Algérie / Plate-forme de Soummam : Référent de la démocratie universelle

    Le Congrès du 20 août 1956, acte pré-constituant de «l’État démocratique et social»

                             Plate-forme de Soummam : Référent de la démocratie universelle

C’est un fait indéniable que l’action de l’ALN a bouleversé le climat politique en Algérie. Elle a provoqué un choc psychologique qui a libéré le peuple de sa torpeur, de la peur et de son scepticisme. Elle a permis au peuple algérien une nouvelle prise de conscience de sa dignité nationale. Elle a également déterminé une union psycho-politique de tous les Algériens, cette unanimité nationale qui féconde la lutte armée et rend inéluctable la victoire de la liberté». (Extrait de la Plate-forme de la Soummam).

Source et référent constitutionnel impérissable. Jamais depuis «l’indépendance confisquée», le projet politique de la Soummam n’a suscité autant d’aspiration, adhésion et réflexions. Pierre angulaire de l’Etat républicain, apanage des textes constitutifs des démocraties modernes, pour l’Histoire le Congrès du 20 août 1956, par ses résolutions d’émaciation et immuables principes, constitue un sommet de la réflexion politique.

Les débats engagés dans les agoras citoyennes de l’insurrection populaire, amorcée à Kherrata, exemplaire de l’immense espérance ressuscitée, ont initié la dialectique centrale : identifier les pré-requis à l’avènement de l’ère de droit et des libertés, postulant à la fois l’adhésion, sans calcul ni ambages, à la démocratie universelle, et les chantiers de la refondation républicaine. Outre la dépossession de l’Histoire et les séquences qui l’ont pétrie.

Texte fondateur, miroir d’un destin éblouissant assassiné le 27 décembre 1957 à Tétouan, la Soummam enseigne que la protection des libertés, à commencer par la liberté d’expression, de manifester, doit être sauvegardée. En somme, la liberté de penser et d’agir en contre-pouvoir. En cela, l’emprisonnement des manifestants, acteurs politiques et journalistes est un reniement caractérisé de l’esprit soummamien. Maintenir en prison Khaled Drarni, c’est prendre en otage un vent insaisissable, inscrit dans la durée. Et aggraver l’arbitraire.

Au travers l’analyse ci-après d’extraits du texte du 20 août 1956, questionner les enjeux, examiner le contenu à la lumière des standards démocratiques en vigueur, il en résulte que cet acte pré-constituant dépasse l’orthodoxie de l’époque. En faisant de l’humanisme, la modernité, la citoyenneté et la démocratie le pivot du destin nouveau. Lequel devrait aboutir à inscrire l’épopée libératrice dans la lignée berbère millénaire, avec son substrat d’ouverture et d’union des peuples de l’Afrique du Nord.

A tous points, comme l’affirme le membre du CCE, Youcef Benkhedda, le Congrès a jeté «les premières assises de la jeune Révolution algérienne, en 1956. Un tel événement fondateur a imprimé à l’histoire de notre lutte, un tournant majeur par la Plate-forme qui en est issue, et qui trace les contours de l’édifice institutionnel de la Révolution».

C’est, au fond, le reflet des errements, dilapidations, détournements consécutifs à la mort de son concepteur, Abane Ramdame. Du même coup, elle marque le prolongement de l’utopie démocratique esquissée par le manifeste Idir El Watani en 1949, transformant, victorieusement, l’appel du 1er Novembre en projet. Devant aboutir à la naissance de la République «démocratique et sociale ».

L’ossature soummamienne : démocratie universelle

«Etre libre, ce n’est pas se débarrasser de ses chaînes : c’est de vivre d’une façon qui respecte et renforce la liberté des autres.» Nelson Mandela

Sommairement, les garde-fous du régime démocratique universel peuvent être énoncés ainsi : pluralisme politique, alternance au pouvoir et contre-pouvoirs, indépendance de la justice, droits et libertés fondamentaux garantis par l’Etat de droit, suffrage universel, élections libres, séparation des pouvoirs.

Le souffle citoyen en mouvement depuis février 2019 est du même acabit que celui de la libération révolutionnaire qui se voulait, avant tout, une révolution démocratique (voir en ce sens nos contributions : «Eléments constitutifs de l’Etat démocratique et social», Liberté, 8 juillet 2020. Sens et actualité de l’Etat soummamien», El Watan, 20 août 2019, «Instruments démocratiques pour une transition constituante», Liberté, 20 mai 2019).

Le réaffirmer, c’est asséner une évidence : le combat libérateur était une révolution démocratique en marche, vers la fondation d’une République démocratique, ancrée dans l’universalité, éprise d’humanisme, assumant son Histoire. L’apport juridique réside dans l’affirmation des principes essentiels de la démocratie : Etat démocratique, Etat social, Etat laïc, Etat décentralisé reconnaissant les spécificités des territoires (à travers les six wilayas), Etat protecteur des minorités, ressortissants européennes, proclamant les droits et libertés fondamentaux.

Tels postulats se trouvent consacrés par les textes internationaux. Par notamment la Déclaration universelle sur la démocratie de l’ONU, adoptée par le Conseil interparlementaire lors de sa 161e session (Le Caire, septembre 1997) :

«1- La démocratie est un idéal universellement reconnu et un objectif fondé sur des valeurs communes à tous les peuples qui composent la communauté mondiale… Elle est donc un droit fondamental du citoyen…

2- La démocratie est à la fois un idéal à poursuivre et un mode de gouvernement à appliquer selon des modalités traduisant la diversité des expériences et des particularités culturelles, sans déroger aux principes, normes et règles internationalement reconnus…

3- En tant qu’idéal, la démocratie vise essentiellement à préserver et promouvoir la dignité et les droits fondamentaux de l’individu, à assurer la justice sociale… En tant que forme de gouvernement, la démocratie est le meilleur moyen d’atteindre ces objectifs ; elle est aussi le seul système politique apte à se corriger lui-même.

4- Il ne saurait y avoir de démocratie sans un véritable partenariat entre hommes et femmes dans la conduite des affaires publiques où hommes et femmes agissent dans l’égalité…

5- L’état de démocratie garantit que les processus d’accession au pouvoir et d’exercice et d’alternance du pouvoir permettent une libre concurrence politique et émanent d’une participation populaire ouverte, libre et non discriminatoire, exercée en accord avec la règle de droit…

6- La démocratie et les droits énoncés dans les instruments internationaux visés dans le préambule sont consubstantiels. Ces droits doivent donc être réellement appliqués et leur juste exercice doit être assorti de responsabilités individuelles et collectives.

7- La démocratie est fondée sur la primauté du droit et l’exercice des droits de l’homme. Dans un Etat démocratique, nul n’est au-dessus de la loi et tous les citoyens sont égaux devant elle…».

Dans le même ordre d’idées, la Commission de Venise (la démocratie par le droit) du Conseil de l’Europe, proclame la même résonance des standards démocratiques. La commission œuvre dans trois domaines : «institutions démocratiques et des droits fondamentaux, justice constitutionnelle et la justice ordinaire, élections, les référendums et les partis politiques. Celle-ci, par ses actions et ingénierie constitutionnelle, partage «les standards et des bonnes pratiques adoptés au sein de l’espace du Conseil de l’Europe au-delà de ses frontières, notamment dans les pays du voisinage».

Citoyenneté Soummamienne

«La Révolution algérienne a accéléré la maturité politique du peuple algérien. Elle lui a montré, à la lumière de l’expérience décisive du combat libérateur, l’impuissance du réformisme et la stérilité du charlatanisme contre-révolutionnaire». «La participation massive de la population des fellahs, khammès et ouvriers agricoles à la Révolution, la proportion dominante qu’elle représente dans les moudjahidine ou moussebiline de l’Armée de Libération Nationale ont profondément marqué le caractère de la Résistance algérienne»… «La population paysanne est profondément convaincue que sa soif de terre ne pourra être satisfaite que par la victoire de l’indépendance nationale. La véritable réforme patriotique de la misère des campagnes est inséparable de la destruction totale du régime colonial». (Plate-forme de la Soummam).

Sans conteste aucun, il est largement admis que la Soummam fut le tournant structurant dans le processus de libération. Pour la première fois depuis l’occupation, l’Algérie, terre berbère, apparaît à la fois sous un angle juridique et politique : un Etat à part entière. A plus forte raison, la séparation des pouvoirs y est consacrée : un Exécutif, le CCE, et un pouvoir législatif, le CNRA. Autre concept de rupture : l’apparition de la notion de citoyen, comme attribut de l’Etat en gestation.

Moment d’émancipation suprême, la collectivité nationale s’est confondue avec l’union politique, prouesse de Abane, au diapason du peuple en lutte pour une «République démocratique et sociale», et «non une monarchie ou une théocratie révolues».

Pluriel et introspectif, le texte de la Soummam désigne les classes sociales, composantes essentielles de la cité démocratique : «paysans, des jeunes, intellectuels, femmes, commerçants, professions libérales, artisans…». A cet égard, dans son Testament politique, Ferhat Abbas, prémonitoire, prédit : «… La tribu, unité biologique, vecteur de civilisation, a fait son temps. Ce sont les unités territoriales, peuplées d’hommes de toutes races et de toutes religions, qui entrent dans la configuration et l’équilibre du monde actuel. Pour unir ces hommes, une autre religion est née : celle de la démocratie et de la liberté. A chacun sa foi, mais à tous la discipline républicaine et la défense de la démocratie.»

Au travers les soubassements qu’il a posés, la structuration de la Révolution, mise en place des tribunaux populaires, mise en œuvre des instances représentatives de la société, séparation des pouvoirs, affirmation des droits essentiels et libertés fondamentales, le choix de l’universalité et de la démocratie comme but ultime de la Révolution, le Congrès d’Ifiri a, pour ainsi dire, façonné l’ossature de l’Etat moderne. Promis à permettre à l’«Algérien [de recueillir] les doux fruits de son douloureux sacrifice et de son courage sublime».

Tolérance

«La Révolution algérienne n’a pas pour but de ‘‘jeter à la mer’’ les Algériens d’origine européenne, mais de détruire le joug colonial inhumain.

La Révolution algérienne n’est pas une guerre civile, ni une guerre de religion.

La Révolution algérienne veut conquérir l’indépendance nationale pour installer une République démocratique et sociale garantissant une véritable égalité entre tous les citoyens d’une même patrie, sans discrimination.

Ce principe fondamental, admis par la morale universelle, favorise la naissance dans l’opinion israélite d’un espoir dans le maintien d’une cohabitation pacifique millénaire».

A travers cet extrait, le principe de fraternité, éprouvé des siècles durant, est affirmé avec force à l’égard des Européens, toute obédience confondue, et la communauté juive. Laquelle fraternité, valeur humaniste, est greffée au socle démocratique et les garanties sociales du futur Etat.

Conscience populaire

«Pour conserver juste l’orientation de la Résistance toute entière, dressée pour détruire l’ennemi séculaire, nous devons balayer tous les obstacles et tous les écrans sur notre chemin par les éléments conscients ou inconscients d’une action néfaste, condamnés par l’expérience.
Le FLN doit être capable de canaliser les immenses vagues qui soulèvent l’enthousiasme patriotique de la nation. La puissance irrésistible de la colère populaire ne doit pas se perdre comme la force extraordinaire du torrent qui s’évanouit dans les sables.

Pour la transformer en énergie créatrice, le FLN a entrepris un colossal travail de brassage de millions d’hommes.
Il s’agit d’être présent partout.

Il faut organiser sous des formes multiples, souvent complexes, toutes les branches de l’activité humaine». (Plate-forme de la Soummam).
Sous l’impulsion et le contrôle du chef politique de la Révolution, Abane Ramdane secondé par Ben Mhid et leurs compagnons, à l’effet de conserver l’«orientation juste de la Résistance», il eut fallu structurer les franges sociétales, créer des institutions démocratiques et essaimer l’esprit d’une justice équitable. Concrètement, il s’agit de l’institution d’un pouvoir collégial décisionnel, sur les plans politique et militaire ; l’organisation de la justice, à travers la création des tribunaux de l’ALN au niveau des secteurs et des zones. Outre la création des instances représentatives : UGTA, UGEMA, UGCA… l’adoption de l’hymne national et la mise en branle d’une communication destinée à l’intérieur (création du journal El Moudjahid) et diplomatique à visée internationale, par le truchement de la Fédération de France.

«Femme combattante», «jeunesse héroïque»

«Les explosions principales de 1864 des Ouled Sidi Cheikh du Sud Oranais, de 1871 en Kabylie, de 1916 dans les Aurès et la région de Mascara ont illustré à jamais l’ardent patriotisme, allant jusqu’au sacrifice suprême, de la femme algérienne.
Celle-ci est aujourd’hui convaincue que la Révolution actuelle aboutira inexorablement à la conquête de l’indépendance». La femme, vecteur de la citoyenneté et transmetteur de la mémoire, est promue, au même titre que la jeunesse : la jeunesse algérienne a les qualités naturelles de dynamisme, de dévouement et d’héroïsme». (Plate-forme de la Soummam).

Démocratie universelle : Référent constitutionnel de la République

«La Révolution algérienne, malgré les calomnies de la propagande colonialiste, est un combat patriotique, dont la base est incontestablement de caractère national, politique et social.

Elle n’est inféodée ni au Caire, ni à Londres, ni à Moscou, ni à Washington.
Elle s’inscrit dans le cours normal de l’évolution historique de l’humanité qui n’admet plus l’existence de nations captives.

Voilà pourquoi l’indépendance de l’Algérie martyre est devenue une affaire internationale et le problème-clé de l’Afrique du Nord». (Plate-forme de la Soummam).

Reconnaissant à Abane d’avoir sauvé la Révolution d’un naufrage annoncé, Aït Ahmed, absent au Congrès, dit haut la portée des résolutions avant-gardistes du 20 août 1956 : «Pour les Algériens informés, le 20 Août 1956 est inséparable du 1er Novembre 54. Et par-dessus les déclarations officielles, par-dessus les rituels aussi insipides qu’hypocrites, ces deux dates de notre passé suscitent chaque année un engouement de plus en plus réconfortant au sein de notre jeunesse et de ses élites locales et régionales. Et cela, en dépit du délabrement planifié de la mémoire historique et peut-être à cause de ce délabrement. Chez ces exclus, cette avidité naturelle ressemble fort à une volonté de réintégration et d’enracinement profond dans le présent et l’avenir de leur nation.» (Aït Ahmed, dans une interview au quotidien El Watan).

Démocratie universelle, modernité, souveraineté populaire, protection des minorités… les valeurs et principes soummamiens évoquent les principes supra-constitutionnels que les démocraties abouties ont consacrés. C’est le cas de l’Allemagne, proclamant l’intangibilité de cinq principes constitutifs (valeurs et garanties), énoncés directement à l’article 20 de la Loi fondamentale de la République d’Allemagne. «La République fédérale d’Allemagne est un Etat fédéral démocratique et social»). En outre, les cinq principes (République, démocratie, fédéralisme, Etat de droit, Etat social) sont considérés comme de véritables normes de droit positif, directement applicables et invocables par le citoyen et le justiciable.

Exprimant un choix irréversible de société, ils transcendent le droit positif pour ainsi dire. La valeur constitutionnelle suprême qui leur est conférée contribue tout autant à la légitimation de l’action de l’Etat et de ses organes qui en fixent les limites.

Ces cinq principes sont soumis au contrôle – et partant à la protection – de la Cour constitutionnelle fédérale (Voir en ce sens «Les choix structurants de l’ordre juridique allemand, Introduction au droit public allemand», PUF, 1997 ; Reprint Revue générale du droit : Revue générale du droit on line, 2015, numéro 20323).

C’est à juste titre que les congressistes de la Soummam ont clarifié les enjeux et fixé les lignes de démarcation, à l’effet de sécuriser l’élan d’adhésion : «La ligne de démarcation de la Révolution ne passe pas entre les communautés religieuses qui peuplent l’Algérie, mais entre, d’une part, les partisans de la liberté, de la justice, de la dignité humaine et, d’autre part, les colonialistes et leurs soutiens, quelle que soit leur religion ou leur condition sociale».

Il va de soi que le modèle démocratique est imparfait et perfectible. Or, telle aspiration exige une condition sine qua non, sans laquelle la démocratie restera aux bords des chimères, menacée de disparation, emportant avec elle la République. Les enseignements de l’Histoire à cet égard sont édifiants : le régime de Vichy a mis fin la IIIe République, lorsqu’il a renoncé aux bases démocratiques et aux valeurs de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789.

La Révolution du sourire au milieu du gué

«Quoi que dise la vieille espérance, forçons les portes du doute.» (Kateb Yacine, Soliloques).

La déchéance nationale et les traumatismes postérieurs à la liquidation de Abane, ajoutés à l’élévation citoyenne depuis février 2019, incitent à relever que l’épopée soummamienne doit trouver ses prolongements historiques et juridiques. C’est par là que le droit, mécanisme des mutations, fera aboutir l’élan patriotique – transformant la résilience en éclosion démocratique.

Bloc doctrinal et base juridico-politique de la République, la Charte de 1956, si elle inscrit ardemment l’Algérie dans son giron naturel, le sous-continent nord-africain et méditerranéen, elle a adopté la matrice des référents universels des droits de l’homme.

In fine, l’aboutissement final de la Soummam passe par d’impérieuses ruptures : le culte, l’Histoire, la Mémoire, l’Identité doivent être séparés du Politique. Et des réhabilitions définitives, effectives et entières : réappropriation historique des pluralités culturelles assumées, parachèvement substantiel du fait amazigh, la promotion de l’innovation et la démocratie participative. Qui passe par la refondation de l’Etat régionalisé. Autant dire que, à bien des égards, la Révolution de Février 2019 se doit souscrire aux pré-requis de la démocratie universelle.

La célébration grandiose et unanime de Abane par la rue, en dépit des stigmates mystiques que l’on voulait greffer sur sa mémoire, démontre que les percepts soummamiens ont imprimé une orientation salutaire à l’insurrection citoyenne. Il appartient à l’élite de donner corps à cette authentique adhésion, à travers la proclamation de la Charte historique, issue du processus constituant, de valeur supra-constitutionnelle ; laquelle fera référence à la Plate-forme du 20 août 1956.

Telle proclamation, à l’exemple de la Déclaration des droits américaine, (United States Bill of Rights), DDHC française, la Charte constitutionnelle espagnole de 1978, la petite Constitution sud-afrciane de 1993…, préfigure le système politique nouveau, dont la nouvelle Constitution intégrera, dans son préambule, ce texte fondateur. Son contenu, protégé de toute révision constitutionnelle future, transcende le temps et l’espace.

Le socle soummamien – dépassant les différences, additionnant intelligences et énergies –, synthèse pérenne d’une Histoire meurtrie, houleuse, doit être à l’abri des mystifications et aliénations programmées. Ciment doctrinal autant référent essentiel de la nation, expliciter son contenu, réfléchir sur les déclinaisons actuelles de ses fondations, relève d’une pédagogie citoyenne impérieuse, dont la mission première revient à l’école républicaine. Laquelle, qui plus est, doit former le citoyen et non point un militant. Encore moins des esprits sclérosés conditionnés au dogme. Fermés au doute et à l’interrogation.

A l’heure où la Révolution du sourire se trouve à la croisée des chemins, la voie de l’espoir et d’un avenir accompli passe immanquablement par les leçons soummamiennes – et inversement ce dont il faut se prémunir. Gage de sortie du triste tunnel des ténèbres, des torpeurs et des marécages des renoncements./


Par Me M. KEBIR

Avocat – Chargé d’enseignements. Paris
Contact : [email protected]


 

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En Algérie l’histoire et la mémoire s’invitent toujours dans le débat politique, comme à l’occasion du 64 ème anniversaire du congrès de la Soummam, Le Professeur Belaid Abane accorde une interview à Djaffar Amokrane pour les lecteurs de Mondafrique.

 

1. Mondafrique : Professeur Bélaïd ABANE, vous avez écrit des livres sur la guerre d’indépendance algérienne et souvent évoqué le congrès de la Soummam dont c’est le 64e anniversaire ce 20 aout 2020. Pouvez-vous expliquer brièvement à nos lecteurs le sens et la portée de ce congrès ?

Professeur Bélaïd ABANE : La guerre de libération nationale algérienne ou comme vous le dites guerre d’indépendance, a débuté le 1er Novembre 1954. C’est un acte fondateur en tant que moment de rupture dans l’histoire coloniale algérienne. Une proclamation lue la veille sur radio le Caire n’énonçait rien de plus que le principe de mettre fin au colonialisme par la lutte armée. Le 1er novembre était à ce titre un acte de transgression qui prend à témoin le peuple algérien – « à vous qui êtes appelés à nous juger », énonce la Proclamation – avec une certaine hésitation/appréhension compte tenu des événements tragiques que le pays avait traversé dix ans auparavant dans l‘est algérien lors des célébrations de la victoire des Alliés sur l’Allemagne nazie.

On se rappelle que ces événements s’étaient soldés par un des plus grands massacres coloniaux (plusieurs dizaines de milliers de morts). Aussi la violence révolutionnaire portée par le 1er novembre était celle de tous les sacrifices et de tous les excès. Lorsque se constitue à Alger au cours de l’année 1955, le premier noyau de dirigeants politiques autour d’Abane Ramdane, (Krim, Ouamrane que rejoindront Ben Khedda et Dahlab, puis Ben M’hidi revenu du Caire), l’obsession, notamment celle d’Abane, était de réguler politiquement la violence révolutionnaire et surtout de jeter les premières fondations de l’Etat et de la nation algérienne modernes.

La Révolution algérienne devait donner l’image crédible d’un projet national coordonné, ayant à sa tête une direction unifiée, régulatrice politique de toute violence.

Or sur le terrain et dans les maquis, prévalait l’action débridée souvent contre-productive politiquement. C’était le cas lors des événements du 20 août 1955 (massacres de civils européens par une foule algérienne déchainée, suivie d’une répression immensément disproportionnée) dont on n’avait pas clairement évalué  les tenants et aboutissants politiques.  Dans l’Aurès, qui fut pourtant le berceau de la lutte armée,  la violence et  la fragmentation tribale sur fond de lutte pour le leadership, avaient pris le pas sur l’action politique. La direction intérieure, tout particulièrement Abane, ressentit avec acuité la nécessité d’unifier, harmoniser et réguler politiquement la lutte. Un congrès s’avérait nécessaire pour discipliner et organiser les maquis en une armée révolutionnaire moderne respectueuse de l’éthique et des lois de la guerre. L’armée de libération nationale (ALN) est ainsi structurée en six régions militaires (les wilayas) ayant chacune à  sa tête un commandement politico-militaire collégial.

Pour les Soummamiens, il fallait également sortir coûte que coûte du tête-à-tête avec la puissance  coloniale et du piège de la question interne française en mettant sur pied un contre-modèle algérien de l’Etat-nation colonial français. Et alors que le 1er Novembre  était la démarche transgressive d’une avant-garde qui s’adresse aux militants et au peuple algérien,  le congrès de la Soummam, c’est déjà l’Algérie en lutte qui met en accusation aux yeux du monde la puissance occupante. A ce titre la plateforme qui couronnera le congrès est une véritable opération de charme et de séduction de l’opinion publique internationale notamment occidentale dont le FLN recherchait le soutien sachant que celui des pays orientaux et du bloc de l’est lui était acquis.

Pour être complet, il faut ajouter le besoin pour le FLN de se définir, d’avoir une ligne claire pour être le seul véritable interlocuteur de la puissance occupante, face à un Front républicain fraichement porté au pouvoir sur un programme de « paix en Algérie » qui s’avérera n’être qu’un enfumage de plus de la politique coloniale des autorités métropolitaines

2. MA : Qu’a-t-il apporté de si déterminant pour qu’on considère aujourd’hui le congrès de la Soummam comme une étape majeure dans l’émergence de l’Algérie moderne.

PBA : Outre les aspects politiques et techniques que je viens d’évoquer (politisation, institutionnalisation, unification, création d’une armée harmonisée et structurée pour la guérilla…), l’apport le plus déterminant qui, à mon sens n’a pas été suffisamment souligné, c’est la modernité. Si Novembre est l’acte de naissance de la modernité algérienne, la Soummam en est l’ère de sa maturité.

Même si l’Islam a été un des leviers de la lutte, le ciment de la cohésion collective est  l’union politique du peuple  sur la base de critères temporels : une lutte nationale  et non une guerre religieuse…  une République démocratique et sociale, et non une monarchie ou une théocratie.  Tous ces mots on les trouve dans la plateforme de la Soummam. C’est un discours et un  état d’esprit nouveaux.

De même ce qui était la masse indigène dans la rhétorique  coloniale, est démassifié dans le discours soummamien. La société algérienne émerge à la modernité. Elle est présentée, pour la première fois dans la plateforme de la Soummam, en catégories et classes sociales. Ainsi apparaissent comme dans toute société moderne,  des paysans,  des prolétaires, des femmes, des jeunes, des intellectuels, des commerçants, des artisans… Participent également de cette modernité, l’évitement des identités et l’absence de références religieuses. Seule constante martelée,  l’Algérie. Si on y ajoute la primauté du politique, on peut dire qu’à la Soummam, pointait déjà une catégorie éminemment moderne : la citoyenneté en tant qu’essence politique placée au dessus des croyances et des identités. Autre  signe de  modernité l’acharnement des soummamiens, à apparaître au grand jour et à installer la cause algérienne dans l’universel. Ainsi, « l’internationalisation du problème algérien » devient dans la Plate-forme de la Soummam un véritable programme de séduction de l’opinion internationale.

Au-delà de ses apports indéniables pour l’organisation de la lutte et la clarification des objectifs, le Congrès de la Soummam est donc aussi une étape essentielle du cheminement algérien vers l’universalité. Le FLN soummamien pose ainsi les premiers jalons d’un Etat-nation moderne : système républicain démocratique et social, cohabitation de courants politiques et idéologiques  divers, citoyenneté primant sur les identités et les confessions, prééminence de la raison politique sur l’hégémonisme militaire… Le congrès du 20 août 1956 est à ce titre, une étape déterminante dans  le processus de maturation et d’émergence de l’Algérie à la modernité et à l’universalité.

3. MA : Comment était perçu cet événement dans les maquis et au sein des représentations diplomatiques du FLN, notamment celle du Caire.

PBA : La réunion de la Soummam a été favorablement accueillie dans les maquis notamment dans les wilayas centrales, la Kabylie, l’Algérois et le Constantinois où la plateforme de la Soummam a suscité un grand élan d’enthousiasme. Les chefs de maquis ont ressenti pour la première fois qu’il y avait un Etat révolutionnaire qui dirigeait et régulait la lutte. Qu’ils avaient une direction politique (le CCE,  ou Comité de coordination et d’exécution) et une sorte de parlement révolutionnaire, le CNRA ou conseil national de la Révolution, appelés à être partenaires pour une éventuelle négociation avec la puissance occupante. De fait l’étape soummamienne fut pour les chefs de maquis le grand soir où tout se clarifiait et devenait enfin possible.

Les réactions à l’extérieur furent également enthousiastes, notamment au sein des fédérations du FLN, en France et au Maroc. Il faut savoir néanmoins que jusqu’aux assises de la Soummam la direction révolutionnaire du FLN était bipolaire, ses deux pôles étant en conflit larvé de légitimité. De manière simplifiée, il y avait la direction intérieure à Alger autour d’Abane et la délégation extérieure autour de Ben Bella au Caire. Ce dernier encouragé par le président Nasser lui-même, contesta l’idée même d’un congrès de la révolution algérienne qui se tiendrait à l’intérieur de l’Algérie. Après le congrès, apparurent d’autres pommes de discorde, notamment la composition des organes dirigeants, la primauté donnée à l’intérieur sur l’extérieur et surtout la primauté du politique sur le militaire violemment contestée par les factions aurésiennes aiguillonnées par l’Egypte et Ben Bella.

4.  MA : La doctrine soummamienne est sous-tendue par la primauté du politique sur le militaire. Pouvez-vous expliciter ce principe dont vous dites vous-même qu’il fut une pomme de discorde.

PBA : Ce principe a en effet suscité une compréhension biaisée, une compréhension au premier degré. Les factions aurésiennes étaient vent debout contre la primauté politique, pensant qu’il s’agissait de la prééminence des politiques sur les militaires,  et  d’une certaine dévalorisation de l’action armée. En réalité cette  primauté accordée au politique sur le militaire ne faisait que traduire le caractère fondamentalement politique de la lutte de libération. Politique dans son esprit, dans ses objectifs et dans les modalités d’exercice de la violence.  Il s’agit en fait d’une régulation politique de l’action armée. La règle est que toute action à caractère militaire doit avoir une résonnance politique bénéfique pour la Cause. Le FLN avait acquis la conviction que la seule victoire possible était d’ordre politique dans le contexte post guerre mondiale favorable à la libération des peuples. Mais que la seule façon d’y aboutir était l’action armée devenue historiquement nécessaire face à l’intransigeance du national-colonialisme français. Ainsi la guerre vue par les congressistes soummamiens, c’est, selon l’adage clausewitzien, la poursuite de la politique par d’autres moyens. C’est donc la direction politique, avec des militaires en son sein, qui définit ce que doit être  et ce que doit faire l’armée de libération. La guerre doit être conduite dans un esprit politique dans le seul but d’aboutir à une paix négociée.  Telle est la signification de la primauté du politique sur le militaire. Cela signifie aussi que la parole des membres de la direction politique qu’ils soient civils ou militaires, doit primer sur celle de la  fonction purement militaire. C’est un principe d’une modernité manifeste mais probablement en avance sur le temps.

5. MA : On dit que le congrès de la Soummam a privilégié la  vision séculière de la lutte et du futur Etat algérien indépendant.  Qu’en pensez-vous ?

PBA : Je ne sais pas si les dirigeants soummamiens avaient une vision laïque de la lutte et du futur Etat national. Il faut juste remettre les choses dans leur contexte quand on analyse idéologiquement cette époque. Le congrès de la Soummam se voulait stratégiquement syncrétique, en unissant tout le monde dans la lutte pour la libération nationale et l’indépendance quelle que soit la confession ou l’origine ethnique. Aussi l’opération de charme des Soummamiens était également destinée à séduire tous les Algériens d’origine européenne ou de confession juive dont  la participation à la lutte était d’une haute valeur ajoutée pour la cause de l’indépendance algérienne. Il eut été du  plus mauvais effet  d’estampiller islamiquement la lutte alors qu’on voulait l‘inscrire dans un cadre plutôt œcuménique et universel. Au demeurant évoquer le caractère islamique de la lutte et du futur Etat indépendant était le meilleur moyen de s’aliéner le soutien des pays occidentaux dont on cherchait au premier chef un soutien en mesure d’infléchir l’exigence coloniale et d’amener le pouvoir métropolitain  à la table des négociations.  Le renoncement des soummamiens à la filiation arabo-islamique de la Révolution tenait autant de la même stratégie de séduction de l’opinion internationale que d’une réelle volonté d’inscrire la révolution algérienne dans une trajectoire d’indépendance réelle vis-à-vis de tous les blocs et de tous les ensembles.

6. Comment expliquez-vous le retour en force dans le débat politique algérien, notamment depuis le début du Hirak, des fondamentaux de la Soummam et d’Abane lui-même ? 

PBA : Il faut d’abord vous dire que l’histoire et la mémoire s’invitent toujours dans le débat politique algérien. Ainsi on a vu quelques semaines après le début du Hirak, le peuple en mouvement revendiquer la primauté du politique sur le militaire et un Etat civil, deux principes cardinaux nés il ya 64 ans, portés par l’esprit du congrès de la Soummam. Les Algériens sont aujourd’hui convaincus que seule une démocratie qui repose sur la souveraineté populaire libérée de tout hégémonisme peut assurer  l’évolution du pays vers la modernité, la stabilité et le progrès social. Or la place de l’armée et la nature de l’Etat dans le système de pouvoir algérien bloquent encore cette évolution. Pour les Algériens, éveillés à la conscience unitaire et citoyenne depuis le 22 février 2019,  la manipulation de l’histoire ne prend plus. Aussi ils entendent puiser  eux-mêmes les références politiques en mesure de baliser le cours d’un véritable processus démocratique.  Et ils ont trouvé dans la Plateforme de la Soummam les bases de leurs revendications- l’Etat civil et primauté du politique- déjà nettement exprimées en pleine guerre. Au demeurant ces deux exigences fondamentales étaient posées par Abane et Ben M’hidi, comme une garantie d’avenir en vue de prémunir l’Etat et la nation contre toute volonté d’hégémonisme portée par des clans militaires. La mise à bas des principes politiques soummamiens en août 1957 au Caire lors de la session du conseil de la Révolution dominée par les militaires,  a permis l’émergence de coteries concurrentes et  de l’esprit de domination. Le coup de force de l’armée des frontières en 1962, en fut la suite logique. Le système perdure à nos jours. Voila grosso modo, pourquoi la Soummam revient en force dans l’actualité politique algérienne comme antithèse d’un système fondé sur la prééminence militaire, et pourquoi Abane Ramdane est  porté par une immense vague populaire. Rappelons que ce même système avait lui aussi, pour ses besoins de pérennisation, fait appel au 1er Novembre, mais aussi à la Soummam et à la vision politique moderne d’Abane, dans une tentative malicieuse de faire contrepoids à la montée de l’islamisme politique au début des années 1990.

7. Comment voyez-vous l’avenir politique de l’Algérie ?  Et que pensez-vous des atteintes répétées à la liberté de la presse ?

PBA : La vie politique du pays est mise en veilleuse. La crise  sanitaire est une aubaine pour le pouvoir, heureux d’échapper à la pression bihebdomadaire du Hirak. Il profite de cette période de sursis pour  mettre au point de nouvelles stratégie anti-Hirak. Mais pour ce même système habitué à jouer sur du velours face à un peuple, certes exigeant, mais fondamentalement docile jusqu’à son éveil du 22 février 2019, la crise est aussi une épreuve et un défi majeurs. Il joue en effet sa crédibilité vis-à-vis de l’extérieur et sa légitimité intérieure. Il est évident que le pouvoir redorerait son blason par une gestion rigoureuse de l’épidémie et de tous les aléas qu’elle a engendrés  dont la dépression du pouvoir d’achat n’est pas des moindres. Le pouvoir sait sans doute, s’il a appris à écouter et à voir, que les Algériens sont profondément fatigués, mécontents et inquiets, pour la situation et l’avenir de leur  pays. Que fait-il ?  Pas grand-chose. A sa décharge, les richesses du pays fondent à vue d’œil.  La situation sécuritaire à toutes nos frontières reste préoccupante et nécessite à bon droit de gros budgets militaires. Crise sanitaire, crise économique, menaces sécuritaires aux frontières, déficit de légitimité à combler, mais alors pourquoi diable s’égare-t-on dans des pratiques qui abiment l’image du pays tant à l’intérieur qu’a l’extérieur ? Pourquoi arrête-ton et emprisonne-t-on de jeunes journalises accusés de faire leur métier sans carte professionnelle, un crime impardonnable aux yeux de ce ministre dont les contorsions et les circonlocutions vaseuses ne convainquent personne. La place de jeunes journalistes aussi talentueux et amoureux de leur pays comme Khaled Drareni n’est pas en prison.  Le pouvoir devrait définitivement se départir de ce genre de réflexe et de ces défis marginaux indéfendables, qui ne grandissent pas le pays.   L’Algérie qui mérite mieux, est grande et grandira encore plus dans la démocratie et le respect des libertés.


  • Auteur de plusieurs ouvrages sur la guerre d’Algérie, professeur de médecine et de politologue, Belaid Abane rappelle aux algériens le poids du congrès de la Soummam durant la guerre de libération
  • Djaffar Amokrane connu pour son engagement sans failles
    en faveur de la démocratie algérienne et collaborateur à Mondafrique est un spécialiste reconnu de l’histoire de son pays


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