Où en est l’Organisation État islamique en Libye ?

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L’État islamique (EI) (1) avait été défait à Syrte fin 2016. Mais son retour opérationnel s’est fait sentir dès 2017, confirmé en 2018 et amplifié avec l’offensive du maréchal Haftar vers l’ouest en avril 2019 (qui laissait le champ libre à l’est et au sud). Comment l’EI en Libye s’est-il restructuré ces deux dernières années et quel est l’état de ses forces dans le pays en cette fin 2020 ?

E. Badi  : Il est très difficile d’obtenir des données précises sur le nombre de militants de l’EI en Libye, ou sur leurs sources de financement et d’armement. En novembre 2015, les Nations Unies avançaient que l’EI en Libye comptait 2000 à 3000 combattants. Certaines évaluations américaines, un mois plus tard, avaient suggéré qu’il en regroupait 5000 ou 6000. En se basant sur les récentes vidéos publiées par la branche du groupe en Libye, il est raisonnable d’estimer qu’il compte, fin 2020, entre 200 et 500 combattants. Ses capacités se sont en effet considérablement dégradées depuis sa défaite contre des forces qui sont désormais alignées avec le Gouvernement d’union nationale (GUN) dans l’Ouest de la Libye. La perte de contrôle territorial est une chose à laquelle la branche de l’EI en Libye s’est cependant stratégiquement adaptée depuis.

De toute évidence, contrairement à il y a cinq ans, l’EI n’aspire pas actuellement au contrôle territorial des zones urbaines. C’était une stratégie adaptée à l’apogée du groupe terroriste — et qui correspondait également à sa capacité à mettre à profit le soutien de la branche du groupe au Levant. Sa stratégie en Libye aujourd’hui reflète également la dégradation de ses capacités en Irak et en Syrie. Sa défaite militaire en Orient a provoqué un changement d’orientation au niveau global : l’EI en Libye — comme son équivalent en Syrie et en Irak — cherche à présent à entretenir un état d’insécurité qu’il peut exploiter pour reconstruire ses capacités.

Cette stratégie s’est manifestée de deux manières différentes : d’une part, l’EI a régulièrement mené des attaques à petite échelle contre des commissariats de police dans des villages isolés, kidnappé des habitants pour d’éventuels échanges de prisonniers, et mené des raids surprises.

Ces efforts, tout en lui faisant courir le risque de devenir la cible des acteurs locaux et internationaux, contribuent à montrer que l’empreinte de l’EI s’étend toujours en Libye. Cela peut, à son tour, être un vecteur de recrutement auprès d’individus idéologiquement radicalisés.

Compte tenu de l’approche « réseau » dont dépend l’organisation pour sa croissance financière, c’est également un facteur qui facilite la levée de fonds de la branche libyenne.

La deuxième façon dont cette stratégie s’est manifestée a été plus prononcée en 2018, lorsque l’organisation a mené de multiples attaques particulièrement ciblées — bien qu’elles aient été plus symboliques — contre des institutions libyennes. Les cibles comprenaient la Commission électorale nationale supérieure, le ministère des Affaires étrangères, les points de contrôle de sécurité dans l’Est et le Sud de la Libye ainsi que les installations et les champs pétroliers. De toute évidence, l’objectif était double : exacerber la polarisation politique en attaquant des institutions dont la fonction apportait un sentiment d’unité, mais aussi entraver le travail de ces mêmes institutions afin de perpétuer les fractures sociopolitiques et sécuritaires qui traversent déjà la société libyenne.

Il n’est donc pas surprenant que l’organisation ait limité ses activités depuis le lancement de l’offensive du maréchal Haftar sur Tripoli le 4 avril 2019. En effet, pourquoi déployer des efforts pour exacerber ou perpétuer la désunion libyenne lorsque certains Libyens — encouragés par les États étrangers qui les parrainent — s’y emploient avec plus de succès même qu’elle ?

Quels sont les liens de l’EI libyen avec les autres groupes armés et/ou les puissances politiques locales ?

En ce qui concerne la branche de l’EI en Libye, il est important de noter que sa croissance reflétait souvent la position stratégique de son équivalent levantin. Cela surprend peu : en effet, la majorité de ses combattants n’étaient pas des Libyens. L’EI avait concentré ses efforts en Libye en 2014 dans le cadre de sa stratégie d’expansion qui visait des territoires susceptibles de verser facilement dans l’extrémisme. Ses membres ont en effet bénéficié de la présence d’une minorité de groupes takfiris libyens radicaux — comme Ansar al-Charia — dont les hauts responsables libyens s’étaient radicalisés lors de leur participation à la guerre en Irak et présentaient donc des profils favorables à une adhésion à l’EI.

Cependant, au-delà de cette minorité, l’EI n’a trouvé aucune circonscription libyenne dont il pourrait tirer une légitimité sociale. En tentant de gouverner Derna et Syrte de la même manière qu’il l’avait fait dans des villes de Raqqa et de Mossoul, l’EI en Libye a attiré la colère de la plupart des circonscriptions et des groupes armés du pays. Son plan de gouvernance extrêmement violent, fondé principalement sur la coercition, a même provoqué un conflit avec un autre groupe djihadiste, le Conseil de la choura des moudjahidines de Derna, avec lequel l’EI avait coexisté dans cette ville.

Les défaites consécutives de la branche de l’EI en Syrie et en Irak ont donc eu des répercussions négatives sur la branche de l’organisation terroriste en Libye, qui non seulement s’est progressivement appauvrie, mais a aussi été confrontée à un nombre grandissant de contraintes (manque de personnel, notamment). De plus, les tropes narratifs fondamentaux (ou, si vous préférez, les archétypes) de gouvernance et de sectarisme que l’EI avait utilisés pour « s’étendre » au Levant n’ont jamais été particulièrement efficaces en Libye, où le contrôle territorial est généralement du ressort d’acteurs armés, souvent déterminés à défendre leur territoire jusqu’au bout.

Néanmoins, il est tout aussi important de noter que, indépendamment de ses revers au Moyen-Orient, l’EI serait resté le facteur de déstabilisation majeur en Libye si une opération antiterroriste soutenue par la communauté internationale n’avait pas été lancée pour contrer son empreinte croissante au-delà de la ville côtière libyenne de Syrte.

En quoi l’EI influe-t-il sur les rapports de force dans la guerre civile ?

L’effet principal de l’EI sur les dynamiques libyennes se remarque au niveau des manœuvres des acteurs armés locaux, en particulier dans leurs tentatives de se présenter comme des partenaires sécuritaires fiables pour les puissances étrangères ayant des intérêts stratégiques en Libye. Le maréchal Khalifa Haftar est, pour le moment, l’individu qui s’est montré le plus apte à déployer cette stratégie. Toutes ses campagnes militaires, conçues pour faire progresser son influence militaire, politique et économique, ont été voilées dans un langage les déguisant en opérations de contre-terrorisme. Cela lui a permis de bénéficier d’un soutien militaire étranger important de la part des Émirats arabes unis, de l’Égypte, ou encore de la Russie, parmi d’autres. La France, qui a ses propres intérêts stratégiques en matière de sécurité au Sahel, est le seul pays européen à l’avoir soutenu politiquement et militairement. En essayant de l’utiliser comme pivot de sécurité au nord du Sahel via la Libye, l’Élysée a contribué à soutenir son projet politique autoritaire. Les répercussions des revers des forces de Khalifa Haftar — et la guerre civile de 16 mois qu’il a déclenchée — ont ironiquement créé un espace permettant aux militants de l’EI en Libye de prospérer.

Est-il vrai que l’on assiste actuellement à un afflux de djihadistes de Daech en provenance de Syrie ? Avec l’aide de puissances étrangères ?

Le récit selon lequel les mercenaires syriens, qui ont été envoyés en Libye par la Turquie comme chair à canon pour soutenir le GUN, sont des terroristes, a été démystifié par le département américain de la Défense (2). Ce dernier a pu déterminer que la Turquie avait envoyé approximativement 3800 mercenaires syriens en Libye au cours des trois premiers mois de l’année, avec 2000 ou 3000 autres déployés dans les mois qui ont suivi. Mais le Pentagone n’a trouvé aucune preuve suggérant que ces mercenaires étaient affiliés à l’EI ou à Al-Qaïda. Le même rapport énonce clairement qu’ils étaient « très probablement » motivés par des offres financières généreuses plutôt que par l’idéologie ou la politique.

Néanmoins, il s’agit d’un cas classique d’exploitation du récit du terrorisme à des fins politiques. Dans ce cas, le récit a été fortement amplifié en ligne par des médias financés par le Golfe et des médias russes adeptes de la désinformation. Bien qu’il s’agisse d’un thème récurrent dans le discours autour de la Libye, ils se sont dangereusement liés à une dynamique géopolitique plus large opposant la Turquie aux Émirats, à la Russie et à l’Égypte. Même le président français, Emmanuel Macron, a crédulement qualifié les mercenaires de la Turquie de « djihadistes » et de « terroristes » dans sa conférence de presse conjointe avec la chancelière Angela Merkel le 30 juin 2020, au château de Meseberg en Allemagne (3). Le danger derrière un tel discours est que, lorsqu’il affecte l’élaboration des politiques étrangères autour d’un pays en conflit comme la Libye, cela profite généralement aux vrais djihadistes.


Propos recueillis par Nathalie Vergeron, le 24 novembre 2020

Notes

(1) Si les réseaux d’Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI) sont également présents en Libye — mais à un minimum —, la présence de l’EI est plus importante et représente un danger plus grand, c’est pourquoi l’entretien s’est concentré sur celui-ci [NdlR].

(2) Inspecteur général principal pour les opérations antiterroristes en Afrique de l’Est et en Afrique du Nord et de l’Ouest, rapport trimestriel au Congrès des États-Unis, 1er janvier-31 mars 2020 (https://​www​.dodig​.mil/​r​e​p​o​r​t​s​.​h​t​m​l​/​A​r​t​i​c​l​e​/​2​2​7​5​9​1​5​/​l​e​a​d​-​i​n​s​p​e​c​t​o​r​-​g​e​n​e​r​a​l​-​f​o​r​-​e​a​s​t​-​a​f​r​i​c​a​-​a​n​d​-​n​o​r​t​h​-​a​n​d​-​w​e​s​t​-​a​f​r​i​c​a​-​c​o​u​n​t​e​r​t​e​r​r​o​ri/).


Auteur : Emadeddin Badi

Analyste pour l’Initiative globale contre le crime transnational organisé (GI-TOC), chercheur associé au Centre Rafik Hariri pour le Moyen-Orient – Atlantic Council et consultant pour le Centre pour la gouvernance du secteur de la sécurité à Genève (DCAF).


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