Lettre ouverte aux journalistes et aux experts-consultants : LCI, BFM, CNEWS Des chaînes au service d’un camp, non de l’info !

     

 

Par Salah Guemriche


Je vous croyais « professionnels de la profession ». Avec la guerre en Ukraine, je vous découvre plus militants que journalistes. Vous vous moquez, à raison, de la télévision russe, mais à vous suivre, on se croirait sur le plateau d’une télévision ukrainienne.

D’un camp l’autre
Pour vous éviter de perdre votre temps à chercher d’où je parle, je vous le dis, tout net : je suis loin d’être poutinophile, et comment peut-on l’être quand on voit toute une humanité hagarde, désespérée sur les chemins de l’exil, et quand on fut soi-même, enfant, témoin et victime des mêmes crimes, commis, ceux-là, par le pays de Jean Moulin et des Aubrac ? Que les bombardements et les massacres de civils vous révulsent, figurez-vous que, d’où je viens, j’en suis encore plus révulsé que vous !
Ici, je tiens juste à vous rappeler le principe de déontologie que vous malmenez allègrement depuis deux mois.
En Ukraine, oui, il y a crimes de guerre. La dévastation des villes n’a aucune justification. Mais qu’est-ce que ce journalisme qui prend toute déclaration du gouvernement ukrainien pour parole d’Évangile, et qualifie toute information russe de propagande ? Même si la propagande est dans l’ADN du régime russe, ne pouvez-vous pas une seconde vous demander si le gouvernement ukrainien, à tel moment ou un autre, n’use pas lui aussi de propagande ? Or, et ce n’est pas à Didier François que je vais l’apprendre (lui que l’on a entendu dire, parlant du gouvernement ukrainien, que « cela fait partie des règles du jeu », le déni des pertes), cela tombe sous le sens : tout gouvernement en situation de guerre diffuse de l’infox, entre deux informations vraies, documentées. Que voulez-vous, moi, je reste hanté par la perfide vision de la fiole brandie par un certain Colin Powell…
Vous et vos intervenants, consultants ou chroniqueurs, vous vous êtes mis au service d’un camp, non au service de l’information. Alors, je vous le dis sans détour, et prenons date : le traitement médiatique de cette guerre sera un jour donné en exemple dans les écoles de journalisme pour ses manquements flagrants à la déontologie ! Des « professionnels de la profession » qui auront déserté les allées du journalisme pour s’engouffrer dans celles du parti pris, voire : de la prise à partie…

Le 9 mai, ah !… Ce fameux 9 mai !
À vos yeux, le 9 mai est une date indépassable, dans l’esprit de Poutine, tenu qu’il serait de fêter comme il se doit les 77 ans de la signature de la capitulation de l’Allemagne nazie. Et puisque nous y sommes bientôt, pensez justement à un certain 8 mai 1945, dans le 9.3 de l’époque, le Constantinois. Sétif, Kherrata et Guelma : entre 10 000 et 30 000, selon les historiens. Guelma, ma ville, où des fours à chaux furent utilisés pour brûler et faire disparaître des centaines de cadavres, à la veille de l’arrivée de la commission d’enquête, laquelle fut trop tôt rappelée à Paris par le Général !… Ce qui fera écrire à Mahmoud-Marcel Reggui, qui perdit une sœur et deux frères, homme peu suspect de nationalisme, converti au catholicisme, ami de la revue Esprit : « Les événements de Guelma ont signé la mort de l’assimilation, dont nous sommes un dernier témoignage, et ont signifié à la colonisation qu’elle était déchue de toute autorité morale pour se maintenir, autrement que par la force » (Les Massacres de Guelma, p.133, La Découverte 2006).

« Déchus de toute autorité morale », voilà qui est bien dit !

Sur toutes les chaînes, on vous aura entendus, chroniqueurs et consultants (anciens officiers et même un ancien agent du KGB : cocasse ! aurais-je ajouté, si la situation n’avait pas été tragique !), on vous a entendus, oui, assimiler l’Occident aux « nations civilisées », le reste du monde, la Russie en tête évidemment, n’en faisant pas partie, pardi ! Piètre civilisation européenne, qui commença par anéantir les populations natives du prétendu « Nouveau monde », avant de dévaster l’Afrique, l’Asie et le Moyen-Orient ! Au fait, dites-moi, la Shoah, ce crime des crimes contre l’humanité ; l’anéantissement de Nagasaki et Hiroshima ; les massacres dits « de Sétif », sont-ce les Russes, les Chinois, les Africains ou des Arabes qui en furent les auteurs ?
S. G.


(*) Essayiste et romancier algérien. Parmi ses ouvrages : Algérie 2019, La Reconquête – les six premiers mois du Hirak, textes et photos (Orients-Editions, 2019) ; Alger-la-Blanche. Biographies d’une ville (Perrin, 2012) ; Abd er-Rahman contre Charles Martel (Perrin, 2011) ; Dictionnaire des mots français d’origine arabe (Seuil, 2007) ; Un été sans juillet – Algérie 1962 (Le Cherche-Midi, 2004) ; L’Homme de la première phrase (Rivages / Noir, 2000).


 

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