Quatre questions sur le système

03.09.2019

Point de vue

Par Kaddour Naïmi – Quelle que soit l’action humaine, individuelle ou collective, partout et toujours, quatre questions fondamentales se posent, exigeant des réponses. Bien entendu, la pertinence des premières conditionnent celle des secondes. Dans ce texte, considérons l’action populaire collective dans sa caractéristique d’unité complémentaire avec l’action individuelle. A ce sujet, examinons des problèmes qui ne sont, en réalité, que des banalités élémentaires, cependant occultées par ceux qui tirent profit de cette occultation.

Bases sociales fondamentales

Intéressons-nous au peuple et à l’individu victimes de trois fléaux sociaux : 1) exploités économiquement, 2) dominés politiquement, 3) conditionnés idéologiquement. Toute considération qui n’examine pas ces trois aspects, dans leur unité complémentaire, ne peut effectuer que des observations superficielles, par ignorance, ou manipulatrices, parce que visant à défendre des privilèges illégitimes. En effet, un type de système économique engendre et implique, pour exister, un type correspondant de système politique, et ces deux systèmes, pour se légitimer, engendrent et impliquent un système idéologique de «valeurs», de «normes», de «principes».

Pourquoi ?

Pourquoi des individus, composant un peuple (ou un peuple composé d’individus) agissent ou devraient-ils agir ? D’après ce qui précède, c’est pour se libérer des trois fléaux caractérisant le système social qui les oppriment.

Le premier fléau est matériel : c’est le vol de leur force de travail (physique et/ou intellectuel) par un individu privé ou un Etat géré par une oligarchie, lesquels sont détenteurs des moyens de production matérielle collective. Or, l’examen historique objectif montre que cette détention est illégitime, car elle est, à son tour, le produit d’un vol opéré d’une manière ou d’une autre, illégale ou justifiée par une «légalité» imposée par la force complémentairement à la ruse. On sait que les «lois» sont toujours conçues, promulguées et imposées par le plus fort, plus exactement par le groupe ou la classe sociale les plus forts, cette force se manifestant en première (ou dernière) instance par l’exercice de la violence organisée.

Pour mettre fin à ce vol de la force de travail, le seul moyen efficace est d’éliminer le système politique qui permet ce vol, et, pour mettre fin à ce système politique, le seul moyen efficace est d’éliminer le système idéologique qui le légitime.

Pour remplacer ces systèmes par quoi ? Remplacer le vol des moyens de production collective par leur restitution et possession par la collectivité elle-même, à travers ses institutions propres. Jusqu’à aujourd’hui, une solution existe (non pas un «modèle»), mais elle fut toujours éliminée par la force oligarchique : l’autogestion économique. Sans cette rupture avec l’exploitation économique et son remplacement par la coopération libre, égalitaire et solidaire, aucune autre solution n’a éliminé le fléau qu’est le vol de la force de travail humaine.

Seulement, la gestion collective (à ne pas confondre avec l’imposture dite «socialisme» ou «communisme» qui furent en réalité des capitalismes étatiques) de l’économie permet et implique un système politique où l’Etat est réellement au service de la collectivité et non pas d’une oligarchie privée ou étatique. Et seulement ainsi le système de production des idées ne sera plus un conditionnement au service d’une exploitation économique et d’une domination politique, mais un enrichissement au bénéfice d’une coopération économique libre, égalitaire et solidaire, et d’une gestion politique au service de la collectivité tout entière.

Par qui ?

Qui, individu ou peuple, peut et doit opérer ce genre de changement social radical ? La réponse est dans la question : tout individu et tout peuple privés de sa force de travail physique et/ou intellectuelle. En parlant ainsi, on dépasse la notion de «classe ouvrière», de «classe laborieuse» entendue uniquement comme fournissant un travail physique. Il est vrai que les personnes qui vivent (plus exactement survivent) uniquement par la vente de leur travail physique sont les plus exploités économiquement. A ce sujet, n’oublions pas les femmes, doublement exploitées : en tant que travailleuses et en tant qu’épouses. Cependant, les personnes qui vendent leur travail intellectuel au profit de celui qui leur donne un salaire, ces personnes, également, bien que moins exploitées, le sont tout de même.

Dans le passé, on crut au mythe de la «classe ouvrière» ou «prolétarienne», parce que composante sociale la plus nombreuse et la plus organisée, pour réaliser le changement social radical. L’histoire montra que ce fut une erreur. Non seulement cette classe sociale ne parvint pas à réaliser le changement programmé, mais elle fut victime : d’une part, elle resta exploitée dans le système capitaliste (avec quelques arrangements dans les sociétés de capitalisme dit «social», autrement dit «social-démocrate») ; d’autre part, dans les systèmes de capitalisme étatique (masqué en «socialisme», «communisme» ou «démocratie populaire»), cette classe sociale en fut réduite à ne pas même avoir le droit d’avoir un syndicat pour défendre ses intérêts. Elle fut soumise à un patron absolu que fut l’Etat oligarchique.

Quant à la paysannerie, elle fut toujours manipulée comme masse de manœuvre pour, finalement, être rejetée dans l’éternel mépris et l’éternelle exploitation (de la Chine «communiste» à l’Algérie «démocratique populaire»).

Par conséquent, un changement social radical, tel que décrit ici, concerne tous les individus qui sont exploités d’une manière ou d’une autre, dans le vol de leur force de travail physique ou intellectuelle, sans oublier la femme en tant que soumise à l’homme.

Pour qui ?

A cette question, la réponse est déjà dans la question précédente : un individu (homme ou femme) ou un peuple opprimés combattent pour éliminer l’oppression dont ils sont victimes. Autrement, leur action en fait uniquement une masse de manœuvre servant des intérêts qui leurs sont étrangers, donc perpétuant, d’une manière ou d’une autre, la domination sur les individus et le peuple opprimés.

Comment ?

Par la violence, le changement a toujours et partout échoué. Il a donné naissance uniquement à une oligarchie de type inédit, privée (capitalisme privé dit «libéralisme») ou étatique (capitalisme étatique maquillé en «socialisme» ou «démocratie populaire»). Pourquoi ce phénomène ? Parce que ceux qui emploient la violence pour détruire un système social, continuent immanquablement à employer la violence pour construire un système social nouveau. Et pourquoi continuent-ils à employer la violence ? Officiellement, pour éliminer les ennemis, partisans du système abattu. Cela est vrai, mais, pour dire toute la vérité, ces nouveaux dirigeants recourent à la violence également pour éliminer ceux qui leur reprochent de s’ériger en nouvelle oligarchie, de forme étatique. La preuve : le nombre des personnes parmi le peuple et ses authentiques défenseurs qui sont victimes de la répression dite «révolutionnaire» est infiniment plus grand que celui des partisans du système détruit. On constate ce mécanisme depuis la Révolution française de 1789 jusqu’aux révolutions dites «prolétariennes» ou «nationalistes populaires».

Une question se pose alors : pourquoi des révolutionnaires authentiques durant le combat pour détruire un système social honni se transforment en dictateurs sanguinaires contre leur propre peuple ? Avançons une hypothèse dont le développement sera examiné dans un autre texte : la cause en est dans la persistance d’une mentalité autoritaire hiérarchique, typique de l’époque préhistorique.

Pour changer radicalement un système social (c’est-à-dire en éliminer le vol de la force de travail et instituer la coopération libre et égalitaire), il reste donc le recours à la méthode pacifique. Hélas, ses résultats ne sont pas décisifs. La méthode gandhienne a obtenu l’indépendance nationale, mais n’a éliminé ni la structure sociale inégalitaire ni la formation d’une armée dotée de la bombe nucléaire. Quant à la méthode de Martin Luther King, elle a relativement établi des droits sociaux pour les Etats-uniens d’origine africaine, mais ils demeurent encore les plus exploités.

Notons également les carences des principaux soulèvements populaires pour l’émancipation générale. Les successifs authentiques partisans d’un changement radical au bénéfice du peuple (révolution française, commune de Paris, Soviets russes, collectivités espagnols, révolution chinoise, cubaine, etc., autogestion algérienne) ont manqué d’un élément stratégique : une auto-organisation assez puissante pour constituer un pouvoir autonome décisif dans le rapport de force avec l’oligarchie au pouvoir. Cette carence, selon les militants les plus avertis de ces mouvements, avait pour cause une insuffisance d’éléments suffisamment formés sur le plan théorico-pratique pour fournir au peuple les connaissances indispensables afin de transformer avec succès ses revendications en réalisations concrètes.

Concernant l’actuel soulèvement populaire en Algérie, il semble que l’action souffre des mêmes carences : inexistence d’une organisation autonome assez forte, dotée de ses représentants authentiques (librement élus, révocables à tout moment, ne jouissant d’aucun privilège matériel) pour passer des manifestations hebdomadaires des rues à la construction d’institutions autonomes d’autogestion sociale, libres, égalitaires et solidaires. Existe-t-il une autre solution (efficacement au service du peuple) pour concrétiser les droits légitimes de ce peuple qui clame ce principe fondamental : «Par le peuple et pour le peuple» ? Un mal dont on n’extirpe pas la racine (c’est le sens exact du terme «radical») économique, ce mal peut-il être guéri ? Ce mal a comme nom successivement esclavagisme, féodalisme, capitalisme privé, capitalisme étatique.

Quand donc remettra-t-on dans le débat l’autogestion comme système social, avec ses principes fondamentaux : liberté, égalité, solidarité au sein et entre les nations de cette planète ?

K. N.

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NDLR : Les textes publiés engagent la seule responsabilité de leurs auteurs; ils contribuent  librement à la réflexion, sans représenter automatiquement l’orientation de La Tribune Diplomatique Internationale.


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