Quelle presse quotidienne régionale dans la France d’outre-mer ?

   02.06.2020

L’unique quotidien régional des Antilles et de la Guyane françaises, France-Antilles, a évité la liquidation le 17 mars 2020, grâce au rachat par NJJ Press. Ce quotidien, que le ministère de la Culture voulait préserver grâce à l’amendement Charb, a finalement été sauvé par Xavier Niel.

Cette mise en liquidation de l’activité du groupe France-Antilles et sa reprise deux mois plus tard, offrent cependant une lecture des mutations qui travaillent les outre-mer français ; ces événements éclairent les rapports que ces derniers entretiennent avec la métropole. La gestion publique des problématiques liées à ces territoires réactive des représentations conflictuelles du passé.

Pour ces terres non indépendantes politiquement, des revendications post-coloniales renvoient surtout aux discours, pratiques et représentations qui accompagnent des mouvements de décolonisation, plutôt qu’ils ne leur succèdent. La citoyenneté, l’égalité demeurent en France hexagonale comme dans ses outre-mer des problèmes récurrents pour ceux qui, au sein de la communauté nationale, vivent les discriminations. Une forme de colonialité persiste dans un pouvoir républicain qui s’organise à la fois politiquement, économiquement et socialement.

Une reprise d’activité qui sauvegarde l’emploi

« Dernière publication » du quotidien francophone France-Antilles, le 1ᵉʳ février 2020, à Pointe-à-Pitre, sur l’archipel français des Caraïbes de la Guadeloupe. Avant le Rachat par NJJ Presse en mars 2020, le quotidien allait disparaître, après plus de 50 ans de publications.   Cedrick Isham Calvados/AFP

Avec une activité économique fragile, un taux de chômage record, des minima sociaux importants, la question de l’emploi en outre-mer reste généralement tendue. La reprise de l’activité du groupe France-Antilles par NJJ Press, filiale Médias de la holding personnelle de Xavier Niel, le fondateur de l’opérateur télécom Free, présente ici, un intérêt certain.

En plus de reprendre les trois éditions, NJJ Press propose de garder plus de la moitié des 235 salariés : 68 sur 96 en Guadeloupe, 34 sur 83 en Martinique, 6 sur 23 en Guyane, 16 sur 31 pour la partie administrative et web.

Le groupe souhaite conserver une édition papier quotidienne, avec une réduction éventuelle de sa pagination. Aux Antilles, il prévoit de centraliser l’impression en Guadeloupe et le transport des journaux par bateau ou avion jusqu’en Martinique. Pour la Guyane, il envisage la sous-traitance de l’impression et de la diffusion, mais l’offre serait digitale dans un premier temps. Globalement, le nouveau propriétaire du quotidien désire renforcer l’offre numérique du journal et développer une activité événementielle.

L’administrateur judiciaire chargé du dossier France-Antilles juge la proposition de Xavier Niel « solide sur le plan économique ». Des deux autres offres de reprise à l’étude jusque-là, aucune n’était aussi aboutie.

Un soutien financier attendu de l’État

Dans un communiqué commun, les ministres de la Culture et des Outre-mer prennent acte de la décision de mise en liquidation du groupe France-Antilles :

« [Ils] regrettent que la mobilisation d’investisseurs privés, aux côtés d’un soutien exceptionnel de l’État, n’ait pas été suffisante pour permettre un projet de reprise… »

Au-delà d’un soutien appuyé en faveur d’une presse locale aux Antilles et en Guyane, les représentants du gouvernement réaffirment l’accompagnement de l’État pour « contribuer à faire vivre le pluralisme de la presse et de l’information dans les territoires ultramarins ». Déjà, lors de ses vœux à la presse, le président de la République, Emmanuel Macron, avait annoncé qu’il engagerait « des mesures spécifiques » en faveur d’une presse d’outre-mer « particulièrement fragilisée ».

Avec la validation de l’offre de reprise de Xavier Niel, co-actionnaire du Monde, propriétaire de Nice-Matin, la satisfaction de la ministre des Outre-mer, au nom d’une presse quotidienne régionale de qualité, libre et plurielle et pour la défense de la vie démocratique, n’est pas une surprise. C’est à la suite de requêtes successives du procureur de la République que le tribunal de commerce prononce la poursuite d’activité de France-Antilles dans l’éventualité de dépôt de nouvelles offres. La candidature, bien que hors délai de NJJ Press, est reçue très favorablement par le magistrat responsable du Parquet, qui engage une procédure exceptionnelle.

Dans son projet estimé à 8 millions d’euros, si NJJ Press avance 3,5 millions, le reste provient de financements publics, dont les subventions du ministère de la Culture et des collectivités territoriales de Guadeloupe et de Martinique et d’un prêt du Fonds de développement économique et social, qui provient du compte spécial du Trésor français. La part du financement public comme la manière de procéder marquent une continuité dans la gestion par l’État des affaires outre-mer.

Une présence singulière de la République dans son espace ultramarin

Historiquement, France-Antilles est née de la volonté du gouvernement français et le projet a été piloté depuis la métropole. Dans un contexte à la fois mondial de décolonisation et national de campagne présidentielle, la première édition du quotidien intervient en mars 1964, lors de la visite officielle du Général De Gaulle en Martinique.

Le général de Gaulle, monté sur des caisses, prononce un discours,      le 23 mars 1964, à Fort-de-France, lors de son voyage aux Antilles. AFP

Le premier numéro « La Martinique accueille le général de Gaulle » », cherche à créer l’adhésion autour de la figure du président sortant. Le projet éditorial vise à mettre en place un organe de presse qui renforce les liens entre la France métropolitaine et son département ultramarin. Sa ligne se résume à porter haut la voix de la France dans ses outre-mer.

Au départ, l’entreprise qui étend son activité sur la Martinique, puis la Guadeloupe (1965) et enfin la Guyane (1973) est une filiale du groupe Hersant. Son PDG, Robert Hersant, est patron de presse, député de l’Oise, et ancien pétainiste pendant l’Occupation. C’est grâce au soutien de son ami personnel, Alain Peyrefitte, alors ministre de l’information du Général de Gaulle, à l’aide de fonds publics, que Robert Hersant installe le quotidien régional aux Antilles.

France-Antilles : Histoire d’une presse sous influence, le 2 février 2018 par France TV.

Durant de nombreuses années, France-Antilles sert la volonté du pouvoir d’influencer son lectorat en faveur de la métropole. Dans les années 1980, on assiste à plusieurs tentatives de contestation du monopole du journal avec la création de l’Echo des Antilles porté par un journaliste martiniquais, Roland Laouchez ; le Quotidien des Antilles, lancé par le publicitaire parisien, Hubert Haddad, président de l’Organisation française des relations extérieures et sociales (300 publications en France et en outre-mer), directeur de la régie publicitaire de la radio et télévision de Polynésie. Haddad est aussi connu pour ses « sympathies » politiques à gauche.

Roland Laouchez, KMT.

Toutes ces tentatives interviennent après l’accession du socialiste François Mitterrand au pouvoir en France. Si ces initiatives échouent dans les faits, ces actions parviennent à infléchir France-Antilles dans le sens des réalités locales.

Dans le même temps, avec la réforme de décentralisation de 1982, qui favorise l’exercice des conquêtes de libertés politiques, sociales, et culturelles, le traitement de l’information par le quotidien change en s’efforçant de se rapprocher des identités antillo-guyanaises. Aujourd’hui, France-Antilles représente surtout une part du patrimoine de l’histoire contemporaine des territoires qui l’ont vu naître.

Des sociétés à l’épreuve des faits (post)coloniaux

La liquidation évitée de France-Antilles révèle les jeux politiques et les enjeux postcoloniaux du monde ultramarin français. Les appareils d’État et les dispositifs qui leur sont proches, comme les forces de l’ordre, la justice, l’enseignement et l’information, orientent les sociétés locales. Comme France-Antilles, les médias audiovisuels du service public dans ces territoires (La 1re, France Télévisions) remplissent autant cette fonction que des médias locaux privés influents, telles Radio caraïbes internationales (RCI) ou ViaATV en Martinique.

De même, les politiques publiques, notamment celles en rapport avec les flux de populations (migrations, emplois) et de marchandises (import-export, commerce) limitent les aspirations de ces sociétés, avec souvent l’aide des représentants locaux des catégories sociales les mieux loties. Citons l’organisation par l’État, depuis les années 1960, de migrations croisées massives entre populations jeunes et actives locales, et ressortissants de l’hexagone ; ou également l’existence sur place d’oligopoles commerciaux hérités des structures socio-économiques coloniales qui quadrillent toute activité économique sur ces territoires.

Un deuxième élément de réponse est à rechercher dans le contentieux encore présent entre l’ancienne métropole et ses anciennes colonies, qui empêche de saisir les dynamiques liées aux rapports entre culture des anciens colons et cultures des anciens colonisés.

Quel regard la France porte-t-elle sur le fait colonial ? Quelles perspectives de refondation les outre-mer proposent-ils notamment dans leurs outils médiatiques et culturels ? Depuis la départementalisation portée par la loi d’assimilation (1946), on peut s’interroger sur le degré d’achèvement d’un processus de décolonisation outre-mer avec son lot de consultations statutaires et de réformes institutionnelles qui aménagent le statu quo. On peut également se demander si la société française est décolonisée sur le plan des idées, des représentations, des idéologies et des imaginaires que ses élites politiques, culturelles, artistiques voire médiatiques, font circuler en son sein.

Bien au-delà de l’image d’Épinal d’une presse libre, plurielle, soutien de la démocratie, le défi pour France-Antilles reste encore de s’affranchir entièrement de son rôle historique de relais entre la métropole et ses confettis. L’unique quotidien des Antilles et de la Guyane doit pouvoir traiter l’information de manière à offrir à ses lecteurs les moyens de se déterminer dans leur lieu au quotidien en tant que citoyens.


Auteur :

Maître de conférences (sciences de l’information et de la communication), Université des Antilles


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