LIVRES / LA FONTE DES GLACES

     par Belkacem Ahcene-Djaballah  

                                                                            Livres

Canicule glaciale. Roman de Amin Zaoui. Editions Dalimen, Alger 2020, 233 pages, 900 dinars

Trois personnages, trois chemins différents et une rencontre… : un Arabe, un Algérien de confession juive et un Européen de France… tous les trois militaires. Trois vies qui se croisent juste avant et juste après l’Indépendance du pays. Dans une caserne située à la sortie de Aïn Sefra… «encerclée par un haut mur en béton avec des fils de fer barbelés». Il y a d’abord Afulay (Apulée en langage «colonialiste»), Kenzi ou Younès pour la maman, Rokia Bent Abraham, né à Hab L’Mlouk, «petit village situé au milieu de nulle part»…

Il y a, ensuite, Augustin Girer, Français de «métropole» venu en Algérie rechercher son père présumé, El Annabi, celui que sa mère appelait son «homme Soleil»…

Et, il y a Levy N’quaoua, né à Henaya, tout près de Tlemcen, descendant du grand Rabbin Abraham Al N’qaoua et fils d’un couturier fan de musique andalouse… Il est officier.

Chacun raconte son parcours, sa famille, ses espoirs, ses réussites, ses échecs, ses rencontres… et, aussi, les déceptions… une amitié très forte qui va les amener à déserter pour rejoindre, avec toute une cargaison d’armes, le maquis et la lutte de libération nationale.

Puis, l’Indépendance du pays avec un frère en moins. Al N’quaoua («El Hadj Levy»), mort en héros au maquis.

Autres temps, autres mœurs… et pas mal de déceptions… avec des vies (et, hélas, des idées) qui n’ont plus le même parcours. Il est vrai qu’avec le temps qui passe et l’âge qui fragilise, la vie n’a plus le même sens. Surtout lorsque des virus jusqu’ici inconnus apparaissent arrivant à détruire les amitiés les plus anciennes et les plus solides. Afulay est devenu Hadj Mohamed (même s’il n’a jamais mis les pieds à La Mecque) et son regard, auparavant si lumineux est vide. Et, Zoubida, l’assistante du Dr Augustin («T’bib»), passe beaucoup plus son temps à lire, à haute voix, des versets coraniques qu’à imiter (ce qu’elle faisait si bien) Edith Piaf.

L’Auteur : Il n’est plus à présenter. Professeur de littérature moderne (Université d’Alger), ancien directeur de la Bibliothèque nationale (Alger), auteur de plusieurs romans (arabe et français) traduits en plusieurs langues, chroniqueur de presse : «Liberté», «The Independent» (Londres).

Extraits : «Les militaires sont créés pour la guerre qui est la chose la plus horrible et la plus détestable. Elle est honnie et injuste, qu’importe la raison de son déclenchement. Toutes les guerres, sans exception aucune, sont sales. Et les guerres sont le sale boulot des êtres humains» (p 39), «On aime une ville pour deux raisons ; pour ses belles femmes et ses Saints bienveillants. Et, à Oran, il y a de belles femmes ! et deux célèbres marabouts : un pour les musulmans, du moins le plus connu… Sidi Lhouari, et une sainte pour les chrétiens… Santa Cruz» (pp 42-43), «Ainsi, j’ai commencé ma vie de militaire. J’étais engagé dans l’armée. Les murs étaient très hauts ! J’étais trop petit… J’étais seul» (p 126)

Avis : Une structuration du récit assez originale qui déroute quelque peu… surtout au départ. La suite est très prenante. Il est vrai qu’un roman ne s’apprécie pleinement qu’après avoir franchi le cap des vingt à cinquante pages.

Citations : «Le thé se boit d’abord par le regard» (p 15), «Raconter, c’est abattre les murs forteresses d’une caserne» (p 52), «Quand on aime les livres, on parvient à les lire avec le cœur avant les yeux. Les livres respirent et ils ont des odeurs comme les êtres humains» (p 60), «L’amour ne vieillit pas ! Il voyage d’un âge à l’autre !» (p 65)

La civilisation de l’ersatz. Roman de Djawad Rostom Touati, Apic Editions, Alger 2019, 200 pages, 800 dinars

Ersatz (Extrait, p 89): L’industrie capitaliste avait remplacé les produits de qualité de l’artisanat par des ersatz standardisés, sans goût et sans relief ; le capitalisme remplace les rapports sociaux eux-mêmes : amour, sexualité, convivialité, politique, par des ersatz… les attitudes spectaculaires.

Ersatz (Larousse) : Produit de remplacement de moindre qualité.

C’est, certainement, pour ne pas produire un ersatz de roman que l’auteur nous propose une œuvre – bien écrite au demeurant – difficile à classer. Plusieurs personnages errent dans un monde qu’ils connaissent bien mais qui leur paraît souvent étranger. En tout cas étranger à leurs besoins et leurs ambitions. D’où leur perpétuelle insatisfaction et la recherche d’une autre «vie». Tout cela dans une société en pleine ébullition, «victime d’un passé en gel, d’un présent séquestré et d’un futur pris en otage»… Et, tous, des «néo-prolo-aspirants-bourgeois» qui s’ignorent (Ndlr : C’était du temps du quatrième mandat de Bouteflika).

On a donc Farid qui, après avoir «violé» une lointaine cousine hébergée (veuve et mère de deux enfants, donc désarmée), pris de remords, s’en ira écumer les chantiers d’entrepreneurs sans foi ni loi… On a Malia, devenue mère célibataire dont l’histoire est «exploitée» par Malika, la petite bourgeoise «révolutionnaire» ( ?!) qui veut à tout prix «percer» … On a Rami, l’as du marketing, toujours puceau, assez «coincé» en matière de femmes. On a Adib, l’apprenti-essayiste ; lequel après avoir abandonné son idée de «fédérer» la jeunesse, se rabat sur l’écriture, peaufinant un essai qui synthétiserait les réflexions qu’il avait polies au fil et au feu des différents débats menés çà et là. Et puis, il y a Nadir, le méfiant envers tout embrigadement, il y a Yacine, il y a un parti politique, il y a une association…Tout un beau (sic !) monde qui se croise, chacun avec son bagage socioculturel, certains motivés pour changer le cours de leur vie, pensant que l’herbe est toujours plus verte (ou le soleil plus chaud) ailleurs ; d’autres résignés à l’idée que le monde est fait ainsi, avec ses «dominants «et ses «dominés», et d’autres encore, suffisants à eux-mêmes cherchant leurs rédemptions dans les malheurs des autres… L’Algérie d’aujourd’hui ?

L’Auteur : Né à Alger en 1985, licencié en économie internationale et titulaire d’un master en management. Prix de la meilleure nouvelle Arts et Culture, 2005, puis du Feliv en 2015, auteur d’un premier roman-essai : «Un empereur nommé Désir» (Le héros, tombeur de ces dames, toujours à la recherche d’une aventure… Mon avis d’alors : un véritable pavé, une sorte de «contre-roman de gare», écrit par un érudit incontestable. Il a obtenu, avec ce roman, le 2e prix Ali Maâchi 2016). Ne reste plus que le troisième roman pour terminer la trilogie programmée, «Le culte du ça».

Extraits : «On a fait croire au néo-prolo-aspirant-bourgeois qu’il pourrait, à la force du poignet, «réussir». On lui a fait faire litière de la morale, de la solidarité, du «social» pour qu’il ne jure plus que par l’intérêt personnel, le gain et la concurrence. Puis, quand la débrouille et la brique (ndlr : manœuvre, intrigue…) cessent de se faire sur le dos des collègues et des clients, et menacent les intérêts du capitaliste, la morale tantôt si ringarde est appelée à la rescousse pour accabler ces loups qui ne jouent pas le jeu… en le jouant trop bien» (p 73), «La marque infaillible à laquelle on reconnaît les âmes basses est dans leur âpreté à se faire servir : ils concentrent dans ce petit moment de puissance fantasmatique toute la dignité dont ils sont privés au quotidien» (p 98).

Avis : Roman ? Essai ? Une identité complexe… comme beaucoup de «romans» algériens où il y a de tout un peu et un peu de tout. La littérature de l’ersatz ?

Citations : «Nous les Algériens, c’est notre grande spécialité, le fayotage» (p 99), «Les suffisants ont toujours besoin de snober quelqu’un pour bien marquer qu’ils sont suffisants : preuve qu’ils ne le sont pas» (p 101), «Un manipulateur est une personne qui sait reconnaître une détermination, et les besoins qu’elle engendre. Il n’y a plus, ensuite, qu’à offrir un ersatz d’accomplissement à ces besoins et le poisson est ferré » (131), «Se déprendre de sa race (Fanon F./ S’extraire de sa classe (Baudrillard J./Sortir de son sexe (Simone de Beauvoir) : les trois racines (ndlr : pour se sortir ?) de la névrose identitaire contemporaine» (p 147), «Dans la civilisation de l’ersatz, ce ne sont plus les rapports sociaux qui sont médiatisés par des choses, mais le mouvement autonome de la marchandise qui est médiatisé par des personnes» (p 200).


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