ouverture internationale après le lancement de la politique de Renouveau pour se développer d’une manière qualifiée de « miraculeuse » par certains auteurs (Brocheux, 2011). Ce développement serait aussi à mettre au crédit d’un interventionnisme étatique intelligent en matière économique, bien que ce dernier repose sur des postulats idéologiques inspirés du marxisme-léninisme dont les stigmates et contradictions constituent aujourd’hui un certain frein à la poursuite de son processus de développement.

3Suite à trente années de guerre aux conséquences catastrophiques en matière d’isolement de son économie et de conditions de vie de sa population, le Vietnam a lancé, en 1986 sa politique de Đổi mới, (ou « Renouveau »). Cette politique, qui consistait dans un premier temps à admettre l’existence marginale d’un secteur privé et de flux d’investissements directs étrangers (IDE), s’est finalement traduite par une ouverture commerciale et économique internationale sans précédent. Elle a été tout à la fois le moteur et le vecteur d’intégration commerciale internationale du Vietnam. Cette intégration commerciale a d’abord été d’abord – avec l’adhésion en 1995 à l’ASEAN – puis mondiale, avec l’adhésion en 2007 à l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Elle a permis au pays de connaître un développement économique fulgurant au cours des décennies 1990 et 2000, ce qui l’a profondément transformé. En effet, durant les vingt-cinq dernières années, le pays a connu un taux de croissance moyen d’environ 7% par an permettant au produit intérieur brut (PIB) d’être multiplié par quatre. Cette croissance s’est accompagnée d’une industrialisation massive, la part du secteur industriel dans la production passant de 25,2% en 1990 à 41,6% en 2010. Au cours de la même période, le PIB par habitant a été multiplié par neuf pour atteindre 1596 USD en 2012, contre 189 USD en 1993, tandis que le taux de pauvreté est passé de 37,4% de la population en 1998 à 7,8 % en 2013. La part du secteur privé vietnamien dans le PIB a considérablement augmenté ces dernières années : en dix ans, elle est passée de 40% à 60%. La croissance économique est largement fondée sur les IDE (12,4 milliards de USD en 2014 soit 4,4% du PIB en 2014 en décaissements), en particulier dans le secteur manufacturier. La croissance est par ailleurs tirée par les exportations (+13,6% en 2014), avec près de 150 milliards de USD. Les IDE sont également un facteur de dépendance, comme en témoigne l’importance de la société coréenne SAMSUNG dans la balance commerciale Vietnamienne (plus de 20 milliards de USD d’exportations, soit 13% des exportations en 2014). Ce développement économique a permis aux 90 millions d’habitants du Vietnam d’augmenter sensiblement leur niveau de vie. Le pays a accédé en 2010 au statut de Pays à revenu intermédiaire de la tranche intérieure (PRITI). Le Vietnam a également atteint la quasi-totalité des objectifs du millénaire pour le développement (OMD) avant 2015, à l’exception de l’objectif 6 (combattre le VIH/SIDA).

4Pour autant, ce développement fulgurant n’empêche pas le Vietnam d’être toujours confronté à d’importants défis, qui constituent autant de menaces sur sa croissance potentielle et structurelle (Banque mondiale, 2010 ; 2016). En effet, depuis 2008, le pays est confronté à un ralentissement de sa croissance. Des politiques budgétaires et monétaires trop souples ont conduit à une surchauffe : les crédits représentaient 135% du PIB en 2010, tandis que l’inflation atteignait 23% en août 2011. Le « coup de frein » décidé par les autorités vietnamiennes a porté ses fruits, avec une inflation réduite à 6,6% en 2013, mais au prix d’un net ralentissement de la croissance, passée à 5% en 2012 et qui devrait se situer entre 5,5% et 6% au cours des prochaines années. La dette publique vietnamienne s’élève à près de 65% du PIB en 2018 (le pourcentage maximal admis par l’Assemblée nationale depuis 2016).

  • 1 A rebours des préconisations du FMI, qui cherchait à imposer le modèle théorique des changes flexib (…)

5Bien que la comparaison entre le Vietnam et la Chine ne soit pas aisée, ces deux pays partagent un système étatique communiste (à Parti unique) qui tolère l’économie de marché et l’ouverture économique internationale (Gillepsie, 2005). Ces pays ont adopté un modèle hybride, mêlant communisme et capitalisme, une sorte de « léninisme de marché » (London, 2009), appelé au Vietnam « économie de marché à orientation socialiste » (kinh tế thị trường định hướng xã hội chủ nghĩa). Ce modèle a permis dans une certaine mesure l’essor économique au Vietnam, en partant du postulat – défendable – que l’intervention économique de l’ État était nécessaire au développement et seule garante d’une politique de développement équilibrée entre des provinces disparates. L’expérience du Vietnam suggère que ce parti-pris s’est justifié : la planification économique et l’intervention de État, ainsi que l’utilisation du secteur public comme pivot du développement a eu des répercussions positives sur le décollage économique, avec les effets combinés de l’ouverture internationale (Cling et al., 2013). Ce modèle se résume sous les vocables de capitalisme d’État ou d’État développementaliste. En outre, la politique de redistribution et de péréquation entre provinces a permis à ce développement économique d’être inclusif en bénéficiant aux provinces les moins intégrées au processus d’ouverture. Enfin, la maîtrise des grandes variables macroéconomiques par l’État vietnamien au cours de la période qui a suivi le Đổi mới a aussi favorisé son développement économique (taux de change fixe1, politique d’export).

6Pour autant, si la tendance « socialiste » de l’économie vietnamienne a pu avoir des conséquences bénéfiques, elle laisse également un impact profond sur les structures de l’économie du pays, qui reflètent ce parti-pris idéologique. Cette contradiction entre ouverture économique au capitalisme et volonté de maintenir les fondements idéologiques du régime pose des problèmes de gouvernance car elle se traduit par des rigidités structurelles qui se révèlent, a fortiori, au moment où la croissance se ralentit. Par exemple, si le Đổi mới a permis l’émergence d’un secteur privé dynamique au Vietnam, l’économie est encore très marquée par le secteur public qui est prépondérant dans tous les secteurs stratégiques et non stratégiques de l’économie (énergie, industrie, banques). Alors qu’elles représentent 40% du PIB, ces sociétés sont souvent inefficaces du fait de leur mode de gestion peu favorable aux incitations permises dans le secteur privé (Banque mondiale, 2015 ; 2016 ; 2017). Si la présence de l’État dans des sociétés se justifie lorsqu’il s’agit de l’intérêt général (fourniture d’un service public, absence de rentabilité, intérêt supérieur national), son intervention dans l’économie dépasse de fait souvent cette logique : d’autres motivations de l’intervention étatique sont notamment le renforcement du régime communiste ou encore que le maintien de certains intérêts particuliers (la corruption est, dans les entreprises publiques, largement répandue). L’inefficience de ces sociétés publiques s’illustre, par exemple, au travers des conséquences dommageables d’investissements hasardeux réalisés dans les années 2000 (par les banques publiques ou autres secteurs dans lesquels l’État est un acteur majeur : travaux publics, agriculture, transports), en témoigne leur forte affectation par la crise économique et financière de 2008 et la lenteur des politiques visant à en juguler les effets. La prépondérance du secteur public génère un important effet d’éviction sur le secteur privé (y compris sur le marché du crédit), alors qu’il porte le développement économique et génère les incitations nécessaires, là où le secteur public, lorsqu’il monopolise et capte l’ensemble des segments de marché, détruit ces incitations (concurrence, productivité, efficacité, sélection par le marché, allocation optimale des ressources). Pour toutes ces raisons, l’OMC, qui a accepté l’adhésion du Vietnam en 2007, lui a refusé le statut d’économie de marché. Les stigmates d’une économie planifiée peuvent, de par les problèmes de gouvernance qu’ils engendrent, menacer la poursuite du développement économique du Vietnam, raison pour laquelle les politiques publiques d’aide au développement s’en saisissent aujourd’hui.

2. Le Vietnam et l’aide publique au développement : dépendance
financière vs. indépendance idéologique

7Le Vietnam a été l’un des plus gros bénéficiaires des flux d’aide au développement dans le monde post-Consensus de Washington, la communauté internationale ayant eu à cœur d’y intervenir pour aider le pays à sortir de l’impasse socioéconomique dans laquelle il se trouvait à la fin des années 1980. Cette aide, combinée aux évolutions de la politique économique et sociale du pays, a été source du décollage économique (1.1). Le Vietnam a rapidement développé une dépendance financière envers ses bailleurs, bien que, fait rare, cette dépendance financière n’ait pas entrainé de dépendance idéologique (1.2). Aujourd’hui, suite aux évolutions du pays et de ses besoins, l’aide publique au développement au Vietnam trouve des résonnances nouvelles (1.3).

2.1 L’aide publique au développement, catalyseur du développement économique du Vietnam

  • 2 En 2011, le total de l’aide au développement (prêts et dons) fournis par la Banque mondiale au Viet (…)
  • 3 Le plan de développement établi en 1994 par la Banque mondiale au Vietnam a fait une priorité du fi (…)

8L’aide publique au développement, combiné à des politiques publiques intelligentes, a permis au Vietnam d’amorcer un processus de développement sans précédent. La reconstruction du Vietnam a été largement portée par les flux financiers issus de l’aide publique au développement, associés à des actions de renforcement de capacités (Banque mondiale, 2017). En effet, lors de la réintégration du Vietnam dans la communauté internationale au début des années 90, les bailleurs bilatéraux et multilatéraux (notamment la Banque Mondiale) se sont implantés au Vietnam de façon durable. Le Vietnam a rapidement développé une dépendance financière envers ces bailleurs, notamment le Japon et les États-Unis2. Les flux d’aide publique au développement ont considérablement façonné le Vietnam d’aujourd’hui. La Banque Mondiale a notamment été un moteur de développement, tant au niveau de la création d’un cadre propice à l’activité économique3 (infrastructures, transports) qu’au niveau de la satisfaction des OMD, pour laquelle le Vietnam fait figure de modèle (Banque mondiale, 2013 ; 2014). L’aide publique au développement, a par ailleurs été le vecteur de diffusion de standards économiques et institutionnels par la production de connaissance, et ce dès 1994, pour faciliter le passage du Vietnam d’une économie centralisée, autarcique, et étouffée par l’isolement, à une économie capitaliste de marché. Aujourd’hui, les bailleurs (au rang desquels on trouve toujours la Banque Mondiale) cherchent, comme nous tentons de le démontrer tout au long du présent article, à corriger les effets pervers des rigidités structurelles qui persistent dans l’économie et les institutions (entreprises publiques, banques). Des outils financiers ont été spécialement créés afin de faciliter les réformes structurelles.

9Contrairement à d’autres pays ayant connu des cycles de développement analogues, le Vietnam reste dépendant de l’aide jusqu’à aujourd’hui (Banque mondiale, 2017). La place prépondérante qu’occupe l’aide publique au développement dans le processus de développement s’illustre par la dépendance financière qu’entretien le Vietnam envers elle (c’est, selon l’OCDE, le 4ème bénéficiaire mondial de l’aide publique au développement avec 2308 millions de dollars américains reçus en 2017). Or, cette dépendance, loin de s’estomper à mesure que le pays confirme son décollage économique, s’est maintenue : le Vietnam n’a pas, dans l’intervalle, procédé aux réformes économiques induites par les besoins de son développement ; il n’a pas permis à un secteur bancaire solide et indépendant de s’établir et à d’autres canaux de financement de l’économie de prospérer. L’innocuité du système bancaire (dominé par les entreprises publiques) et financier vietnamien fait obstacle à une sortie de l’aide au développement à moyen-terme – qui demeure la source principale de financement du développement avec les IDE – alors que le moteur du développement devrait être le secteur privé. Cette forte dépendance financière envers l’étranger n’est pas une stratégie durable de développement qui devrait davantage se baser sur des facteurs internes. Cela étant, la dépendance financière qu’entretient le Vietnam envers ses bailleurs ne s’est pas traduite par un basculement idéologique.

2.2 L’aide publique au développement et le maintien d’une indépendance idéologique

  • 4 Le ministère du Plan et de l’investissement déclarait alors « On n’achète pas des réformes avec de (…)
  • 5 Rappelons que le décollage économique du Japon n’a été rendu possible que par un modèle économique (…)

10Les dérives normatives des institutions de Bretton Woods qui cherchent à imposer le modèle néolibéral du Consensus de Washington en subordonnant l’octroi de leurs concours à des réformes structurelles drastiques symbolisées par le concept de « plans d’ajustement structurels » ont souvent été soulignées. Même si le Concensus de Washington a été depuis remis en cause (Cling et al, 2011) et l’intervention de l’État réhabilitée, il n’en demeure pas moins que la Banque Mondiale poursuit une politique d’inspiration libérale qui présente une incompatibilité idéologique naturelle avec le modèle vietnamien d’économie de marché à « orientation socialiste ». Pour autant, comme le souligne la Banque Mondiale elle-même, le partenariat stratégique qu’elle entretient avec le Vietnam est l’un des plus fructueux, l’institution ayant, en quelque sorte, cédé devant l’inflexibilité du gouvernement vietnamien sur le maintien d’une coloration « socialiste » au sein de son économie (Banque mondiale, 2013 ; 2014). Dès 1997, le gouvernement vietnamien refuse que la Banque Mondiale conditionne l’octroi de ses concours financiers à des réformes structurelles comme la réforme du secteur public, du secteur bancaire, ou du commerce4. Le Vietnam entend alors très tôt rappeler sa souveraineté à ses bailleurs, les forçant à reconnaître que l’acceptation des réformes par le pays bénéficiaire est une condition de réussite des politiques publiques financées. L’inflexibilité du Vietnam qui suit son propre chemin de développement (en s’inspirant davantage des modèles de réussite asiatiques comme le Japon5 ou la Corée que du dogme libéral du Consensus de Washington), a fait plier la Banque Mondiale dont l’approche ne peut être dogmatique mais basée sur une négociation avec le pragmatique gouvernement vietnamien. Par conséquent, l’observation des modalités d’intervention de la Banque Mondiale au Vietnam démontre que celles-ci diffèrent significativement des politiques menées par exemple en Afrique, dans la mesure où la doxa libérale n’y trouve pas d’écho (Moyo, 2009). Contrairement aux États d’Afrique aux gouvernements fragiles susceptibles de se voir imposer une doctrine libérale, le gouvernement vietnamien, caractérisé par sa stabilité, son autorité et son enracinement social, a été en mesure d’imposer ses vues face au géant multilatéral (Moyo, 2009). De plus, hier comme aujourd’hui, le volume d’aide au Vietnam est assez important pour que la Banque Mondiale hésite à s’attirer son opprobre, ce qui la pousse à infléchir ses positions.

11La Banque Mondiale a, d’ailleurs, implicitement reconnu, à travers l’exemple du Vietnam qu’elle érige au rang de modèle, que l’intervention de l’État dans l’économie n’a pas que des désavantages, notamment en matière de redistribution ; en témoigne la faiblesse des inégalités au Vietnam. Elle a également admis que la réforme des entreprises publiques peut maintenir en l’état les entreprises dont l’action est bénéficiaire à l’économie (Cling et al., 2013).

12Cette indépendance idéologique qu’entretien le Vietnam – alors même qu’il est fortement dépendant des bailleurs – démontre le primat accordé aux considérations de souveraineté et d’idéologie, ce qui peut s’expliquer par le passé de pays colonisé, puis de pays ravagé par la guerre. Le rapport de force a été résolu au bénéfice du Vietnam qui a su, par son État fort, rappeler aux bailleurs que malgré le bienfondé des politiques qu’ils portent, celles-ci doivent être concertées et négociées et non imposées par le haut, ce qui reviendrait à restaurer une forme de colonisation des esprits. Au contraire, le Vietnam promeut une méthode fondée sur le pragmatisme et la souveraineté, associés à des changements négociés, de nature incrémentale (Leroy, 1998 ; Brocheux, 2011 ; Crouzatier, 2014). On peut alors parler, au-delà d’un modèle vietnamien (qui existe indéniablement), d’une méthode vietnamienne qui elle tend à s’autonomiser par rapport aux relations qu’entretiennent beaucoup de pays avec les bailleurs de fonds.

2.3 L’aide publique au développement, phénomène en mutation au Vietnam 

13Aujourd’hui, l’aide publique au développement est un phénomène en pleine mutation, dans le monde et au Vietnam. On observe, d’abord, un contexte de raréfaction générale de l’aide en raison de la baisse des crédits alloués au développement dans les budgets des États industrialisés, pourvoyeurs historiques d’aide. De plus, le constant développement économique qui permet au Vietnam d’accéder en 2010 au rang de pays à revenu intermédiaire a des incidences sur sa capacité à bénéficier des prêts au développement et de subventions. L’International Development Association, organe de la Banque Mondiale, se désengage progressivement du Vietnam. D’autres bailleurs de fonds, comme la coopération britannique, ont déjà quitté le pays tandis que certains prêtent à des taux qui reflètent davantage le niveau de développement du Vietnam (comme la France), c’est-à-dire à des taux moins bonifiés. Dans le cadre de ce renchérissement du cout des capitaux et de la raréfaction des ressources, la notion d’aide publique au développement et sa traduction au Vietnam se sont modifiées. Désormais, on assiste à un repositionnement stratégique de l’aide dans plusieurs de ses aspects.

14En premier lieu, la raréfaction des ressources de l’aide publique au développement a conduit, depuis quelques années les bailleurs à concentrer leurs moyens à des cadres d’intervention stratégiques qui se limitent à des domaines d’intervention circonscrits et en nombre limité. A cet égard, l’Union européenne a décidé de consacrer les 400 millions d’euros de la période 2014-2020 de subventions alloués au Vietnam au titre d’EUROPAID à la protection de l’environnement et la lutte contre le changement climatique ainsi qu’à la promotion de la gouvernance. L’Agence française de développement se concentre sur la lutte contre le changement climatique et la modernisation du secteur productif, afin de le mettre en adéquation avec les besoins de l’économie. La Banque mondiale, dans son plan stratégique 2011-2020, a décidé de promouvoir une croissance plus qualitative et inclusive (productivité, adaptabilité au changement climatique, développement humain, gouvernance et réforme des processus administratifs et des institutions, éducation et capital humain). Cette évolution va de pair avec la recherche d’une meilleure coordination des bailleurs dans les domaines d’intervention afin de bénéficier d’effet de synergie. On note d’ailleurs que les cadres d’intervention stratégiques des bailleurs pour le Vietnam convergent autour de l’idée d’une croissance verte et inclusive, plus qualitative et d’une refonte des cadres institutionnels afin de permettre au développement économique et humain de prospérer. Cette tendance est naturelle après deux décennies de croissance soutenue qui s’est accompagnée d’un accroissement des déséquilibres tout en révélant les faiblesses structurelles de l’économie (gouvernance).

15En second lieu, l’augmentation de l’endettement du Vietnam et l’atteinte de la limite règlementaire du ratio dette/PIB à 65% en 2018 a conduit les bailleurs à diversifier leur offre d’outils de financement. L’endettement excessif du Vietnam engendre également un repositionnement du Vietnam lui-même, qui a adopté un cadre juridique pour la gestion de la dette publique (Public Debt Management Law, 2018). Le pays révise également – au moment de la rédaction de cet article – le décret fixant le cadre juridique de l’aide publique au développement pour favoriser le transfert des prêts souverains accordés aux États au bénéficiaire final (par un mécanisme de rétrocession) et, ce, pour ne pas obérer l’endettement public et le budget de l’État. A cet égard, s’est ouverte entre certains bailleurs de fonds (dont l’Agence française de développement) et le gouvernement vietnamien une réflexion sur le développement des prêts concessionnels non-souverains, c’est-à-dire des prêts à des entités publiques distinctes de l’État vietnamien (comme des collectivités locales, des entreprises publiques ou des entreprises privées délégataires d’une mission de service public) sans garantie de l’État. Ce mécanisme permet aux concours financiers de ne pas rentrer dans le cadre de l’endettement national et de ne pas obérer les ratios, d’autant plus que l’État ne consent aucune garantie. Il permet, en outre, aux bailleurs de fonds de traiter directement avec les bénéficiaires finaux plutôt que de passer par l’intermédiaire de l’État, ce qui rend à la fois la prospection, l’instruction, et la détermination des besoins en financement / expertise plus directe et, donc, plus aisée. Cette approche ouvre une nouvelle page de l’histoire de l’aide publique au développement au Vietnam, et va dans le sens d’une aide publique de plus en plus décentralisée et « market-driven ».

16Cette évolution progressive vers le non-souverain démontre également les mutations dans la place occupée par l’aide dans ses relations avec l’État vietnamien. En effet, l’aide cherche à changer de nature, à être davantage un « partenaire stratégique » plutôt qu’un organe directif. Comme cela a été souligné à propos de la Banque mondiale, le Vietnam a toujours gardé une forte maîtrise des politiques publiques, même celles financées par les flux d’aide étrangère. Pour autant, cette logique partenariale doit tendre à se développer encore davantage, l’aide au développement agissant main dans la main avec les autorités vietnamiennes, notamment en amont, dans la phase de détermination des besoins. L’élaboration des cadres d’intervention ne doit pas être le fruit d’une discussion purement interne aux bailleurs mais être coordonnée par les autorités du pays. Cette approche « bottom-up » permet ainsi de favoriser l’efficacité de l’aide et de renforcer sa légitimité.

17Enfin, l’aide publique au développement doit chercher, dans la mesure du possible, à diminuer ses flux financiers (du moins les plus bonifiés, comme les subventions) ou les orienter vers des actions de renforcement de capacités. De même, dans une optique de transition et de « fin de l’aide », elle devra porter une particulière attention sur le secteur bancaire et financier afin de donner à ce dernier les moyens d’assurer seul le financement de l’économie vietnamienne.

3. La gouvernance dans les politiques publiques d’aide au développement au Vietnam : un positionnement difficile

18Les parties qui précèdent ont été l’occasion de démontrer que l’ouverture économique du Vietnam n’a pu empêcher voire, a révélé, des dysfonctionnements structurels persistants, reflets d’une mauvaise gouvernance. Au niveau institutionnel et juridique, l’État de droit n’est pas achevé, les droits et libertés fondamentales ne sont pas totalement respectés (Crouzatier, 2014 Bony-Cisternes, 2019). En effet, l’ouverture économique ne s’est pas accompagnée d’une ouverture démocratique caractérisée par un assouplissement de l’exercice autoritaire du pouvoir associé au maintien d’un modèle État-Parti, comme cela a pu être décris ailleurs par les modèles de développement économique. Pour autant, si le Vietnam reste hermétique à toute remise en question de l’organisation de l’État, il fait preuve d’un volontarisme et d’une ouverture en matière de réformes de gouvernance, car il est conscient des rigidités structurelles (2.1). Face à ce volontarisme, l’aide publique au développement tente de se tailler une place, même si son cadre d’action demeure contraint (2.2).

3.1 Le volontarisme du Vietnam en matière de gouvernance

19Le Vietnam s’illustre, depuis la politique de Renouveau, par un certain pragmatisme. Il se caractérise par l’acceptation des réformes de fond et de la remise en cause partielle des postulats idéologiques issus des principes de l’économie socialiste planifiée, dans la mesure où ces inflexions sont profitables au développement économique au Vietnam et ne remettent pas totalement en cause le modèle d’État à parti unique (Gillepsie, 2005 ; Bui, 2014 ; 2015).

20Le pays est d’ailleurs assez transparent au sujet de sa gouvernance, actuellement au centre de l’attention du gouvernement en raison notamment des engagements commerciaux internationaux souscrits par le Vietnam : par exemple, l’ex-Traité de Partenariat Transpacifique ou encore l’Accord de libre-échange Vietnam-Union européenne, au sein desquels le Vietnam s’est engagé à des réformes de fond (secteur bancaire, secteur public, droit du travail, ratification des conventions internationales, libéralisation de certains secteurs de l’économie jusqu’alors régulés. Pham, 2010 ; 2015).

21Ainsi, les représentants du gouvernement se sont publiquement engagés lors de sommets réguliers comme le Vietnam Development Performance Forum (organisé annuellement entre le gouvernement et les bailleurs de fonds), à entamer ou poursuivre des chantiers emblématiques de la gouvernance, à savoir : la poursuite de la modernisation de l’économie publique (déficit budgétaire à contenir, privatisations des entreprises publiques selon une logique espérée de rentabilité, promotion de règles de fonctionnement du marché reflétant les postulats de l’économie de marché, épanouissement du secteur privé, amélioration de l’environnement des entreprises) ; la création d’un marché financier avec des institutions capables de le réguler ; le renforcement du secteur bancaire afin de répondre aux besoins de financement de l’économie ; la conduite des réformes à la fois économiques (éducation) et juridiques (libéralisations de certains secteurs) pour tirer le meilleur profit de l’intégration commerciale internationale voulue et symbolisée par la ratification de nombreux accords de libre-échange ; l’intégration des Objectifs de Développement Durable (ODD) dans les politiques publiques, et, enfin ; l’amélioration de l’État de droit, même s’il doit s’agir d’un processus de long terme (Banque mondiale, 2016).

22Il est intéressant de noter que les réformes actuellement lancées par le Vietnam semblent provenir davantage des engagements extérieurs (au sein des accords commerciaux, notamment) que des pressions des bailleurs de fonds ou de la société civile (Pham, 2010 ; 2015). Cette méthode semble porter ses fruits dans la mesure où le pragmatisme économique découle des engagements juridiques. Surtout, elle permet d’utiliser l’argument de la contrainte extérieure (les accords de libre-échange) pour légitimer des réformes sensibles et controversées à l’intérieur. La politique économique du gouvernement vietnamien est marquée depuis de longues années par un pragmatisme économique qui constitue le moteur des réformes. La réforme du secteur public et des entreprises d’État par exemple, n’échappe pas à cette règle : si les bailleurs de fonds œuvrent depuis longtemps en ce sens, ce n’est que récemment que le gouvernement s’est véritablement saisi de cette problématique car la réforme du secteur public est une condition d’adhésion aux accords commerciaux internationaux auxquels le Vietnam entend être partie. L’appel d’air créé par la perspective d’un renforcement de l’ouverture commerciale internationale dans un contexte de ralentissement économique, l’a emporté sur les réticences gouvernementales. Les réformes apparaissent donc dans ce cas imposées de l’extérieur, ce qui constitue également un motif de justification politique au sein de l’échiquier politique vietnamien, dans la mesure où ce sujet est controversé (Bui T-H, 2015).

23En outre, la Constitution de 2013 témoigne de cette volonté combinée d’améliorer la gouvernance et l’État de droit, même si sa traduction pratique est plus délicate. Cela n’altère cependant pas un volontarisme qu’il faut saluer, dans la mesure où les intentions sont fortes. Le Vietnam s’est en effet engagé, lors de la réforme de la Constitution, dans la voie d’une profonde refonte de sa législation orientée autour de 3 axes : assurer plus efficacement le respect des droits humains ;
 se doter d’une réglementation économique respectant les engagements pris au sein de l’OMC ou à prendre lorsque seront conclus des accords de libre-échange ;
 permettre le développement d’un État de droit, en renforçant notamment la séparation des pouvoirs (Bui, 2014 ; 2015).

3.2 Les contraintes de l’aide publique au développement au Vietnam en matière de gouvernance

24L’aide reste importante pour le Vietnam tant d’un point de vue financier que technique. Si le Vietnam est volontariste, il ne dispose pas les moyens de réformer seul ses institutions et son économie. L’aide au développement agit (ou tente d’agir) de plusieurs manières. Elle est, tantôt l’instigatrice des réformes, guidant le Vietnam vers une meilleure gouvernance, tantôt l’accompagnatrice des réformes décidées par le Vietnam, en y apportant son concours financier ou technique. Il va sans dire que si ces deux rôles peuvent se combiner, l’action de l’aide publique trouve une plus grande portée lorsqu’elle est accompagnatrice de réformes décidées par le pays (même si cela est dicté par les engagements extérieurs). Outre l’indépendance idéologique du pays face à ses bailleurs, l’importance de l’ancrage national des réformes s’explique par la sensibilité des questions de gouvernance par rapport aux problématiques classiques de l’aide publique au développement (santé, éducation, infrastructures, agriculture). En effet, le champ de la gouvernance investit des domaines plus sensibles tels que la politique, le droit, l’organisation de l’État et des pouvoirs (notamment régaliens) ou encore l’idéologie. C’est particulièrement le cas au Vietnam en raison de ses caractéristiques et de son histoire.

25A cet égard, précisons d’emblée que la marge de manœuvre des politiques publiques portées par les pourvoyeurs d’aide au développement, si elle existe, butera sur les obstacles suivants : seules les réformes acceptées et négociées pourront être menées dans une logique partenariale,.Les réformes seront admises dans la mesure où elles n’emportent pas un bouleversement idéologique et institutionnel aboutissant à remettre en cause le modèle de l’État Vietnamien (et notamment le modèle à Parti unique).

26Or le Parti communiste vietnamien, seul organe véritablement aux commandes d’un État qui entretient, avec le politique, une confusion presque parfaite (Brocheux, 2011 ; Crouzatier 2014), demeure très méfiant envers l’arsenal de politiques publiques favorables à la gouvernance qui lui sont suggérées au travers de divers projets (qu’il s’agisse d’aides budgétaires, de subventions, ou d’assistance technique matérialisée par l’envoi d’experts internationaux permanents, logés au sein même des ministères) par ses créanciers. Jusqu’à aujourd’hui, le Parti communiste a apposé une fin de non-recevoir à tous les projets concernant de près ou de loin l’exercice des libertés individuelles et collectives, à l’image de la liberté de la presse, du pluralisme politique, du droit de grève ou de manifestation, ainsi que de la liberté syndicale. Les experts internationaux tentant, malgré tout d’effectuer des recherches sur l’état de la gouvernance démocratique aux côtés d’organismes non-gouvernementaux, sont étroitement surveillés par la police, alors que les expatriés jouissent, au Vietnam, d’une importante liberté.

27Outre les domaines liés à la gouvernance démocratique et à la démocratie participative qui n’ont pour l’instant pas droit de cité, les domaines moins sensibles de la gouvernance comme l’organisation administrative et territoriale (avec la problématique de la décentralisation), les pouvoirs des gouvernements locaux (Bui N-S, 2015 ; Benedikter, 2016 ; Bony-Cisternes, 2019), la réforme du secteur public ou de la fiscalité (Nguyen, 2016), demeurent des sujets de dialogue compliqués avec l’État-Parti. En effet, si le pragmatisme économique qui anime les gouvernants permet à ces sujets d’être a minima évoqués y compris au plus haut niveau, les projets soutenus par les bailleurs de fonds en la matière sont, souvent, des échecs. Les réformes structurelles les sous-tendant sont bien souvent trop importantes pour pouvoir espérer que de tels projets aboutissent. Ainsi, la temporalité des politiques publiques de gouvernance d’inspiration libérale et occidentale se heurte à celle, plus lente, et davantage incrémentale du Vietnam. Le Parti, enserré dans le tissu social, n’est pas – contrairement aux critiques largement répandues – monolithique (Brocheux, 2011) : il sait, à son rythme, et selon ses méthodes, s’adapter aux évolutions de la société de telle sorte que, pour éviter toute dissension susceptible d’entrainer un soulèvement populaire contre le régime, le Parti recherche, d’abord, le consensus, avant de mettre en œuvre les réformes, quitte à tester ces dernières avant de les confirmer ou de les infirmer. Ce fut, notamment, le cas, ces dernières années, dans le domaine de la gouvernance urbaine et territoriale, où, incitées par les révoltes paysannes, les collectivités locales ont fait pression sur l’État afin qu’il réglemente de façon plus juste les indemnisations pour expropriation, alors que les bailleurs de fonds faisaient, depuis plusieurs années déjà, pression sur le gouvernement au travers de projets identifiés pour que le cadre de la Loi foncière et du droit des expropriations soit réformé en profondeur (Hansen, 2013 ; Nguyen-Leroy, 2015).

28L’État-Parti vietnamien, contrairement à nombre de ses homologues africains, apparait rétif aux velléités normatives des bailleurs de fonds (Moyo, 2009). S’il est de manière générale très peu sensible aux injonctions des bailleurs quand elles le forcent à infléchir des dogmes fondamentaux de son organisation politique, le gouvernement sait pour autant se montrer pragmatique : ce faisant, il se réapproprie les préconisations des acteurs de l’aide en les orientant vers la satisfaction de ses objectifs propres. A cet égard, l’exemple fourni par l’adhésion aux accords commerciaux internationaux (accords de libre-échange) est très illustratif (Pham, 2010 ; 2015). Le Vietnam, membre de l’OMC, mais dont le statut d’économie de marché est toujours en cours d’examen, entend, aux côtés de la négociation multilatérale, intégrer les aires économiques régionales avec, au premier chef, l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est (ASEAN), mais également, en raison des liens commerciaux existant entre eux, l’Union européenne (au travers d’un accord de libre-échange) ainsi que l’aire Pacifique (avec le Traité de partenariat transpacifique (TPP), fragilisé par le retrait des États-Unis avec l’élection de Donald Trump). Les processus de négociation et d’adhésion à ces accords de libre-échange matérialisent l’influence politique des puissances occidentales qui entendent monnayer l’intégration du Vietnam et les bienfaits pouvant en résulter pour son économie contre des avancées sur les libertés et droits fondamentaux. Ainsi, les négociateurs du TPP conditionnaient l’entrée du Vietnam à des réformes structurelles en lien avec l’Organisation internationale du travail (OIT) : droits des travailleurs et liberté syndicale (possibilité de créer des syndicats en dehors des organisations satellites du Parti). Le Vietnam, désireux de rejoindre les intégrations régionales, a accédé à la demande des contreparties de libéraliser son droit syndical. Alors même que de nombreux pourvoyeurs d’aide avaient, jadis et sans succès, tenté de mettre en œuvre des projets dans ce secteur, en partenariat avec le Ministère du travail, des invalides et des affaires sociales vietnamien (MOLISA), l’existence d’un intérêt annexe (le commerce international et la perspective d’un enrichissement) du gouvernement l’a poussé à accepter des réformes qu’il rejetait jusqu’alors. Désormais, les bailleurs de fonds intervenant dans les domaines du droit social et syndical trouvent un écho attentif auprès du gouvernement qui, contraint de mettre en œuvre des réformes, accepte bien volontiers le concours financier et technique des organisations internationales.

29Le pragmatisme du gouvernement vietnamien témoigne d’un rapport à l’aide internationale qui s’est complexifié sous l’effet des mutations des objectifs des bailleurs qui ne cherchent plus seulement à promouvoir les OMD ou les ODD mais à reconfigurer leur action sur des thématiques plus politiques et institutionnelles. Le durcissement de la politique intérieure du Parti communiste vietnamien, entériné par la victoire au Congrès du Parti de février 2016 de la frange la plus conservatrice, confirme, s’il en est, l’existence d’un plafond de verre pour l’action des bailleurs de fonds dont certains. La Banque mondiale, par exemple, découragée par la difficulté de peser sur les réformes vietnamiennes mais dépendante du Vietnam qui représente un débouché substantiel de son activité, a d’ores et déjà remodelée leur portefeuille prévisionnel de projets pour l’orienter vers le secteur productif, en délaissant la gouvernance.

3.3 Des réalisations en demi-teinte

30Les actions concrètes et les projets menés par les bailleurs de fonds destinés à promouvoir une bonne gouvernance ne sont, en réalité, que le reflet des contraintes qui pèsent sur eux. Corrélativement, leurs chances de succès sont elles aussi contingentes. Ainsi, dans un premier temps, les bailleurs ont investi des champs « admis », c’est à dire que leur action s’est concentrée sur la création d’un cadre juridique propice aux affaires et vecteur de sécurité juridique. Par suite, ces chantiers ayant connu un relatif succès, ces derniers ont tenté, avec un succès cette fois plus contesté, de se saisir des problématiques relatives aux droits humains et à la société civile.

31Les négociations qui ont précédé l’adhésion du Vietnam à l’OMC avaient déjà en leur temps, été à l’origine de la formulation d’exigences importantes vis-à-vis du pays. Il lui a notamment été demandé de réformer en profondeur son système juridique afin que ce dernier soit mis en conformité avec les exigences minimales pour tout pays qui veut prétendre au statut d’économie de marché ou qui, à tout le moins, veut fonctionner comme tel et attirer les investisseurs. L’amélioration de l’environnement des affaires est devenue dès lors, une exigence du gouvernement vietnamien, exprimée dans une feuille de route du Politburo. Cette feuille de route a constitué la base d’intervention des bailleurs de fonds qui à cet égard, ont participé à l’assainissement du système juridique et à l’établissement d’un cadre basique puis de plus en plus élaboré pour encadrer et inciter l’activité économique, et, notamment, pour attirer les investissements en provenance de l’étranger. Le succès notable de la stratégie dévoilée dans la Résolution 48 et de l’action des bailleurs de fonds en matière de soutien aux réformes juridiques destinées à accueillir l’économie de marché mondialisée et les investissements étrangers provient de l’inscription de l’action des bailleurs dans le cadre fixé par le gouvernement qui avait, en la matière, permis une latitude assez importante et n’avait aucun tabou à ce que le système juridique soit le reflet de l’adoption des principes de marché.

32 En matière de défense de la société civile et des libertés, les choses vont moins de soi. Ce faisant, les programmes en matière de société civile ou de droits humains sont davantage l’apanage des organisations internationales comme le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) ou l’Union européenne. Ces organisations cherchent à soutenir l’État de droit au travers de plusieurs programmes, ainsi qu’à favoriser l’émergence et le renforcement de la société civile, concept, au Vietnam, fortement édulcoré car la société civile ne se conçoit – traditionnellement – que dans le giron du Parti, toutes les organisations sociales lui devant être affiliées sous peine d’être considérées comme nulles et non avenues. Depuis quelques années, la société civile a acquis une véritable reconnaissance dans le débat public, en témoigne le processus de réforme de la Constitution. Si elle apparaît comme une force vive – une sorte de troisième pouvoir – il reste encore des points d’achoppement : certains domaines semblent exclus à la société civile comme la défense des droits des travailleurs par le biais d’associations et de syndicats indépendants, apanage du Parti et, bien sur, les partis politiques ou la presse. Néanmoins, ces sujets étant plus polémiques, il n’existe pas une feuille de route aussi claire que la Résolution 48. L’action des bailleurs est à la fois moins coordonnée et plus sensible. De plus, contrairement à l’amélioration du climat des affaires, qui était un sujet ouvert, la protection des droits fondamentaux et l’émergence de la société civile sont des thématiques plus sensibles que les pouvoirs publics – s’ils ne les ignorent pas – souhaitent régler « en privé ». En la matière, les actions des bailleurs relèvent davantage d’une approche au cas par cas et largement concertée avec les pouvoirs publics. Ces questions touchent aux intérêts de la puissance publique et aux fondamentaux du modèle politique et leur traitement prend nécessairement plus de temps. Plus encore, contrairement à la question du droit des affaires pour laquelle le gouvernement s’est montré très à l’écoute des appuis extérieurs, il n’en va pas de même pour la question des droits fondamentaux et de la société civile. Ces questions sont régulièrement mises à l’agenda des négociations des accords de libre-échange. Elles ont constitué un fort point d’achoppement entre l’Union européenne et le Vietnam. Le gouvernement, peu favorable à l’introduction de clauses « libertés fondamentales » associées à des mécanismes de suspension, a fait savoir son mécontentement et la Commission européenne avait admis de fortement diluer la référence aux droits humains, même si le Parlement européen a farouchement milité dans un sens contraire.

4. Conclusion

33 En conclusion, si l’aide au développement a incontestablement entamé un mouvement de recomposition autour de la promotion de la bonne gouvernance, cette notion, parce qu’elle est sensible et imprécise, provoque un choc de cultures politiques, juridiques et sociales, caractérisées par des temporalités dissymétriques et des priorités différentes. La pérennité des politiques de gouvernance dans l’action des bailleurs de fonds passera nécessairement par l’adaptation de leurs dogmes aux spécificités politico-historiques du monde en développement, à rebours de la logique de reproduction des schémas occidentaux.

BIBLIOGRAPHIE

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NOTES

1 A rebours des préconisations du FMI, qui cherchait à imposer le modèle théorique des changes flexibles ; ce qui dénote de l’indépendance idéologique du Vietnam sur laquelle on reviendra par la suite.

2 En 2011, le total de l’aide au développement (prêts et dons) fournis par la Banque mondiale au Vietnam s’établissait à presque 14 milliards d’USD et concernait plus d’une centaine de projets.

3 Le plan de développement établi en 1994 par la Banque mondiale au Vietnam a fait une priorité du financement des infrastructures socio-économiques (transports, communications, énergie, développement urbain, irrigation, santé, éducation).

4 Le ministère du Plan et de l’investissement déclarait alors « On n’achète pas des réformes avec de l’argent, personne ne va bombarder le Vietnam pour le forcer à agir ».

5 Rappelons que le décollage économique du Japon n’a été rendu possible que par un modèle économique dominé par l’interventionnisme étatique et les conglomérats industriels pilotés par l’État (kereitsu) sous l’égide du MITSI qui est l’équivalent du ministère du Plan et de l’investissement vietnamien.Haut de page

POUR CITER CET ARTICLE
Référence électronique

Romain Bony-Cisternes, « Les mutations de l’aide publique au développement au Vietnam au travers du prisme de la gouvernance », International Development Policy | Revue internationale de politique de développement [En ligne], 11.1 | 2019, mis en ligne le 29 août 2019, consulté le 06 octobre 2019. URL : http://journals.openedition.org/poldev/3182 ; DOI : 10.4000/poldev.3182Haut de page

AUTEUR

Romain Bony-Cisternes

Romain Bony-Cisternes est docteur en droit public, agrégé d’économie-gestion et ancien élève de l’Ecole normale supérieure de Paris-Saclay. Il est chercheur associé au sein de l’Institut Léon Duguit de l’Université de Bordeaux et enseignant-chercheur contractuel en droit public à Aix-Marseille Université, France. Haut de page

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>> Faut-il poser des conditions au versement de l’aide publique au développement ?


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