Roman : « GRANDE TERRE, TOUR A » de Kadour Naïmi – partie II, chap. 5-6

La Tribune Diplomatique Internationale publie ce roman

quotidiennement en chapitres

depuis  le 21 décembre 2021

 

 

 

 

5. Al mahboula

 

Sur la place, une jeune fille apparaît. D’une vingtaine d’années, elle porte des vêtements pauvres, déchirés et plutôt sales, en contraste avec son physique bien proportionné et son visage aux traits réguliers et agréables à voir. Elle s’approche d’une manière gauche, tenant en main un bouquet de marguerites des champs, au centre jaune et aux pétales blanches. Arrivée tout près de Saïd, elle s’arrête, saisit une fleur du bouquet et l’offre d’un charmant geste.

Le bénéficiaire, perplexe, la considère un instant. Il hésite. La jeune fille lui sourit, lui prend doucement la main droite, y met la fleur, puis, satisfaite, s’en va. Saïd, hébété, immobile, la regarde s’éloigner. Quand elle disparaît de sa vue, il met la fleur dans la poche de son pantalon, puis se remet au nettoyage.

Tout le quartier non pas connaît mais a vu cette mystérieuse jeune fille. Personne ne sait d’où elle vient, ni où elle habite. On l’appelle « al mahboula[1] ». Par un miracle inexplicable, personne ne semble avoir attenté à la pudeur de cette malheureuse. Curieusement, elle paraît respectée, ou, plutôt, sa folie jouit d’une sorte de respect étrange. « Un Djinn la possède », affirment les superstitieux. Concernant les personnes ayant perdu la raison, on pense qu’il s’agit d’un démon, aussi méchant que puissant ; pour ne pas en subir les fâcheuses conséquences, il faut l’éviter absolument, donc ne pas provoquer ou attenter à la personne habitée par ce djinn.

Bien que mal vêtue, les cheveux épars et le corps mal entretenu, on devine que cette jeune créature fut belle dans le passé. Sur son visage d’un ovale régulier, bronzé par le soleil, ses grands yeux noirs étincellent d’une lueur aussi intense qu’étrange.

Tour à tour Si Lhadifh, puis Karim s’approchèrent, dans le passé, de cette infortunée dans l’espoir de l’aider à sortir de sa situation. Elle se contentait de réagir avec un regard d’une tendresse bouleversante, puis elle s’éloignait en marchant comme si elle flottait sur le sol, à la manière des anciennes femmes chinoises et japonaises.

Si Lhafidh, Karim et bien d’autres personnes sensibles et généreuses craignaient de voir cette jeune fille subir des mal-traitements et même un viol. Mais, très curieusement, dans cette société où la violence est quasi endémique, cette jeune solitaire semble provoquer une crainte, due à la peur du fameux Djinn. « Mais, jusqu’à quand ? » se demandent avec inquiétude la plupart des gens, en la voyant surgir de temps en temps sur la place, qu’elle traverse comme un fantôme, cependant un spectre constitué d’un corps bien alléchant, désiré par les hommes.

Voici ce que personne ne sait de cette « mahboula ». Quelques années auparavant, à l’âge de seize ans, elle se mit à fréquenter une troupe de théâtre amateur dans un quartier périphérique. Un soir, après des répétitions qui durèrent tard le soir, sur le chemin du retour à pied vers sa demeure, un orage effroyable éclata et se prolongea longtemps. Il la contraignit à chercher un refuge ; elle ne trouva rien.

Sur la route, une voiture vint à passer. Elle s’arrêta. Le chauffeur ouvrit la fenêtre du véhicule, regarda avec surprise la toute jeune fille un instant, puis lui lança, très inquiet :

– Que fais-tu ici ?!

– Je rentre chez moi.

– Où habites-tu ?

– À environ une demie heure d’ici.

– Mais tu vas crever de froid ! répliqua-t-il, encore plus préoccupé.

Il ajouta de sa voix la plus gentille :

– Allez ! Viens ! Viens ! Monte dans la voiture, je te porterai chez toi.

L’interpellée, d’une nature confiante et douce, n’hésita pas.

Une fois dans la voiture, le chauffeur partit.

Quelques minutes après, il porta celle qu’il avait recueillie dans une chambre.

Là, il lui proposa une relation sexuelle. Elle refusa. Il recourut à la force. Elle résista, cria, se démena, supplia. En vain. L’animal réussit à la violer de la plus sauvage manière. La victime perdit connaissance.

Un peu plus tard, elle se réveilla dans un champ humide de la périphérie lointaine d’Oran, près de la Sebkha, le lac salé.

Faisant appel à toute la force qui lui restait, elle rentra chez elle. À sa mère, elle se contenta de justifier son absence nocturne par la prolongation des répétitions théâtrales.

Elle poursuivit ses études pendant une année, mais n’alla plus aux répétitions.

Un matin, au lieu d’aller au lycée, elle retourna dans le champ où elle se réveilla après son viol. Là, elle recueillit des marguerites. Pourquoi ?… Lors des dernières répétitions théâtrales, elle incarnait Ophélie dans la pièce de Shakespeare : Hamlet.

 

6. Le Divin argentier

 

De retour chez lui, Karim trouve son frère Mehdi. Il est venu rendre visite à sa mère, comme chaque semaine ou deux.

Âgé de vint-sept ans, deux ans de plus par rapport à Karim, il est de grande taille, d’une forte corpulence, bien musclé, un visage joufflu où pointent deux petits yeux de renard, toujours à l’affût, toujours méfiants, avec l’air de dire : « Quel sera, aujourd’hui, le salopard qui me trompera, et quel sera l’imbécile que je tromperai ? » À ce portrait, il faut ajouter l’expression hautaine de celui qui croit tout savoir, parce qu’il ignore jusqu’à son ignorance. Les prêches à la mosquée et celles écoutées dans son magasin  sur des CD sont pour lui « toute la science et toute la sagesse qu’il faut avoir pour tout comprendre et tout expliquer. Tout le reste est prétention, idiotie et hérésie ! » Bien entendu, il s’habille à la manière saoudienne et porte une barbe hirsute.

Il gère un commerce de vêtements importés de Turquie, dans le quartier populaire de Mdîne Jdîda [2]. Là s’activent des marchands de tous les genres. Les principaux opèrent dans les vêtements, avec des prix considérés à la portée du peuple. Ces produits sont généralement achetés à des entreprises où les travailleurs, généralement des femmes, sont exploités de la manière la plus éhontée, par des patrons qui déclarent fièrement : « C’est Allah qui fait les riches et les pauvres ! C’est écrit dans notre Saint Coran ! »

En accompagnant sa mère pour des achats dans ces magasins, Karim n’est pas étonné d’entendre, dans la plupart des boutiques, des enregistrements audio, diffusant toute la journée des sourates du Coran ou des prêches de clercs. Pour Karim, ces propos, d’une part, soulagent la « conscience » des marchands, qui vendent le plus cher ce qu’ils achètent au prix le plus bas, et, d’autre part, manipulent la foi des clients ; ces derniers ont l’illusion d’avoir à faire avec des marchands honnêtes, parce que croyants. En outre, certains de ces marchands, sinon beaucoup, portent les accoutrements des intégristes islamistes : barbe hirsute, gandoura et savates saoudiens. Ils savent que ces apparences font impression sur la crédulité populaire, et favorisent le profit marchand.

Dans le quartier s’activent, également, des vendeurs-acheteurs, quand pas  trafiquants, d’articles en or, présenté comme « pur, 18 carats ». Karim se désole de voir tellement de femmes du peuple venir dans cet endroit. Les unes aiment s’éblouir par l’éclat du métal jaune, symbole de richesse ; elles voudraient tellement le posséder. D’autres cherchent à « réaliser une bonne affaire » au détriment des personnes naïves.

Parfois, Karim éprouve des difficultés à conserver sa bonne humeur, en accompagnant sa mère dans cet antre du clinquant prétentieux et de l’affairisme pernicieux. C’est que la maman aime regarder ce qui brille. Cependant, elle n’est pas dupe : « Faut faire quand même attention si ce n’est pas du faux ! », dit-elle chaque fois à son fils.

Après des heures de visite dans diverses boutiques, de longues observations attentives, des marchandages tortueux sur le prix, enrobés de salamalecs onctueux, parfois la maman s’offre un « caprice », comme elle dit, mais toujours très modeste : une mince bague, ou deux petites boucles d’oreilles, ou une paire de fins bracelets. Oh ! Elle ne les met jamais, même pas pour assister à un mariage : « En cas de besoin, se justifie-t-elle, je peux les revendre, en espérant que le prix de l’or aura augmenté ! »… « Pauvre maman ! » se désole le fils en lui-même, incapable de remédier à ce défaut de sa chère mère.

Revenons au frère marchand de Karim. Il a préféré renoncer à ses études au lycée pour, déclara-t-il, « gagner de l’argent le plus vite possible ! En ce monde-ci, il n’y a que l’argent qui compte ! » En formulant ce jugement, il avait oublié, ou seulement occulté, son autre affirmation : « Allah seul et son Jugement dernier comptent ! » Toutefois, ce marchand ne souffre pas de se contredire ; il concilie parfaitement l’adoration de l’argent et la vénération de Dieu, l’un justifiant l’autre ! Les marchands du monde entier, quelque soit la religion professée, sont dans le même cas. Aux États-Unis, on est allé jusqu’à imprimer sur le dollar « In God We Trust »[3]. Et même dans les nations athées, comme la Chinoise ou la japonaise, quoiqu’en disent leurs moralistes, l’argent est le Dieu Suprême !

Cependant, Mehdi a un trait de caractère fort appréciable : il récuse la violence. Les tueries de la « décennie sanglante »[4] l’avaient profondément choqué : « C’est pas des Musulmans, ces gens-là, déclara-t-il, ce sont des criminels fous et des ennemis du vrai Islam ! » Karim apprécie donc, chez ce frère prétentieux et ignorant, ce qui lui reste de saine raison, malgré tout.

Avec cela, encore plutôt jeune, ce frère s’est déjà marié deux fois, a divorcé de la première en lui abandonnant trois petits enfants, sans leur accorder l’argent prévu par la loi. Avec la deuxième épouse, il a déjà quatre autres enfants, mais pense à s’en débarrasser pour se marier avec une troisième, plus jeune et plus belle. Elle sera contrainte à « consentir » à un « arrangement », parce qu’elle provient d’une famille pauvre : « L’important, lui affirme-t-on, est que tu as besoin de nourriture et d’un toit. Quelque soit l’homme qui te les assure, ce fait lui donne le droit d’être ton mari, et tu dois non seulement lui obéir, mais le bénir, en lui lavant les pieds quand il retourne à la maison ! »

Pour justifier sa tendance au changement de femmes, Mehdi présente cet argument : « Le Prophète Mohammed, que le Salut de Dieu soit sur Lui, n’a-t-il pas épousé beaucoup de femmes, et, vers la soixantaine d’années, la dernière âgée de moins de quatorze ans ? »… Toutefois, un soir, Mehdi confia à Karim le vrai motif de ses divorces : « Une fois que ma femme a accouché d’un enfant, elle ne m’attire plus physiquement. J’ai besoin d’une autre. Et, de ma part, c’est une action charitable : j’offre à manger et un toit à une pauvre jeune fille. »

Karim ne répondit jamais ce qu’il pensait d’un tel cynisme ; il savait  l’inutilité de sa réaction ou, plutôt, la colère furibonde qu’il aurait provoquée chez son frère. Karim était trop conscient de ce qui animait et motivait Mehdi : l’argent et le sexe, légitimés par l’Écriture Sainte, et proclamés par les prêtres. Mehdi n’a jamais lu le Coran ; il s’est contenté de ce que lui en disent les « oulama »[5].

Revenons à la rencontre familiale.

– Que faisais-tu, demande la mère à Karim, là dehors, sur la place ?… Je t’ai vu ramasser des immondices avec Saïd.

– Oui ! Je l’aidais.

– Comment ça, tu l’aidais ?

– Eh bien, à nettoyer les immondices.

– Mais nous le payons pour ça !

– Je sais, mais d’abord vous lui donnez une misère. Ensuite, il a trop de travail à faire, sans parvenir à le terminer.

– Mais, toi, pourquoi te mêles-tu de cela ?… insiste la mère, soudain inquiète. Il n’est pas prudent de te distinguer par rapport aux autres ! Cela t’attirera des ennuis !

– En quoi, objecte le fils, me suis-je distingué des autres ? J’ai simplement aidé Saïd un instant.

– Les autres gens, précise la mère, ne le font pas. Ils seront donc offensés de te voir faire ce qu’ils ne font pas.

Karim a un soupir de désolation : « Évidemment, elle a raison », admet-il. Toutefois, il se justifie :

– Sois tranquille, maman, je ne crois pas avoir fait quelque chose qui offense les autres. Et puis, si aider Saïd les offense, eh bien, c’est leur problème !

Yâ haoujî ! Yâ haoujî ![6]… se lamente la mère, au comble de l’inquiétude.

Mehdi intervient, s’adressant à Karim avec une extrême contrariété :

– Je ne comprends pas. Tu aidais vraiment ce type à ramasser la m… des autres ?!

– Oui ! répond Karim avec simplicité, sans être surpris de la réaction et du mot vulgaire de son frère.

Karim connaît le total mépris de Mehdi pour tout ce qui est pauvre en argent, mépris dû à son caractère égoïste et stupide, renforcé par la pauvreté passée de la famille, et aggravé par sa certitude de détenir « LA Vérité ». On lui a dit qu’il fait partie de la minorité des  « vrais musulmans dans un océan infernal de mécréants se prétendant musulmans ». Voilà pourquoi Mehdi n’apprécie pas son jeune frère Karim, lui reprochant de ne pas accomplir la prière quotidienne, de ne pas se rendre à la mosquée, de ne pas s’habiller de manière conforme à la tradition (pour lui, la saoudienne), enfin de ne jamais employer dans son langage les formules religieuses consacrées.

Un jour, Mehdi, choqué, interpella, scandalisé, Karim :

– Pourquoi n’emploies-tu pas les formules musulmanes correctes, comme « Bismillah[7] » avant toute action, et, pour saluer, dis-tu encore l’expression athée « Athalla fi rouhàk ! »[8] au lieu de « Allah yahafdhak ! »[9] ?

Karim dévisagea son frère, avec une expression affectueuse, en pensant : « Il vaut mieux rester calme, et répliquer sans le choquer, pour éviter qu’il n’explose de manière très désagréable, comme à son habitude. » Aussi, Karim répond :

– J’estime que Dieu n’a pas besoin d’être invoqué à tout instant, pour toute action qu’on doit faire, et que se saluer les uns les autres en souhaitant de prendre soin de soi est raisonnable. Dieu ne dit-il pas : « Aide-toi, le ciel t’aidera » ? Donc, nous avons d’abord à prendre soin de nous.

Aya[10]! objecte Mehdi avec une moue de mépris. C’est Satan qui parle par ta bouche !

Pour ne pas noircir totalement le portrait de Mehdi, précisons qu’il éprouve chaque fois un fort mal de tête en écoutant Karim raisonner, surtout sur un terrain aussi glissant, sensible et délicat qu’est la foi religieuse. Elle est le socle où est construite toute la personnalité de Mehdi : toucher à ce socle, même en l’égratignant à peine, c’est jeter Mehdi dans la plus dramatique des situations. Alors, il se défend, telle une bête traquée dans son refuge, et qui se voit obligée de se battre pour ne pas succomber.

Mehdi avait plusieurs fois essayé d’enrôler son jeune frère dans son « Saint Jihâd contre les infidèles ». À chaque tentative, Karim lui avait répondu avec calme :

– Je préfère le grand Jihâd.

– Que veux-tu dire là ?

– Dominer non pas les autres, mais mes propres instincts mauvais, afin d’être compréhensif et bon avec toutes les créatures vivantes de ce monde.

Quittant le terrain religieux, pas suffisamment maîtrisé, le frère aîné revient au premier argument :

–  Et ta bonté consiste à aller te salir les mains pour ramasser les ordures des gens, et, cela, sans être payé ?

– C’est un acte de solidarité, pour obtenir une meilleure propreté collective.

– Avec la volaille[11] ?!

– Quelle volaille ?

– Ne sais-tu pas que tout ce qu’on appelle le « peuple » n’est rien d’autre que de la volaille, des moutons méprisables, des tubes digestifs et rien d’autre ?

– Toi et moi ne faisons-nous pas partie de ce peuple ?

– Moi, pas ! s’écrie, outré, le commerçant intégriste.

La mère, inquiète, intervient :

– Mehdi, ne t’énerve pas !

Elle se tourne vers Karim :

– Et toi, arrête de lui répondre de manière à l’énerver.

– Je réponds simplement à ses demandes, calmement.

Mehdi hausse avec dédain les sourcils, plisse ses petits yeux de personne qui se croit rusée, et dévisage son cadet de manière ouvertement désobligeante. Sans y prêter attention, Karim met fin à cette désagréable situation en sortant de l’appartement :

– Pardonnez-moi, je dois sortir.

Il a besoin d’air frais pour mieux respirer…

En passant près du Bar des Amis, il aperçoit Si Lhafidh assis à sa table habituelle, sur la terrasse de l’établissement. Il le rejoint.

– Qu’est-ce qui ne va pas ? lui demande le vieil ami. Ton visage est triste. Assieds-toi, si tu as le temps, et explique-moi.

Karim obtempère. Il avoue :

– Pas facile de vouloir être toujours gai, jovial, plaisantin.

– Cette fois-ci, quel en est le motif ?

– Mon frère aîné. Il n’a pas apprécié l’aide que j’ai portée à Saïd. Et la manière qu’a mon frère de parler du peuple me choque et m’attriste. Il est d’un mépris absolument révoltant, tellement stupide, sans se rendre compte que lui, aussi, fait partie du peuple. Pis encore : mon frère est de cette partie du peuple qui, hélas !, est empêtrée dans une ignorance telle qu’elle croit tout savoir parce qu’on lui a fait entendre un prêche à la mosquée. Et ne parlons pas de la manière qu’a mon frère d’interpréter la religion : d’une telle imbécillité que je ne parviens pas à m’expliquer comment un cerveau peut manquer tellement d’un minimum de lucidité. Comment expliquer un tel comportement ?

– Rien de mystérieux, cher Karim. Nous traversons une période historique de reflux. Tous les peuples, sans exception, connaissent des flux libérateurs retentissants, comme notre guerre de libération nationale (sans oublier l’autogestion), et, malheureusement, se voient, ensuite, soumis à des reflux asservissants, où la composante sociale mauvaise reprend le dessus. Partout, cela s’est produit : Russie, Chine, Cuba, Vietnam, France, Italie, Allemagne, etc. Notre peuple ne fait pas exception. Il suffit de voir aujourd’hui le capitalisme triomphant, et toutes les idéologies qui le justifient… Néanmoins, dans la tempête adverse, il faut savoir garder confiance dans le peuple, quelque soit la régression où il tombe, malgré les calomnies dont il est sali. Et tu sais pourquoi cette exigence ?

– Pourquoi ?

– Que dis-tu d’une personne au visage laid, qui, en se voyant dans un miroir, reprocherait à ce dernier sa laideur ?

– Que cette personne manque de raison.

– Eh bien, le peuple est notre miroir. Il reflète notre incapacité à l’éclairer, nous qui avons le privilège de bénéficier des conditions matérielles pour acquérir un savoir. Tout peuple a ses problèmes, ses blessures, ses fractures, ses contradictions ; mais il a, aussi, son envie de vivre, de réaliser ses aspirations. Pour y parvenir, il doit être aidé par ceux qui possèdent des connaissances. Le peuple, malheureusement, est soumis à l’ignorance, comme tu le constates ; elle est la condition de son exploitation économique et de sa domination politique. Si cette ignorance, cette laideur, existent, c’est, également, parce que nous, qui prétendons savoir, nous sommes incapables de la combattre et de l’éliminer en fournissant la connaissance libératrice.

Si Lhafidh remarque un homme d’une quarantaine d’années, venu s’asseoir à une table tout près de la sienne. Le nouveau « client » prend un paquet de cigarettes, en allume une, d’un air apparemment nonchalant. Si Lhafidh le fixe un instant. Karim, s’en rendant compte, jette un coup d’œil à l’intrus. Puis, les regards des deux amis se rencontrent. Si Lhafidh fait discrètement, avec sa main droite et l’index pointé, le déplacement d’un serpent sur le sol. Karim comprend : « Probablement, un hnach[12] de la police. Ou des intégristes. »

– J’ai affaire ! déclare Si Lhafidh.

– Moi aussi.

Les deux amis se lèvent et s’éloignent.

A suivre …


[1]     « La folle », d’où le terme argotique français « maboul ».

[2]    « Ville Nouvelle ».

[3]     « En Dieu, nous croyons ».

[4]     Les dix années de terrorisme de masse en Algérie.

[5]     Textuellement « les hommes de science » : ainsi sont appelés les clercs musulmans, dépositaires et diffuseurs de la « science religieuse ».

[6]     Équivalent à : « Ah, malheur ! Ah, malheur ! »

[7]     « Au nom de Dieu ».

[8]     « Prends soin de toi ! », expression traditionnelle algérienne.

[9]     « Que Dieu te protège ! », formule importée récemment du Moyen-Orient.

[10]   « Allons, donc ! »

[11]   Le mot algérien employé est « djâ», les poules.

[12]   « Serpent », manière populaire de nommer un mouchard.


 

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