Mieux vaut 1 Algérie que 2 Tamazgha

par Abdou Elimam*

La polémique récente née de la contestation de la présence du drapeau « amazigh » dans les cortèges du Hirak indique la nécessité d’un éclairage historique et culturel légitime. En effet, le contexte particulier d’une révolution aux caractéristiques éminemment nationales et démocratiques permet-il d’y intégrer, en catimini, une projection supraterritoriale ? Quand bien même le mythe fondateur de Tamazgha peut s’avérer « mobilisateur », il est, dans la conjoncture actuelle, hors de propos. Sans mentionner sa très faible réception. Il a tout de même le mérite de susciter un débat. Un débat précieux pour éclairer notre présent et notre avenir commun en tant que nation venant au monde. 

Ce Hirak rassemble des millions d’Algériens en provenance de toutes les localités, de toutes les traditions linguistiques et culturelles : l’Algérie dans sa pluralité aux fondations millénaires. Ce qui unit tous ces contestataires d’un ordre que l’histoire a définitivement condamné, c’est le passage à une ère nouvelle, à une République démocratique répondant aux exigences contemporaines d’émergence de sujets de droit et de citoyens libres. Là est le signe de la maturité de tout un peuple pluriel dans sa prise de conscience en tant que nation. Ce sont ces catégories sociopolitiques que notre histoire locale est en train de produire. Une histoire faite de luttes diverses pour l’émancipation, nationale d’abord, et démocratique, maintenant. Nous sommes en cours de réinvention de la démocratie sous sa forme nationale. Une démocratie faite d’une algérianité à la fois historique, culturelle et linguistique. C’est dire que ce Hirak n’émerge pas du néant ! 

Que ces perspectives d’émancipation démocratique et citoyenne viennent renforcer l’espérance culturelle amazighe, n’est que de bon augure. Mais encore faudrait-il que cette notion d’amazighité soit clairement perçue et admise par la communauté nationale. La revendication linguistique que le mouvement issu du « Printemps berbère » a excellemment traduite et fait aboutir en moins de 20 ans est à saluer comme une conquête démocratique historique. Il n’était pas acceptable que les concitoyens aux langues maternelles d’identification berbère (ou tamazight) souffrent de l’exclusion ou de la minoration de leurs langues. Il y avait donc bien un souci de réparation démocratique en l’espèce de la reconnaissance et de la protection des variétés amazighes dans notre pays. Cependant, il est à regretter que la forme de consécration du fait culturel amazigh (par la Constitution de 2008 et révisée par celle de 2016) ait été essentiellement le fait du prince (A. Bouteflika). Il n’y a eu ni débat, ni referendum populaire pour légitimer ce fait. Les conséquences d’une telle légèreté juridique sont à relever dans les comportements quasi xénophobes et exclusifs dont se sont emparé de jeunes compatriotes de zones berbérophones. Elles sont également tangibles dans la surenchère caractérisant la « généralisation-obligation » de l’enseignement de tamazight et sa prise en charge incrédule par le volontarisme autoritariste d’institutions que le Hirak, précisément, rejette ! En effet, le principe démocratique de la liberté d’utiliser sa langue maternelle s’est transformé en son contraire : imposer une langue maternelle à une majorité de locuteurs ayant une autre langue maternelle, qui plus est non reconnue ! Il serait équitable que la langue maternelle de la majorité de la population de ce pays, en l’occurrence la darija (ou maghribi, voire « lissen al gharbi », comme le désignait l’auteur andalou du XIIe siècle, Abu Al Abbas Al Azafi) soit, enfin, reconnue et officialisée. La démocratie linguistique exige que toutes les langues maternelles de la nation aient une reconnaissance et une protection juridique, d’autant plus que cette langue « gharbie » ou « maghribie » nous provient d’un substrat punique incontestable. Nos deux groupes linguistiques natifs (maghribi et tamazight) ont donc des résonances millénaires. Et leurs survivances témoignent d’une longévité que nul discours idéologique obscur ne saurait nier. L’ancêtre de la darija qui était porté et valorisé par la civilisation punique en Afrique du Nord s’écrivait (et se parlait) couramment par Massinissa, notamment. A tel point que l’ancêtre de la darija, le punique, a laissé bien plus de traces archéologiques que les inscriptions en tifinagh. Faits que l’idéologie berbériste contemporaine tente, par tous les moyens, d’occulter. Comment prétendre à la démocratie et relayer des préjugés foncièrement algériphobes de panarabistes de tous bords, afin de tenter de minorer et de dévaloriser la darija ? 

Quant à l’histoire, elle contredit la vision d’un uniformisme linguistique en Afrique du Nord. Les traces de diverses langues (et surtout leurs survivances) témoignent d’une région multilingue, même si le punique-maghribi ainsi que le berbère-tamazight sont les langues les plus parlées. Le passage de la préhistoire (non-recensement des événements marquant la vie de sociétés humaines) à l’histoire du nord de l’Afrique s’ouvre sur la présence de deux espaces linguistiques majeurs : le punique et le libyque. Bien entendu, bien d’autres langues étaient présentes sur le territoire, notamment des langues sémitiques attestées telles que l’hébreu ou l’araméen. Le fait que les regards extérieurs d’historiens grecs ou latins, puis arabes, aient caractérisé la population locale de « berbère » (signifiant initialement : «usant de parlers méconnaissables ») ne saurait soutenir l’existence d’une langue unique ! Les populations de cette région du monde parlaient des idiomes que la linguistique identifie à deux groupes essentiellement. Le groupe des langues sémitiques incluant l’hébreu, le punique et l’arabe, entre autres. Le groupe des langues chamito-sémitiques incluant, entre autres, l’égyptien ancien, l’akkadien, le guèze et le berbère. 

Tous les historiens s’accordent à reconnaître qu’il n’y a que l’appartenance à un groupe linguistique qui identifie l’amazighité. Les autres critères (ethnotypes, culturels, etc.) indiquent plutôt de grandes différences : comment rapprocher un blond aux yeux bleus de Kabylie d’un noir aux cheveux crépus et à la physionomie subsaharienne ? Il ne reste plus que le rapprochement linguistique, en effet. Mais la réalité sociolinguistique contrarie ces projections idéologiques. On tente bien, de nos jours, d’unifier la langue (après coup !!) en prescrivant une norme dite « tamazight », mais cette dernière est mal acceptée par les locuteurs natifs de Kabylie et d’ailleurs car ils ne s’y reconnaissent pas. La nouvelle norme (produite par des purificateurs linguistiques) parviendra-t-elle à devenir la « fusha » des locuteurs berbérophones ? Seul l’avenir nous le dira, bien que tous ces montages de normalisation linguistique in vitro aient échoués de par le monde. 

Tamazgha et son drapeau nous renvoient, par conséquent, à un territoire mythique absorbant l’Algérie avec ses frontières actuelles et projetant notre identification nationale à peine naissante vers un ailleurs sans substance historique avérée. Ceci constitue, à n’en point douter, une aventure que ni le Hirak ni l’entité juridico-politique qu’est l’Etat algérien ne sont prêts à épouser. 

Personnellement, je continue de défendre la démocratie linguistique et la promotion de tamazight tout en poursuivant mon combat démocratique et national pour la reconnaissance de la darija-maghribi. Je demeure persuadé que l’officialisation des langues maternelles algériennes (et maghrébines, certes) est la seule garantie d’une stabilisation culturelle et linguistique qui nous évitera, dans le futur, des fuites en avant sans lendemains. Cela étant dit, le débat est ouvert et les preuves historiques et archéologiques (sérieuses) sont à attendre pour plus de clarté et d’engagement patriotique. 

*Dr d’Etat, linguiste, auteur de «Le maghribi, alias ed-darija» 

https://www.youtube.com/watch?v=igVoQxE9bgk


L’anglais opposé au français : l’autre diversion


Enseignement des langues

Deux ministres du gouvernement Bedoui se sont exprimés, ces derniers jours, sur la «nécessité» de remplacer la langue française par l’anglais. Après le ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche scientifique, Tayeb Bouzid, qui avait annoncé, le 28 juin dernier sur sa page Facebook, le lancement d’un sondage relatif au «renforcement de l’utilisation de l’anglais dans l’enseignement supérieur», voilà que le ministre du Travail, Tidjani Haddam Hassen, lui emboîtant le pas et se disant espérer que l’anglais remplace le français, annonce que ses services vont se mettre à la traduction des documents en langue anglaise et que l’école de la sécurité sociale va l’adopter dès la prochaine rentrée.

Cette question a commencé, d’ailleurs, à faire polémique, notamment sur les réseaux sociaux, où à coups d’arguments et de contre-arguments, partisans et détracteurs s’échangent les accusations quant aux intentions exprimées ou cachées des uns et des autres. Dans un autre contexte, le débat serait certainement intéressant, pour peu qu’il soit mené par les spécialistes. Mais le fait que cette polémique soit «déclenchée» en plein «hirak», à un moment où ont proliféré les questions qui divisent, fait planer des doutes sur les intentions des auteurs de cette «proposition». D’autant plus qu’officiellement aucun projet allant dans ce sens n’a été lancé, que ce soit au niveau du ministère de l’Enseignement supérieur ou de celui de l’Education nationale.

Si Tayeb Bouzid a annoncé, sur sa page Facebook, le lancement de ce sondage, il n’y a rien sur le site du ministère de l’Enseignement supérieur. D’ailleurs, cette dernière, éditée en trois langues, dispose d’une version en anglais qui n’est pas mise à jour (en retard) par rapport aux deux autres langues (arabe et français), malgré tout l’intérêt qu’a montré le ministre en charge de ce secteur pour la langue internationale. Sur le plan pratique, basculer vers l’anglais suscite quelques interrogations qui méritent des réponses avant de se lancer dans un quelconque projet.

L’Algérie a-t-elle les moyens, sur le court et moyen terme, de basculer vers l’anglais ? A-t-elle suffisamment de formateurs par exemple ? L’expertise nécessaire ? Existe-t-il une documentation conséquente en anglais ? Les réponses à ces questions sont évidentes. Il ne suffit pas de changer une enseigne d’une faculté du français vers l’anglais pour basculer d’une langue d’enseignement et de travail à une autre. Il faudrait une stratégie, sur le long terme, mise sur pied non pas par des politiques, mais par des académiciens et spécialistes, qui prendraient en considération plusieurs aspects.

C’est un travail qui s’étalera sur plusieurs années. En somme, la légèreté avec laquelle l’«idée» a été lancée par des ministres laisse supposer qu’il ne pourrait s’agir que d’une énième «manœuvre», une tentative de dévoyer les débats essentiels de l’heure, s’articulant autour du «départ du système», et par conséquent de la démocratie et des libertés, vers des questions clivantes. Ce fut la même chose avec l’affaire de l’étendard amazigh, des supposés dangers du vide constitutionnel et de la transition, etc.

Le pouvoir en place essaye, depuis des semaines, d’«imposer» ce genre de débats afin de diviser le mouvement populaire. D’autant plus qu’il y a un soubassement idéologique à cette question. Parce qu’évoquer l’introduction de l’anglais dans l’enseignement, afin de remplacer graduellement le français, est un clin d’œil aux islamistes qui en font un de leurs leitmotivs.

En tout cas, et c’est ce qui plaide davantage pour la thèse de la diversion, ce gouvernement des «affaires courantes», qui, logiquement ne devrait pas durer longtemps (des informations font déjà état du probable départ de Bedoui dans les jours à venir), n’a pas de compétence pour lancer ce genre de réformes. Un gouvernement non reconnu par les Algériens qui réclament, chaque semaine, son départ et dont les ministres se font souvent chasser par les citoyens à chacune de leurs sorties sur le terrain, arrivant difficilement à garantir un minimum d’activités.

Ce ne sont pas ces ministres donc qui se pencheront sur des changements aussi profonds dans le système éducatif ou autre. Tout le reste n’est à cet effet qu’un discours de circonstance ayant des objectifs autres que ceux exprimés…


par Kamel DAOUD

Arabe, français, anglais et stratégies de la

paresse: Faux barrages linguistiques et

coupeurs de langues

On le confirme de plus en plus : un ministre intérimaire, membre de ce gouvernement de la honte, se permet, dans le cadre de ses agitations payées, de lancer le projet, faramineux et populiste, de généraliser l’anglais dans les universités algériennes. Il ne le fait pas pour ajouter à la richesse du pays une autre langue riche et internationale, mais en l’opposant, explicitement, idiotement, au français dont il s’agit « de briser l’hégémonie », réactivant, bête et méchant, les détestables guerres linguistiques algériennes. Populisme, amateurisme, volonté de décapitation des élites, on retrouve tout dans le portrait de cet homme venu de nulle part et qui le rejoindra un jour, en nous laissant une autre facture de dés alphabétisation. Plusieurs questions se posent alors. 

D’abord comment un factotum, recruté pour une mission de gestion des affaires courantes se retrouve à vouloir plonger le pays dans des polémiques inutiles et à entamer son intérim avec un projet aussi lourd de conséquences sur la reproduction des élites en Algérie, la maitrise des langues et des savoirs, les liens avec nos expatriés, les batailles idéologiques qu’elles provoquent chez nous ? 

Ensuite, pourquoi avec des universités sinistrées, des déclassements scandaleux et une décrépitude des élites universitaires et face à la fuite des cerveaux, on se retrouve, au cœur même d’une Révolution qui demande la liberté, avec un des charlatans prompts à réactiver des vieilles polémiques d’idéologues ? 

Ce chantier que ce ministre « ouvre » imprudemment et avec une maladresse étonnante est déjà investi par les islamistes. C’est une aubaine, en effet, pour ceux qui veulent parler à la place d’Allah et faire taire les autres avec une langue dont ils ont fait l’instrument de leur haine et de leurs exclusions. « L’arabité » et « l’Arabe » sont un instrument de domination de caste pour eux, il leur faut, à eux et aux conservateurs, défendre leur domination et leur salaire : si « Allah », c’est à dire eux, ne parle pas arabe, que vont faire les islamistes et comment vont-ils gagner leur salaire et garder leur prestige et promettre le paradis en s’en faisant les courtiers ? Que faire si les Algériens parlent les langues algériennes et se passent d’eux ? Faire la guerre à la langue française est présenté comme une guerre de libération identitaire, mais sa vérité est que cette épopée permet de se faire passer pour Dieu d’un côté et pour ancien moudjahid qui fait la guerre à la France de l’autre. Son but n’est pas de nous faire marcher sur la lune mais de nous faire marcher. On me propose de libérer mon identité tout en me la refusant sous prétexte (et texte) d’une autre identité fantasmée.   

Le « Français » est rappelé au souvenir comme langue de la colonisation comme si l’anglais ne l’était pas, ni l’arabe. Il faut s’imaginer alors ce monde islamiste étrange où l’Égypte parle français à la place de l’anglais pour cause d’occupation anglaise et l’Algérie parle anglais pour la même raison et la chine parlant arabe et refusant le japonais pour cause de colonisation. Amusant, mais utile pour démonter l’argument et rappeler que la Chine parle les langues du monde et fabrique les objets du monde sans s’attarder sur l’identité de la salive dans la bouche. 

Ce ministre révolutionnaire attire, du coup, ceux qui n’ont pas fait la guerre à la France coloniale, qui en rêvent pour compenser des existences sans buts ni bénéfice, et qui faute de savoir construire Alger adorent rejouer la bataille d’Alger. C’est alors que le débat sur la généralisation de l’anglais devient l’occasion d’une campagne pour « tuer » la langue française en Algérie, les élites concurrentes, l’altérité. On est loin de la réflexion pour engager le pays vers l’universalité et la maitrise, mais au cœur de l’univers fantasmé des bras cassés. 

Fascinant cycle fermé qui, à la fois, nous tue et nous réduit peu à peu au silence : l’arabisation a été une dé-francisation populiste et a fini par décapiter les élites du pays au lieu d’enrichir notre patrimoine de langues. On a abouti à des générations qui ne maitrisent ni le français, ni l’arabe et à qui on annonce l’anglais comme un rattrapage pour rattraper le monde qui va trop vite. Mais ça, on le savait déjà. La question est ailleurs, car, étrangement, le choix des langues en Algérie est toujours posé en terme de guerres, de purification, d’exclusion et d’appauvrissement volontaire. 

Je suis « l’arabe », je suis « Allah » 

La véritable question donc est : Pourquoi aime-t-on tant assassiner les langues en Algérie ? En faire des guerres et pas des fenêtres ? Peut-être est-ce lié à cette fameuse histoire algérienne de la pensée unique, parti unique, unanimisme, uniforme, union. Les langues dans leur diversités sont alors attentatoires à ce culte de l’unicité qui nous tue, nous enferme et nous paralyse face au monde et à l’avenir. 

Parler plusieurs langues et vécu comme la trahison d’une identité monolithique. L’amazighité est ainsi refusée d’abord comme langue et seulement ensuite comme histoire. Parler l’une de nos langues a été vécu comme une trahison face à cette identité « arabe » fantasmée, imaginaire et si exclusive d’autrui. Ne peut-on parler plusieurs langues chez soi ? Non, dit le tribunal identitaire, car c’est trahir cette unicité et l’unicité du pays et l’unicité de Dieu. Dieu est unique ? Donc le parti l’est aussi, la langue, le pays. Et les autres ? Les différents ? Il faut les réduire, les incriminer puis les tuer, un jour. 

Peut-être que ce « puritanisme » pathologique est-ce dû aussi aux colonisations diverses. La dernière, la colonisation française, a atteint la volonté d’effacement. Elle imposa le silence, le mutisme, fit perdre les mains, le corps mais aussi la parole. Alors pour guérir, on érige la langue comme le dernier corps, le lieu du refuge contre l’effacement. 

On croira même, après l’indépendance, ressusciter en se rétractant vers un passé plus ancien que le présent colonial. Ainsi, le seul moyen de ne pas être français, c’est d’être son contraire supposé, moyenâgeux : un arabe. Mais qu’est-ce qu’être un arabe ? C’est ne pas être algérien, amazigh, touareg, chaoui. Être arabe c’est être plus arabe que les Arabes, et surtout pas algérien. J’efface la blessure en effaçant mon corps, ma présence, mon présent. Étrange paradoxe : le seul moyen d’effacer le souvenir de la colonisation de l’Algérie, la défaite, a été d’effacer l’algériannité. Remonter vers une colonisation plus ancienne. Migrer, de corps en corps, mais vers le passé. Se désincarner. Entre deux défaites, on choisira celle dont on se rappelle le moins. 

Dont le lointain mémoriel atténue la réalité de la violence guerrière. Là où les Egyptiens ont choisi d’être égyptiens, les Palestiniens d’être palestiniens, les Saoudiens d’être saoudiens, nous, nous avons déclaré être arabe pour ne pas être algériens. La langue arabe qui était un poème épique, devint un tribunal. Aujourd’hui encore on continue de croire que l’identité est seulement dans la langue et pas dans les mains. Être algérien n’est pas vécu ni accepté facilement. On combat en nous-mêmes, dans ce perpétuel suicide jamais conclu, nos richesses. On se tue. L’arabité devint inquisitoire et la langue arabe se confondit avec la dictature. Transformée en instrument d’exclusion. Et si on évoque la possibilité d’un pays aux langues plurielles, on peut être accusé de porter atteinte à l’islam, au Coran, à Dieu. 

Défendre l’amazighité, par exemple, est perçu et dénoncé comme la preuve d’une trahison. Défendre le français comme patrimoine, est preuve de trahison, de harkisme. L’arabe, cette belle langue du monde, est brandi comme un sabre, pas comme une plume. Elle est défendue avec haine de l’Autre en soi ou en face de soi. Elle est procès de l’algériannité et pas l’une façon de raconter le monde et de traduire les mémoires des autres. Et à chaque fois que ce pays semble envisager ses pluralités, l’universalité, voilà que nous reviennent ces guerres des « langues », ces meurtres des langues. 

Cette fois, avec le projet de clownesque de ce pauvre ministre, comme chargé de relancer un faux débat après l’affaire des drapeaux. On brandit l’arabité comme sacralité et on s’épanche sur le Français comme trahison. C’est un peu la mode depuis la chute de Bouteflika. Dès qu’un avenir devient possible, envisageable, le passé se hérisse et attaque. 

C’est, naturellement, que ce vieux hydre nous revient sous une nouvelle forme cette fois : comment « mettre fin » à la langue française en Algérie et la remplacer par l’anglais ? 

On retrouve cette interrogation, prêtée à un ministre, hallucinante dans des articles, sur des plateaux TV, au cœur d’hystériques diatribes. Et encore une fois, on ne s’interroge pas sur comment devenir encore plus riche linguistiquement mais comment « tuer » une langue, dilapider un butin dans la fanfare d’un nouveau populisme. 

La décolonisation par la salive 

Pourquoi ce « meurtre » ? On pouvait simplement défendre l’anglais comme une langue en plus dans nos patrimoines et nos enseignements. Envisager de nouvelles maitrises. Pourquoi procéder par cette méthode du meurtre linguistique ? Pourquoi là où il faut s’enrichir on pose comme préalable un appauvrissement ? Le français est un patrimoine algérien lié à une histoire douloureuse, mais c’est une richesse. Elle sert à nos enseignements, nos élites, nos affaires, notre argent. Nous avons trois millions d’Algériens en France. On va leur parler en anglais ? Pourquoi à chaque fois il faut passer par une dilapidation pour croire s’enrichir ou se libérer ? 

On peut libérer l’Algérie en changeant de façon de travailler, de vivre, penser, admettre et conquérir, pas en changeant une langue acquise par une autre avec l’argument de la vanité, du populisme. Ce pays a besoin de toutes langues du monde et il peut ajouter à ce qu’il possède, la richesse de ce qu’il ne possède pas encore. Pourquoi faut-il tuer pour se croire libre ? 

Débat risible, avec des arguments ridicules. Le chroniqueur a même écouté cet « universitaire » expliquant que le français n’est plus une langue scientifique, mondiale, et qu’on ne peut pas l’utiliser aux États-Unis…etc. Autant d’arguments idiots que l’on peut retourner contre la langue arabe. Car si le français ne me sert à rien pour conquérir l’universel, je peux m’interroger en quoi l’Arabe est « universel », scientifique, utilisable dans un hôtel aux États-Unis ? En quoi cette langue est-elle vivante sinon pour parler des morts, des mémoires et faire gagner leur pain aux courtiers d’Allah ? C’est un échange d’insultes, pas de raisons. 

Ce qu’on reproche à la langue française, on peut le reprocher à la langue arabe. Ce n’est pas ainsi que se pose le débat justement : il ne s’agit pas de comparer le français à l’anglais car cette comparaison va desservir l’arabe au critère d’universalité. Il s’agit de ne pas être populiste, il s’agit de ne pas jouer, assis et avec la salive, la guerre de libération nationale (c’est si facile car à la fin on ne meurt pas, on rentre chez soi ou on éteint sa télé). 

Il s’agit de poser le vrai débat avec des vrais arguments : nous avons besoin de nous ouvrir, de sortir vers les rives du monde, de conquérir, écrire, produire, enseigner et maitriser plusieurs langues. Notre identité sera notre algériannité heureuse, confiante en elle-même, puissante, ne dépendant que de nos muscles et nos idées, sans crainte devant l’altérité, ne percevant pas la différence comme une menace. 

C’est cette confiance en soi-même, cette ouverture sur les langues et les enseignements du monde qui a ont fait la puissance d’autres pays pauvres, aujourd’hui riches et puissants. On a besoin de l’anglais sans tuer le français, ou tuer les élites chez nous, on a besoin du français sans tuer la langue arabe et on a besoin de la langue arabe sans exclure ni mépriser, ni se croire supérieurs à nos vrais langues algériennes, nos racines, les paroles de nos mères et de nos enfants. Poser comme préalable à l’enseignement de l’anglais le « meurtre de la langue française » chez nous est un débat sournois, ancien comme malheur, escamotant avec grossièreté des stratégies de conquêtes d’un seul courant politique qui, au lieu de commencer à maitriser les savoirs, se lance dans l’inquisition, la fatwa et les délire des identités creuses pour croire conquérir le pouvoir. 

Je suis algérien, j’ai besoin de toutes les langues du mondes, celles qui m’enrichissent encore, sans jeter à la mer une langue déjà acquise, avec des élites déjà formées, pour seulement assouvir un monstrueux besoin de filiation, faire contrepoids à un sentiment bâtardise intime. Ce pays s’use, s’appauvrit, se déclasse avec le temps car au lieu de se lancer dans la fabrication de la souveraineté on en est, encore à tuer les langues, massacrer les différences et juger les pluralités. 

On en est encore à poser comme préalable d’acquisition de l’anglais, une guerre contre la langue française. Le français n’est pas une langue étrangère à notre histoire, qu’on le veuille ou pas, l’anglais est la meilleure langue d’usage du monde, l’arabe est une langue pas un Dieu et ceux qui la défendent sont des algériens et doivent cesser de se prendre pour Allah ou son prophète ou son coran et les langues algériennes sont nos mères, nos histoires et notre socle intime, notre avenir un jour ou l’autre. 

Les langues sont comme des fenêtres, dis-je à mon fils un jour. Plus on en a, mieux notre maison est éclairée. 


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