Roman : « GRANDE TERRE, TOUR A » de Kadour Naïmi – partie II, chap. 15

La Tribune Diplomatique Internationale publie ce roman

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       depuis  le 21 décembre

 

 

 

 

 

 

15. Le loup dans la bergerie

 

Le lendemain, au soir, en compagnie de Si Lhafidh, Karim est dans un tout petit local. Le lieu est très modeste, éclairé par une seule lampe électrique accrochée par un fil au plafond. Une réunion est en cours. Les présents sont une dizaine, jeunes pour la plupart, l’expression tendue.

Si Lhafidh les informe :

– Je me suis permis d’inviter mon ami et voisin d’immeuble, Karim. Il fait partie de la

section syndicale autonome de l’hôpital. M’ayant interrogé sur l’autogestion, je lui ai dit

de venir, pour la voir fonctionner ici concrètement.

Des rires amicaux répondent à ces paroles. Ali, un membre du groupe, de l’âge de Karim, intervient, d’une voix calme, simple, sans aucune emphase :

– Parmi nous, lui explique-t-il, il n’y a pas de chef ; nous le sommes tous. Malheureusement, il n’y a pas de femmes chômeuses parmi nous, pour le moment. Nous essayons de les convaincre de venir défendre leurs droits. Actuellement, une seule nous a rejoint.

Il désigne une jeune fille assise sur un vieux banc de bois. Elle porte une djellaba féminine sombre, mais son visage est découvert. Karim reconnaît, avec surprise et plaisir, Zahra. Se tournant vers Si Lhafidh, il précise :

–  C’est notre voisine du rez-de-chaussée !

– Ah ! dit le vieil homme, tout content.

Ali expose la situation :

– À tour de rôle, chacun de nous représente notre comité. Celui qui sait comment faire le représentant l’apprend au membre qui l’ignore. Et nous prenons nos décisions de manière totalement libre, après une discussion franche entre nous. Nous préférons discuter le plus longtemps possible pour parvenir à l’unanimité. C’est très important pour assurer l’unité et la cohérence de notre groupe. Autrement, nous suivons la décision de la majorité. L’égalité absolue entre nous, la liberté totale d’expression et la solidarité parmi nous, voilà notre ciment unificateur. C’est notre force. En plus, n’ayant pas de chef parmi nous, les autorités ne peuvent pas nous neutraliser en emprisonnant cet éventuel chef. Cependant, nous reconnaissons que certains parmi nous sont plus instruits que les autres ; cela ne leur donne pas le droit de se croire supérieur ou de jouer au chef. Ce qu’on attend d’eux, et c’est ce qu’ils font, c’est de fournir leur savoir à ceux qui en manquent. C’est cela notre autogestion, nous les chômeurs… Et  chez vous, dans votre section syndicale, comment vous fonctionnez ?

Karim  est un  peu embarrassé.

– Pas tout-à-fait comme vous. Chez nous, il y a une tendance à croire que

celui qui sait le plus doit être le chef. Cela crée des problèmes, évidemment. Cette envie de jouer au chef est notre principal difficulté, c’est notre faiblesse.

– Chez nous, aussi, ce problème est apparu. Nous avons rapidement compris qu’il menaçait notre activité, et nous l’avons résolument éliminé. De même, des représentants de partis politiques sont venus nous voir. Là, aussi, nous avons compris que leur but n’était pas de nous soutenir en respectant notre autonomie, mais de nous utiliser dans leur tactique politique, rien d’autre. Alors, nous les avons remerciés. Nous préférons compter uniquement sur nos propres forces ; néanmoins, bienvenue aux soutiens à condition qu’ils  ne pensent pas faire de nous des marionnettes à leur service. Ceci dit, quelqu’un nous a aidés dans notre action. Et nous lui sommes infiniment reconnaissants.

Il indique avec respect Si Lhafidh. Karim, étonné, le regarde comme pour l’inviter à lui fournir plus ample information.

Ali s’adresse à Si Lhafidh, en indiquant Karim :

– Tu lui expliques ou je lui explique ?

– Je t’en prie ! l’invite le vieil homme, en joignant le geste à la parole.

Ali reprend :

– Si Lhafidh, juste après l’indépendance, a fait partie d’un comité d’autogestion. C’est lui qui nous a parlé, pour la première fois, d’autogestion, et nous a expliqué son fonctionnement et ses objectifs. Ce fut pour nous, jeunes, une très belle surprise. Nous n’en savions rien, sinon que c’était une mauvaise chose, du désordre, bref une catastrophe. Elle était confondue avec les actes prétendus « socialistes » des régimes d’après l’indépendance… En écoutant Si Lhafidh, nous avons découvert la vérité. Nous avons constaté l’imposture, et compris que l’autogestion fut une expérience merveilleuse, malheureusement étouffée ; néanmoins, il est possible de la reprendre, en nous efforçant d’éviter son élimination par ses adversaires. Nous savons combien ils sont forts, nombreux et sans pitié. Mais, les colonialistes, avant le déclenchement de la guerre de libération nationale, n’étaient-ils pas, eux aussi, forts, nombreux et sans pitié ?… Alors, nous devons reprendre le flambeau de nos aînés. Eux, ils voulaient et ont obtenu l’indépendance. À nous d’établir dans notre pays la liberté et la solidarité.

Ces paroles pénètrent dans l’esprit de Karim tels des flammes ardentes lui réchauffant le cœur, de lumineux rayons de soleil lui éclairant l’esprit. Son exaltation est si forte qu’elle provoque en lui l’envie de crier sa joie. Aussitôt, un autre désir le saisit, irrésistible : il se précipite vers Ali et l’enlace fougueusement. Celui-ci l’enveloppe également de ses bras. Les deux restent ainsi liés l’un à l’autre pendant un long moment. À cette éclatante manifestation de fraternité, Si Lhafidh est très ému, tandis que Zahra est profondément troublée.

 

Le lendemain, elle rend compte de la réunion à son chef policier, dans son bureau.

– Ah, là, je te félicite, lui dit-il ! Tu as fait du bon travail !… Il faut que tu parviennes à savoir s’il y a d’autres personnes derrière les membres du comité, en plus de ce vieux Hafidh.

En quittant le bureau, Zahra marche sur le trottoir de la rue principale du centre-ville. Pour la première fois, elle jette un coup d’œil sur la plaque en haut du mur ; elle indique : « rue Larbi Ben Mhidi ». Ce nom résonne en elle. Zahra s’arrête et réfléchit.

Un portrait vu plusieurs fois à la télévision lui revient : le visage souriant, confiant et serein de cet homme, ou plutôt jeune homme d’une trentaine d’années. À ce souvenir tout-à-fait inattendu, que seul un psychologue chevronné des profondeurs humaines pourrait expliquer, Zahra sent quelque chose la tourmenter, sans parvenir à connaître le motif. L’image du patriote souriant et confiant, dans la fleur de son âge, mort pour l’indépendance, est soudain remplacée chez Zahra par celle de Karim et Ali enlacés fortement.

Quand Zahra reprend sa marche, cette dernière image persiste dans son esprit, longtemps, très longtemps. Elle crée dans l’intimité de la jeune fille quelque chose de vague mais constant, où s’alternent une sensation de glace à une autre d’intense chaleur. « Pourtant, se dit Zahra, ce n’est pas la période de mes menstruations ».

Soudain, une dernière image surgit dans son esprit : un loup dans une bergerie. Et ce loup, c’est elle, et les agneaux, ce sont les chômeurs, ainsi que Si Lhafidh et Karim.

Les jambes de Zahra semblent l’abandonner. Elle les secoue vivement pour leur redonner vie. Puis, elle s’immobilise, met précipitamment son dos contre un mur, respire profondément. Des gouttes de sueur apparaissent sur son front.

Après quelques secondes, pour ne pas attirer l’attention des passants, elle se ressaisit et continue son chemin. Elle s’efforce de ne penser à rien d’autre qu’à ceci : « Il faut que je parvienne à rentrer à la maison ! »

A suivre …


 

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