Le président, les ex et la nation : le remords perpétuel

Nicolas Sarkozy, Emmanuel Macron et François Hollande, réunis pour célébrer la désignation de Paris comme ville hôte des Jeux Olympiques de 2024, à l’Elysée le 15 septembre 2017   (image d’illustration).                                 © YOAN VALAT / POOL / AFP

 

Quel rôle jouent les présidents de la République au terme de leur mandat ? Conservent-ils un lien avec le peuple et la nation, ou se contentent-ils de critiquer ou de conseiller leurs successeurs ? Stéphane Rozès, président du CAP, répond.

RT France : Quel est le rôle des ex-présidents de la République en France des points de vue politique et historique ? Ont-ils une responsabilité ? 

Stéphane Rozès : Dans la période récente, nos anciens présidents de la République ou bien nos anciens gouvernants, comme Lionel Jospin dans son dernier livre, interviennent de façon récurrente. On peut rendre raison de ce phénomène spécifique à la France au travers de trois dimensions. La première est une raison d’ordre symbolique. Les anciens présidents ont été battus ou ne se sont pas représentés, comme François Hollande. Remords politiques et amour de la chose publique ou du pouvoir les tenaillent. Les citoyens pensent qu’ils font la leçon aux actuels présidents de la République soit pour analyser, encourager ou critiquer, mais en fait ils essayent de restaurer un lien avec la nation.

En France, le président a pour caractéristique d’assumer une double fonction temporelle et spirituelle. Il est à la fois l’homme qui a une histoire, un engagement politique, un programme à mener, c’est la dimension temporelle. Elle est précédée d’une dimension spirituelle, symbolique, qui dépasse les clivages partisans et consiste à incarner l’ensemble de la nation. La défaite lui fait perdre la dimension spirituelle au-delà de l’homme politique qui dans ses engagements demeure. Apparemment, ils font la leçon ou voudraient éclairer leurs successeurs, mais en réalité dans un remords perpétuel, ils veulent renouer avec la nation au nom de l’idée supérieure de ce qu’elle est, ils aimeraient retrouver la dimension spirituelle qui leur a définitivement échappé.

Jusqu’à la fin, ils resteront tenaillés par cette tension entre la dimension spirituelle et temporelle du politique au cœur de notre imaginaire qu’ils n’auront pas su dépasser au sommet de l’Etat. La seconde raison est de nature historique, causale, et découle du moment néolibéral actuel. Au fond, nos derniers présidents ont tous connu les mêmes séquences politiques au cœur de la dépression française.

Un président, pour se faire élire, doit réactiver notre imaginaire, dont il sera l’acteur principal lors de la présidentielle. Consciemment ou inconsciemment, il aura dû s’indexer à la nation quant à sa posture et son projet qui fondera la victoire. Or dès qu’il arrive à l’Elysée, il est affecté d’une autre logique, celle du sommet de l’Etat. Ce dernier se trouve enclavé dans une Europe néolibérale qui dispose d’une logique inverse de celle de la nation. Cette dernière, pour s’assembler, pour faire rayonner son génie, doit se projeter dans l’espace et le temps, un projet politique. A l’inverse, le sommet de l’Etat, Bercy, Matignon et les cabinets ministériels et hautes administrations demandent à la nation d’intérioriser les contraintes économiques extérieures de l’Union européenne guidée par une culture, une gouvernance et des politiques néolibérales.

Cette contradiction entre l’Etat et la nation, qui rythme l’actualité politique et les équilibres au sein de notre exécutif, comme un culbuto, est à l’origine de notre dépression et du délitement du lien entre le président et le pays. Tous les présidents auront connu les mêmes séquences : conversation avec la nation et élaboration d’un contrat politique, institution d’un style présidentiel au travers du rite laïc de la dispute commune que représente une campagne présidentielle, dévotion du pays au moment de l’intronisation à l’Elysée, puis attentisme, réformes néolibérales, déception, dépression, révoltes ou jacqueries, pauses réformatrices et enfin défaite, hormis la circonstance exceptionnelle de 2002.

Les anciens présidents voient le nouveau président répéter, raviver, sous une forme différente, la tragédie sous les mêmes astres de la rupture du lien avec le pays dont ils voudraient s’extraire au travers d’une posture en surplomb de leurs successeurs. La troisième raison est d’ordre psycho-politique. Dans un moment où le néolibéralisme laisserait comme impératif aux présidents de «bien s’adapter» au monde extérieur et où les craintes individuelles et collectives qui en résultent font prévaloir les dimensions d’incarnations présidentielles sur les dimensions politiques, la question symbolique sur la question sociale ; là, le tempérament du président devient essentiel. Les Français politisent les questions psychologiques et psychologisent les questions politiques.

A l’occasion des élections, les citoyens cherchent un président avec une façon d’être et de faire à l’inverse de celui du prédécesseur. Prenons pour exemple le président Jacques Chirac après 2002 lorsqu’il se fait réélire face à Jean-Marie Le Pen. Contrairement à ce que l’on pense, il n’a pas la légitimité politique pour engager des réformes.

A la fin de son quinquennat, Chirac est regardé comme un «roi fainéant», et le pays va trouver en un Nicolas Sarkozy un tempérament à l’opposé : volontariste, jusqu’à l’excès politique et personnel tant le nouveau président est animé par un besoin de reconnaissance. Sitôt élu, il se comporte comme un Américain, exposant sa vie privée et segmentant les Français, abaissant la symbolique française de la fonction présidentielle avec le moment Fouquet’s qu’il va traîner tout au long de son quinquennat et lors de sa seconde campagne présidentielle. Assez rapidement dans les études d’opinion, l’ex-président Chirac connaît un retour en grâce : finalement, on appréciait son style présidentiel gaullien et humain…

Après Nicolas Sarkozy, c’est son antithèse François Hollande, le «président normal», qui est élu. Sa placidité et son réalisme, quoiqu’issus de la gauche, semblaient dire que nous pouvions tous nous en sortir au risque du procès de conservatisme qui va faire le retour en grâce dans l’opinion, et non dans les urnes, de son prédécesseur. Après la fin du quinquennat Hollande, l’amenant au renoncement même à se représenter, le pays se tourne vers un jeune, dynamique et entreprenant candidat : Emmanuel Macron, dont les embardées verbales et sociales donnent un espace à son prédécesseur pour revenir. Ces yoyos respectifs de l’opinion à l’égard des ex-présidents, générateurs de relectures avantageuses de leurs bilans en comparaison des faiblesses des présidents en exercice, leur laissent des espaces politiques pour livrer leurs conseils et critiques.

RT France : Le prédécesseur d’Emmanuel Macron multiplie les déclarations aux médias. La dernière en date est celle du 30 août quand, sur le plateau de France 2, François Hollande a fustigé l’usage du maintien de l’ordre notamment lors des manifestations. Pourquoi cette prise de position et à qui cette remarque est-elle destinée ?

SR : D’abord, l’ex-président François Hollande est le premier président qui s’est retiré de lui-même de la vie politique en ne se représentant pas devant les Français. Son remords est donc double. Il a été battu sans s’être battu devant et pour les Français. Mal parti dans la défense de son bilan, critiqué à gauche, il s’était de lui-même sabordé en laissant entendre qu’il participerait, lui président sortant, à une primaire des appareils de gauche avec des personnalités socialistes et écologiques secondaires. Privé ainsi de la symbolique présidentielle de la fonction, il se trouvait isolé et éloigné des Français. Le peuple savait d’ailleurs au moment de ce renoncement que la situation de la France était grave. Seconde raison, et de façon exagérée, Emmanuel Macron est présenté soit comme l’héritier, voir l’émanation de François Hollande, soit comme celui qui l’a trahi. Cela place l’ex-président dans une situation très inconfortable et désagréable qui l’amène à devoir sortir du bois, pour se distinguer de son successeur, ce qui est paradoxal et le conduit à vouloir prendre sa revanche.

RT France : L’autre ancien chef de l’Etat Nicolas Sarkozy, en campagne de promotion de son dernier livre, a lui aussi donné des interviews. Trouvez-vous qu’il exprime un avis plus modéré sur l’action du gouvernement actuel et du président ? Pourquoi ?

SR : L’ex-président Sarkozy doit se retrouver pour partie dans le tempérament du jeune président Macron. Et puis il a sans cesse besoin de se sentir aimé, utile, nécessaire. C’est le syndrome du sauveur, le triangle de Karaman du nom du psychologue qui l’a repéré et théorisé. Ce type de personnalité peut passer sans s’en rendre compte du registre du sauveur : «Je dois sauver la France et m’engager…», à celui du persécuteur : «Parce que la droite est nulle…», à la figure de la victime : «Cela va m’exposer au détriment de mon bonheur avec Carla»… Nicolas Sarkozy doit sans cesse être en mouvement en survolant le réel pour se sentir utile. Enfin en ce moment, cette fois, pour des raisons très prosaïques : il intervient dit-on en conseil du président Macron. Il lui aurait suggéré des noms pour la composition du gouvernement Castex. Comme l’ancien président a un calendrier judiciaire chargé, il doit penser que mieux vaudrait toujours rester influent. Le calendrier judiciaire est aussi un élément important à considérer ici…

RT France : Selon les médias, Emmanuel Macron a consulté ses deux prédécesseurs en juin pour notamment aborder la sortie de la crise engendrée par la pandémie de Covid-19. Le président a-t-il besoin des anciens locataires de l’Elysée ?

SR : Je trouve légitime que le président de la République, dans une situation aussi inédite et grave, consulte non seulement experts, politiques mais également ses prédécesseurs. L’on n’imagine pas quand on est simple citoyen ou analyste, ce qu’il faut de courage, ou d’inconscience, pour être président de la République en France. Dans le moment néolibéral actuel, la dépression française provient de ce que notre façon d’être est contradictoire avec notre environnement européen et avec la globalisation néolibérale. Seuls les présidents, depuis l’Elysée, peuvent prendre la mesure des choses, eux qui doivent sans cesse arbitrer entre la France et l’extérieur, l’Etat et la nation, et au sein de cette dernière entre classes sociales. Quand arrive une pandémie dont on ne mesure pas les effets, le président est entouré dans ses cabinets de technocrates, d’experts et dans son entourage proche de seulement deux ou trois personnes en qui il a une totale confiance. Il écoute aussi des visiteurs du soir.

Mais les grandes décisions sont solitaires car si tout va bien, les conseils et avis sont souvent contraires. Le président tranche sur les grandes décisions qui engagent réellement ou symboliquement le pays. Il y faut de la hauteur, de la lucidité et du courage. Pensons au président Chirac confronté aux pressions pour renverser le régime de Saddam Hussein en Irak aux côtés des Américains. Dès lors, seul un ancien président peut comprendre l’actuel. Emmanuel Macron, échangeant avec Nicolas Sarkozy et François Hollande, s’adresse à des hommes qui ont connu des crises majeures tels les attentats de Charlie ou du Bataclan, l’intervention au Mali pour contrer l’offensive des islamistes, la crise des subprimes de 2008, ou la crise géorgienne, et chacun a connu des crises sanitaires. Je ne dis pas que les deux prédécesseurs ont fait tout ce qu’ils auraient dû faire, mais sur le moment, ils ont bien réagi face à crises majeures : en conformité avec notre imaginaire. C’est important que des présidents puissent, dans des moments décisifs, avoir l’avis de leurs prédécesseurs.

RT France : Quel rôle, à votre avis, devraient jouer Hollande et Sarkozy dans la crise que traverse la France aujourd’hui ?

SR : La dépression politique à laquelle se rajoute une crise pandémique majeure aux effets incontrôlés que connaît la France ne date pas d’aujourd’hui. Là où les anciens présidents pourraient aider l’actuel chef d’Etat et le pays, c’est en se demandant ce qui dysfonctionne entre le peuple, la nation française et l’Union européenne, dans la capacité de dire une vision, un projet et de mettre en œuvre sa réalisation. Cette année, nous célébrons les 150 ans la République. Je pense que c’est l’occasion de rappeler que ce sont les valeurs de la République qui nous tiennent ensemble. La République ce n’est pas seulement des idéaux, c’est une politique à mettre en œuvre, un combat.

Il faut que les présidents de la République disent à la nation là où le président les conduit. C’est le point commun que je vois entre les trois derniers présidents : une fois élus, ils n’ont jamais dit où ils voulaient emmener la France dans 15 ans. Le génie français n’est certainement pas d’inverser les fins et les moyens comme c’est le cas depuis la chute du mur de Berlin. Avant de réformer la France, il faut expliquer le cap, les finalités, la vision politique, le projet qui justifient les politiques menées. Cela pose immanquablement la question de ce qu’est devenue l’Union européenne. Il n’y a pas de République, de démocratie sans souveraineté populaire, nationale. Si cela ne change pas, nous connaîtrons sans cesse les mêmes engouements, distances et divorces entre la nation et ses présidents de la République, puis les passions tristes l’emporteront.


Stéphane Rozès, président du CAP (Conseils, analyses et perspectives), est également enseignant à Sciences-Po et HEC.


 

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