LIVRES / HARRAGA D’AUJOURD’HUI, HARGA D’HIER… MAIS TOUJOURS L’«AILLEURS»

12.03.2020

par Belkacem Ahcene-Djaballah

Livres

LES FLEUVES IMPASSIBLES. Roman de Akram El Kébir. Apic Editions, Alger, 2019, 196 pages, 700 dinars

Un alcoolique, un dégénéré, un qui est de la «jaquette flottante», un peureux comme pas deux, un chanteur raté, un qui est déjà clando avant d’avoir atteint l’Espagne… sans oublier un «niqué de la tête» (celui qui eu l’ingénieuse idée de faire le voyage)… et deux nouveaux «imposés» en dernière minute… «trop bagarreurs sur les bords et qui ne renâclent pas à l’idée d’envoyer quelqu’un à l’hôpital qu’ils ont payé grassement en retour»…

Programme : El Harga…

Raison(s): l’ennui, fuir les «insolations estivales et les crèves hivernales», le désespoir, le chômage… Besoin de découvrir une herbe verte… et, surtout «essayer de vivre»… un peu de tout, de tout un peu.

Destination : Espagne… pays le plus proche d’Oran… et ailleurs par la suite… si tout se passe bien.

Moyen : non un frêle esquif, mais une embarcation solide… un véritable bateau avec un véritable équipage.

Mode opératoire : la prise en otage et son détournement d’un bateau-taxi (Oran-Ain El Turk) à partir du port d’embarquement, en l’occurrence Oran.

L’opération réussit… au départ… avec, cependant, un couac : les deux «imposés», bien décidés à réussir ce qui ressemble beaucoup plus à une fuite qu’à une harga, se mettent à utiliser la manière «forte», alors que tout se passait tranquillement. Ce qui déplaît (ou dérange) fortement nos jeunes haraga assez courtois et pacifiques… aussi bien avec les membres de l’équipage qu’avec les passagers.

Car, il y avait des passagers. Là aussi, de tout un peu, un peu de tout : des hommes (des trentenaires en «tournée») et des femmes (en hijab austère ou non), des étudiantes portant le voile fleuri et des jeunes femmes cheveux au vent, des maris et des épouses, des barbus et en kamis et des imberbes… Un autre pan de la société oranaise (ou algérienne).

Deux pans, deux mondes qui, par hasard, se croisent, non sur la terre ferme, là où ils habitent depuis des décennies, mais sur un bateau … «piraté». Des destins, heureux ou malheureux, qui, au fil du temps et de la traversée, se rencontrent, échangent des regards (complices ou hostiles), parfois des propos assez vifs sur la harga, sur la société, sur la religion… Les passagers (dont les membres, tous italiens, de l’équipage, ainsi que deux membres de la marine nationale pris en otages en cours de route) vont alors découvrir les «autres» et, surtout se découvrir…

L’opération «harga» va échouer mais la fin, un 22 février 2019, va voir d’autres histoires, plus tendres, plus humaines, commencer. Toutes nées sur une bateau-taxi détourné.

L’Auteur : Né à Oran (1984), journaliste, déjà auteur de plusieurs romans, toujours aux éditions Apic : «Vivement septembre» (2016) et «Au secours Morphée !» (2018), les deux présentés dans Médiatic

Extraits : «La harga est une expression qui, aujourd’hui, a beaucoup perdu de son sens. Originellement, les tout premiers harraga étaient ceux qui allaient en Europe par voie légale, et à peine avoir franchi la Paf de l’aéroport, s’empressaient de brûler leurs passeports verts, pour signifier qu’ils ne reviendraient plus jamais en Algérie. Ce phénomène est apparu dans les années 1990, quand le pays était à feu et à sang. D’ailleurs, il n’est pas besoin de sortir de Saint-Cyr pour comprendre que harrag signifie brûleur ! Vous avez déjà vu quelqu’un brûler la mer, vous ?» (p 87), «Le vrai danger pour la société émane de ce pouvoir grabataire qui ne veut pas lâcher prise, de ces messieurs, imbus de leur personne, qui tiennent les rênes du pays, au point d’en faire désespérer sa jeunesse» (p 179).

Avis : Bien sûr, il y a une histoire de «harga», mais, en fait, il y a surtout l’histoire d’un pan important de la société oranaise : celui des jeunes… qui ne vivent pas mais vivotent, qui existent mais s’ennuient… C’est aussi Oran by night… Oran jeunesse démunie… jeunesse désespérée… un autre monde… Un ouvrage très bien écrit (avec une certaine «préciosité» grammaticale que les puristes du français apprécieront), une histoire très bien emmenée (avec une fin, me semble-t-il «tirée par les cheveux»)… un livre qui pourrait connaître un sort… très enviable, pour peu que l’éditeur sache le promouvoir.

Citations : «Les harragas placent tellement leur vie sur un piédestal qu’ils sont capables de mourir rien que dans l’espoir de vivre» (p 22) «Rien que le fait d’entreprendre cette aventure et de la mener à bien -et bousculer par là même l’ordre établi des choses-, est un eldorado en soi» (p 22), «Parfois, la vie regorge tellement de coïncidences farfelues qu’on est sur le point de croire que notre existence, finalement, n’en est pas une» (p 92), «Un homme heureux est un homme qui aime la vie, or la vie ne dure pas, d’où son malheur !» (p 154)

ELIAS. Roman de Ahmed Benzelikha. Casbah Editions, Alger, 2019, 87 pages, 500 dinars

Elias ? Ou Lyès dans notre dardja… Il y a des prénoms, parfois choisis au hasard ou parce que ça sonne bien, qui sont lourds ou légers à porter. D’autres vous «prédestinent» à on ne sait quelle (mé-) aventure… Ainsi, celui-ci est proche… d’Ulysse.

Voilà donc notre homme qui décide… de partir, sans hésitation et sans retour, avant qu’il ne soit trop tard, avant que ce sentiment ne se double de la réalité, indiscutable, elle, de la maladie ou de la vieillesse. Laissant derrière lui, sa femme, son ex-femme, des enfants (heureusement adultes)… et une ville «sans devenir». Il n’avait pas d’amis à quitter. Il voulait «jouer son dernier hymne à la vie». La quête d’un autre monde… Etre soi. Exister, enfin ! Car, «à quoi bon se mentir ? Il devait partir, il ne laissait rien, et s’il restait, il ne serait rien»

Mais aller où ? Parcourir la Méditerranée… sa mère, revenir à l’eau, à la matrice, à la liberté… Que disais-je ? Ulysse et son Odyssée ! A la recherche du «Masque de Dieu», un masque qui avait (selon un ouvrage imprimé en 1878, traduction annotée d’une texte ancien écrit en grec par un auteur anonyme) le pouvoir de révéler à celui qui le revêtait tous les secrets de l’existence… Rien que ça !

Le voilà donc larguant les amarres…

D’abord un bateau grec, «le Moïse»… bateau assez vite pris en otage par un terrible pirate des mers, Mark IV, venu du golfe de Guinée… se prenant pour mi-Pharaon, mi-Poséidon.

Ensuite, prisonnier (un rêve ?) des bras … et des jambes de Gada, bien douce geôlière, la Maîtresse d’une île…

Il est par la suite recueilli dans une île gouvernée par un dictateur, tout mielleux, un ancien criminel de guerre recherché par toutes les polices du monde et devenu gros «affairistes, cupide et prévaricateur…

Puis, toujours à la recherche de l’épave contenant le Masque, l’île de Spélaion où il y rencontre un Ermite… qui lui confie que «Le Masque» n’est qu’un symbole. Il n’existait même pas, il n’y avait que le miroir de lui-même qui lui masquait la vérité. Et, pour être soi-même, il fallait s’oublier. Sage conseil… qui sera écouté.

Sac au dos, il repart donc… Alors que d’autres, dont le terrible pirate, qui avait eu vent de l’existence du Masque, continuaient leur recherche…

Hélas, la recherche du Masque de la connaissance du monde et de la Vérité (de soi et des autres) n’est pas une mince affaire… l’entêtement de l’être humain et leurs découvertes (souvent imméritées) pouvant mener jusqu’à la mort… ou jusqu’à l’Olympe des héros. Quelques rares Elus ! Elias ? Conclusion : tous les hommes ont, en eux, une odyssée à accomplir. A chaque fois recommencée.

L’Auteur : Né à Constantine. Universitaire ayant occupé plusieurs fonctions supérieures, linguiste, financier, spécialiste en communication… écrivain…

Extraits : «Ses tentatives avaient été vaines, son voyage n’avait servi à rien, le Masque n’avait été qu’une nouvelle illusion et sa quête une ultime défaite, un naufrage et, bientôt, une mort certaine et effroyable !» (p 34), «Le Masque ne remplaçait pas les autres pour comprendre le monde, car l‘autre était nécessaire pour construire la vérité du soi» (p 35), «L’hébétude, le détachement et la fatigue n’étaient pas seulement dus à la monotonie du présent, aux déceptions du passé et aux peurs de l’avenir, mais aussi à nos mauvaises réponses, au travail introspectif de notre conscience et aux poids de nos fautes et de nos abandons impossibles à solder» (p 53)

Avis : De la philo’ en roman. Du lourd dans du court ! Assez originale comme écriture… en Algérie… mais très intéressante. Et, plusieurs histoires qui se croisent.

Citations : «Les victoires ne valent que par les triomphes dont on les pare» (p 24), «Oui, le monde virtuel sait tout de nous, depuis que chacun est convaincu que le Net est le prolongement de sa petite personne, si importante à ses propres yeux !» (p 25), «Le destin ne satisfait pas à notre bon vouloir, ni, d’ailleurs, à nos efforts. Nos parents s’en vont avant que nous réalisions leurs vœux, nos enfants nous voient nous en aller avant que nous ne fassions leur bonheur et nous comprenons alors que rien ne dépend de nous, surtout nous-mêmes» (p 46), «La mer, comme toute la nature, est le lieu et pour certains le lien, d’intelligence, de partage, avec la création. La mer se pose comme un questionnement esthétique de si et du monde et, pour les plus sensibles…de plénitude existentielle» (p 72)


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