Non, l’Algérie ottomane n’était pas seulement un pays de corsaires!

L’historien, Ismet Touati, a publié en 2018 aux éditions Bouchène un imposant ouvrage : Le commerce du blé entre l’Algérie et la France, XVIe-XIXe siècles, issu d’une thèse soutenue en 2009.

Stoopendael (1636–1707) : De Stadt Algiers / La Ville d’Alger” ( photos : dr )

Le sujet ne peut que passionner non seulement les historiens qui cherchent à comprendre les sources de la richesse de l’Algérie ottomane, mais aussi tous les lecteurs qui sont curieux de l’histoire du pays et des liens qu’il entretenait notamment avec les Etats européens.

A la veille de l’invasion française, c’était le blé qui était la principale source de richesse. On se souviendra des propos du Duc de Rovigo à propos du Bey de Constantine, Hadj Ahmed Bey, dans une lettre datée du 12 septembre 1832, il déclare: «Ce Bey n’est pas un vagabond, ainsi que l’on m’en avait donné l’opinion quand je suis arrivé, c’est le propriétaire foncier le plus puissant de la province.» Ismet Touati, par une lecture approfondie des archives du commerce entre l’Algérie et la France, fait plus que déconstruire l’image d’une Algérie «nid de corsaires», il montre une réalité méconnue, celle d’intérêts commerciaux entre l’Algérie et la France sur la longue durée.

D’une économie prédatrice à une économie exportatrice

Que nous enseigne l’histoire du commerce du blé, selon Ismet Touati ? D’abord la capacité de l’Algérie de passer dès la fin du XVIIe «d’une activité dominante prédatrice (la revente des produits de la course) à une autre activité économique : l’exportation de ses propres productions, le blé en tête». Pour autant, l’historien note que «l’essor des exportations de blé algérien aboutit au développement économique du pays et à une certaine stabilité politique et sociale, mais que c’est paradoxalement ce succès commercial qui…a entraîné son affaiblissement». La crise qui intervient au début du XIXe est due à deux facteurs, international et national.

Sur le plan international, le déclenchement des guerres de la Révolution et de l’Empire affaibliront la capacité d’achat de la France, tandis que sur le plan national, l’essor des exportations de blé a entraîné des rivalités pour le contrôle de la rente et provoqué une crise. Le lecteur de l’ouvrage peut ainsi suivre les premières Concessions françaises, les rivalités européennes, notamment entre la France, Gênes, l’Espagne et l’Angleterre, les guerres inter-maghrébines, les effets des disettes, l’implantation des négociants français à Alger, le monopole des Bacri et des Bujnah sur le commerce du blé jusqu’à la crise créée par leurs avances au début du XIXe, la prépondérance des ports d’Annaba et de La Calle dans l’exportation du blé.

Les archives diplomatiques réservent des surprises : ainsi le soutien apporté par l’Algérie aux Français en 1791, c’est-à-dire lors de La Révolution française, le Dey continuant à approvisionner la France en grains malgré une quasi cessation des paiements et alors même que les Anglais faisaient pression pour qu’il n’y ait pas de livraisons, ou encore la morgue de Napoléon vis-à-vis de l’Algérie après sa victoire en Egypte. La richesse du pays en fait sa fragilité : dès le début du XIXe se forme l’idée, dans le contexte de la compétition avec l’Angleterre, que la France pourrait s’emparer par la force du pays.

Des images fortes des relations commerciales entre l’Algérie et la France

Loin d’être un livre sec, l’ouvrage d’I.Touati nourrit à la fois notre connaissance et notre imaginaire de la vie dans l’Algérie ottomane. Nous ne retiendrons ici que quelques moments forts. D’abord la création des Concessions et celles des Compagnies : dès 1547, un Marseillais, Thomas Lenche, engage sept patrons de barques de Saint-Tropez pour aller pêcher le corail avec lui à Jijel, puis fonde en 1552 la «Grande compagnie du corail des mers de Bône».

Il s’agit là d’un véritable tournant dans l’histoire des relations commerciales : non seulement il obtient du Dey l’autorisation de se livrer à la pêche dans la région d’Annaba, mais aussi celle de construire une maison assez grande pour entreposer le produit de la pêche et le protéger d’éventuelles attaques : c’est le «Bastion de France». La Compagnie a «en outre le privilège de l’achat de cuirs, des laines, de la cire et du suif, l’exportation de grains étant à cette époque limitée». Au gré des crises, le Bastion sera détruit puis reconstruit.

Les concessions alimentent les caisses du pacha et celles du Trésor qui sert à payer les soldats. Au XVIIIe siècle, l’évocation des négociants français qui s’installent à Alger à partir de 1718 est aussi un moment d’histoire méconnu : qu’il s’agisse de leurs origines, de leurs relations avec les autorités algériennes, de leurs places dans le commerce du blé, l’ouvrage apporte des informations inédites.

Un autre aspect passionnant porte sur les relations entre le dey, les beys qui s’enrichissent considérablement comme Salah Bey à Constantine, les commerçants pour le partage de la rente. En bref, cet ouvrage dense, érudit, que les éditions Bouchène ont eu la bonne idée de publier apporte au lecteur une véritable compréhension de l’histoire de l’Algérie sous un jour qui n’est pas forcément celui qu’on traite habituellement. S’y plonger, même sans en faire une lecture exhaustive, transforme la vision que l’on peut avoir de l’histoire de l’Algérie, ce chantier ouvert à poursuivre.


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