Roman : « GRANDE TERRE, TOUR A » de Kadour Naïmi – partie IV, chap. 9

La Tribune Diplomatique Internationale publie ce roman

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       depuis  le 21 décembre

 

 

 

 

 

 

9. Renard

Deux jours après, à la sortie de l’hôpital, Karim est accueilli, une deuxième fois, par deux hommes en civil. Il les reconnaît. Auparavant, ils l’avaient emmené au commissariat de son quartier.

– Encore taxi al gharâme[1] ? leur lance-t-il, en guise de plaisanterie.

– Oui ! Pour un voyage touristique au Palais des Mille et Une Nuits ! lui répond du même ton le premier policier.

– Où, cette fois-ci ?

– Hôtel cinq étoiles !

Karim recule d’un pas, apeuré :

– La prison ?!

Le policier en civil rit :

– Mais non ! Au commissariat du quartier, comme la première fois.

– Alors, d’abord, permettez-moi de téléphoner à ma mère, pour l’avertir que je suis entre les mains du méchant loup !

– Tu peux. Dis-lui, aussi, que cette fois-ci, encore, le loup n’est pas méchant.

Karim informe sa mère qu’il rentrera un peu plus tard, parce que convoqué au commissariat, puis la rassure :

– Sois tranquille, maman, c’est le même rendez-vous que la première fois.

 

En entrant au commissariat, Karim éprouve un plaisir inattendu. La première fois qu’il s’était rendu au commissariat, il ne s’en était pas rendu compte : le bas des murs est coloré de bleu, d’un bleu très beau, rappelant la plus agréable teinte de la mer. « Celui qui en a eu l’idée, juge Karim, devait avoir une belle âme ! »

Karim note aussi, avec satisfaction, que les préposés à la réception, en uniforme, le regardent avec politesse. Il en est content : « C’est, pense-t-il, certainement l’effet de la pression populaire. Elle a rendu les agents de police plus prévenants, ou, peut-être, plus libres de ne plus agir en agents étrangers au peuple, mais à son service, en se rappelant, en outre, qu’eux aussi sont des enfants du peuple. »

Un instant après, Karim est introduit dans un bureau, à l’étage. Là, Karim est mis en présence de l’individu rencontré précédemment : le chef de Zahra, ce que Karim ignore, évidemment. L’homme est vêtu d’un costume se voulant élégant, mais sa couleur sombre, presque noire, est désagréable à la vue de Karim.

– Alors, il paraît que tu te maries ? demande le policier, provocateur.

– Quoi ?! s’étonne Karim.

Puis, il lance en plaisantant :

– Notre police fonctionne, aussi, comme agence matrimoniale ? M’avez-vous trouvé l’épouse idéale ?

– Disons que c’est elle qui t’a trouvé. Tu ne sais pas qui elle est ? ironise l’homme.

– Non.

– Vraiment ?

– Vraiment.

« Ah ! Il fait encore le petit malin avec moi ! » pense le policier. Aussi, propose-t-il :

– Allez !… Je te donne quelques secondes pour deviner.

Karim réfléchit brièvement, puis déclare :

– Je n’y arrive pas.

– Dans la tour A de ton quartier, questionne le policier, n’habite pas une princesse, jolie, jolie, jolie ?

Alors, Karim comprend : « Comment le sait-il ?… Idiot que je suis !… Chez nous, la police est partout, elle sait tout ! » Cependant, Karim répond :

– Je pense que plusieurs princesses habitent cette tour.

– Une en particulier. Et tu sais bien de qui je parle.

– Je l’ignore, objecte Karim. Et j’aimerai bien le savoir.

Le policier a un ricanement, puis, en réfléchissant, il se rappelle que dans toutes les conversations enregistrées clandestinement par la police, concernant Karim et Zahra, jamais il n’a été question de mariage. Aussi, l’homme déclare :

– Bon ! Il est vrai que parfois l’animal ignore le chasseur qui veut l’attraper… Et si je te dis que ta voisine du rez-de-chaussée s’est mise dans sa jolie tête la décision de te conquérir en se mariant avec toi ?

Karim est stupéfait par l’information. Il a besoin de quelques secondes avant de répliquer :

–  Ah !… Et comment le savez-vous ?

– Le rôle de la police est de tout savoir, elle est chargée du maintien de l’ordre.

Les yeux de l’investigateur fixent ceux de Karim, avec une expression très maligne :

– Mais, connais-tu l’histoire de ta Shéhérazade ?

Karim se met aussitôt sur ses gardes… Il se remémore la recommandation d’un vieux syndicaliste, libéré de prison où il fut torturé, du temps de l’infâme dictature. Cet homme lui avait dit : « Si la police t’interroge, tu dois savoir ceci : on te posera une série de questions, apparemment banales et sans importance ; cependant, à l’intérieur de celles-ci, sans que tu te rendes compte, l’interrogateur a planifié d’insérer une demande qui l’intéresse réellement. C’est une sorte de jeu d’échec. Donc, fais très attention aux manœuvres de diversion, et réfléchis beaucoup pour déterminer quel type de question t’est posée, quelle est son importance et comment répondre. »

Le policier répète :

– Alors, connais-tu l’histoire de ta Shéhérazade ?

Karim devine qu’il s’agit du passé de Zahra comme prostituée. Alors,  restant calme, il répond avec simplicité :

– Oui, je la connais.

Le policier, totalement incrédule, insiste :

– Tu connais vraiment son présent et, aussi, son passé ?

Ce que le policier veut savoir est si Zahra, outre à son passé, a révélé également sa présente collaboration avec la police. Toutefois, Karim croit que l’homme fait allusion au seul passé de prostitution de Zahra. Aussi, répond-il :

– Les deux.

– De son présent, que sais-tu ?

– Qu’elle travaille dans un hôtel, situé au bout du Front de Mer.

– Ah !… dit le policier.

Il pense, soulagé : « Elle ne lui a donc pas avoué son travail de moucharde ».

Il revient à la charge :

– Et que sais-tu de son passé ?

Karim délibère avec lui-même sur l’intention de l’investigateur : « Est-il au courant du passé de prostituée de Zahra, et cherche-t-il à savoir si je le connais ?… Ou l’ignore-t-il et il voudrait avoir des informations de ma part ? » Karim se limite à répondre :

– Qu’elle a beaucoup souffert.

Il ajoute :

– Comme trop de femmes du peuple ont souffert et souffrent encore.

Le policier comprend qu’il doit, à présent, attaquer de front et directement. Il lance :

– Elle ne t’a pas dit que c’est une ancienne…

Il hésite sur le mot, puis :

– … vendeuse de son corps ?

Karim, s’efforçant de demeurer calme, fixe le policier sans réagir.

– Tu comprends, reprend ce dernier, ce que je veux dire ?

Devant le silence obstiné de Karim, le policier attaque en osant le mot tabou en langage arabe algérien convenable :

Gahba[2] !

Le terme choque profondément Karim ; néanmoins, il s’efforce de garder son sang-froid :

– Oui, je le sais, répond-il avec calme.

Le policier, qui ne s’y attendait pas, en reste totalement désarçonné. Il a besoin de quelques secondes pour se ressaisir :

– Et tu… ?… persiste-t-il… Cela ne te dérange pas ?!

– Je préfère une femme qui a vendu son corps mais a compris son erreur, à celle qui passe pour la plus honnête femme mais emploie son cerveau ou son corps d’une manière plus indigne.

– Par exemple ?

– Une femme qui exploite économiquement d’autres personnes, ou qui, par sa fonction, contribue à leur exploitation, cette femme ne prostitue-t-elle pas son cerveau, pour un salaire et quelques privilèges ? Et la femme qui, pour obtenir un poste administratif, couche avec un chef hiérarchique, n’est-elle pas plus indigne qu’une femme que la pauvreté et des circonstances plus fortes que sa volonté ont contraint à vendre son corps, mais pas son cerveau ?

Le policier est troublé par cette argumentation totalement inattendue… Mais, son expérience des interrogatoires étant longue et variée, il réagit vite, par un faux rire :

– Si je comprends bien, commente-t-il, tu es un fawdaoui[3]?!

– Simplement, un citoyen ayant une opinion personnelle sur ce qu’est la prostitution et ses diverses formes.

– Ah !… murmure le policier. Et c’est pour ça que tu es au syndicat, et que tu aides au nettoyage des immondices dans ton quartier ?

Désormais, Karim ne s’étonne pas de voir le policier connaître ses activités. Il répond avec flegme :

– Oui.

– Quel est ton motif exact ?

– L’exigence de liberté solidaire.

Le policier hausse légèrement les sourcils d’étonnement :

– Liberté solidaire !… répète-t-il. Ah ! Je comprends !…

Après un court moment de délibération, il propose :

– Tu peux satisfaire ton exigence de manière plus large et plus efficace, en plus, dans une situation matérielle nettement meilleure que celle qui est la tienne à présent.

Karim reste silencieux.

– Tu veux savoir comment ? reprend le policier.

– Oui.

– En travaillant avec nous !

Karim dévisage son interlocuteur pour comprendre s’il est sérieux ou pas.

– Je ne plaisante pas, confirme l’homme, ayant compris la perplexité de son interlocuteur. Avec nous, tu défendras le pays, la patrie contre ses ennemis.

Il ajoute immédiatement :

– De manière libre et solidaire, comme tu dis.

« Il se moque de moi ! estime Karim. Soit il me prend pour un imbécile, soit pour un vile opportuniste à la recherche d’une meilleure situation matérielle, en vendant sa conscience. » Aussi, décide-t-il de clarifier les choses, toutefois sans provocation aucune :

– Les ennemis de l’Algérie ne sont-ils pas d’abord ceux qui empêchent les citoyens d’exprimer pacifiquement leurs revendications légitimes, les contraignant à manifester dans la rue, pour les tabasser jusqu’au sang, les emprisonner et, parfois, les laisser mourir en prison ?

D’un coup, le corps du représentant du régime se redresse, se raidit, tout droit, et son visage s’assombrit. Le renard devient loup, et il menace :

– En pensant à ce que tu dis, déclare-t-il, as-tu oublié que tu as une mère, et que tu es jeune, je veux dire que tu as une vie devant toi ?

– Certainement pas, réplique Karim sans apparemment s’émouvoir. Cependant, je n’oublie pas, également, toutes les mères et  tous les jeunes de mon pays. N’est-ce pas ce que les combattants et combattantes de la guerre de libération nationale nous ont enseignés ? Et nous ont transmis comme dette de reconnaissance envers elles et eux ?

– La jeunesse, réplique l’homme d’un ton hautain et plein de morgue, a tout pour elle, sauf d’avoir vécu !

Karim considère davantage celui qui vient de prononcer cette sentence : il semble avoir dépassé la cinquantaine d’années. « Quel paternalisme stupide, arrogant et ignorant! » estime Karim, en se retenant d’exprimer ouvertement son commentaire. Il se contente de répliquer :

– Oh ! Même un tout petit enfant de cinq ans, s’il est privé du minimum nécessaire pour vivre, sait ce que c’est que vivre, ou, plus exactement, survivre.

Environ une heure plus tard, Karim sort du commissariat. Il se sent, en même temps, fier d’avoir su se comporter dignement, et saisi d’une sourde angoisse : « Le jeu se fait plus dur ! »

A suivre …


[1]     Textuellement « taxi de l’amour », manière populaire gouailleuse pour désigner les véhicules de police.

[2]     Prostituée.

[3]     Littéralement « agent de désordre », contestataire.


 

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