Roman : « GRANDE TERRE, TOUR A » de Kadour Naïmi – partie II, chap. 7-8

La Tribune Diplomatique Internationale publie ce roman

quotidiennement en chapitres

depuis  le 21 décembre 2021

 

 

 

 

 

7. La Azrîne de Grande-Terre

 

 

– Entre ! lance une voix impérative d’homme.

Il plastronne derrière un imposant et élégant bureau, assis sur un large et très confortable fauteuil de cuir marron luisant. L’homme est de taille moyenne, la cinquantaine d’années, vêtu d’un costume sombre, sur une chemise blanche, et portant une cravate bleue. La main gauche est ornée d’une grosse bague d’or à l’annulaire ; le poignet exhibe une montre  imposante et de marque fameuse. Ce qui frappe, surtout, en causant un malaise, c’est l’aspect glacé des yeux de cet homme, évoquant le regard d’un tigre à l’affût d’une proie. Des lèvres minces augmentent la désagréable impression d’être sous la menace d’une affreuse bête affamée, prête à bondir sur sa victime pour se délacer de sang et de chair.

Une jeune femme, au voile noir, s’avance vers lui lentement ; arrivée tout près du bureau, elle s’immobilise.

– Bonjour, Azrîne ! dit la « bête ».

Ce dernier terme est celui par lequel la nouvelle arrivée nomme, en elle-même, celui qui vient de parler. Quant au premier mot, « Azrîne », par lequel elle vient d’être interpellée, l’homme l’avait choisi. À la femme, cette qualification est totalement déplaisante, toutefois elle n’a jamais osé le déclarer. Voici comment elle en fut étiquetée.

Le jour où l’homme l’a connue, il lança, d’un ton rusé :

– Tu es musulmane, n’est-ce pas ?

Étonnée par la demande, la jeune femme se reprit et confirma :

– Certainement !

– Alors, tu connais Azrîne !

–  Azrîne ?…

Croyant qu’il s’agit du nom ou du pseudonyme d’un homme, elle affirma aussitôt :

– Non, je ne le connais pas.

L’homme éclata d’un rictus sardonique.

– Comment ça ?… L’Ange de Dieu, tu ne le connais pas ?!

– Ah ! Je comprends, reconnut-elle, intimidée.

– C’est l’Ange chargé par Dieu de surveiller nos actions, non pas les bonnes, mais les mauvaises.

Il esquissa une sorte de ricanement, puis continua :

– Puis, après la mort, dans l’au-delà, il en informe Dieu ; alors, ce dernier effectue son Jugement, puis charge Azrîne de punir les mauvaises actions.

La femme ne répondit rien.

– Alors, ce Azrîne, tu le connais, n’est-ce pas ?

– Oui, dit-elle.

– Eh bien, toi, tu seras notre Azrîne dans le quartier de Grande-Terre !… Au sein de la population de ton quartier, tu seras notre œil et notre oreille !… Mais comme je ne suis pas Dieu, et tu n’es pas un Ange, tu accompliras ta mission en échange d’un bon salaire, indispensable à toi et à ta famille !

La femme devint ainsi ce genre d’ « ange » parmi ses voisins de quartier.

 

– Enlève ton voile et assieds-toi, belle Zahra ! ordonne l’homme, en prononçant les deux derniers mots d’un ton mielleux.

Elle obéit. Une fois débarrassée du voile, elle regarde l’homme, attendant qu’il parle. Lui, au lieu de s’exprimer, promène ses yeux sur la poitrine de la jeune femme, d’un air ouvertement admiratif.

– Décidément, tes parents t’ont donné le nom convenable : « Fleur » ! Une belle fleur, vraiment ! Allah ibâràk[1] !

Cette appréciation ne plaît pas du tout à la femme. Elle sait la vile libido, suggérée par ce faux compliment.

Zahra est la fille qui habite l’appartement du rez-de-chaussée de la tour A, à Grande-Terre, l’immeuble où réside également Karim. Peau ambrée, grands yeux d’un marron-vert clair, longue chevelure noire chatoyante, un  cou élancé, une poitrine à tenter le plus vertueux des mystiques religieux, enfin une Cléopâtre mais au nez parfait.

Le téléphone portable sonne sur le bureau. L’homme le saisit et écoute. Quelques secondes après, il déclare, tout excité et content :

– Bien !… Très bien !… Bravo !… Alors, vas trouver notre ami où tu sais, et dis-lui que l’affaire est très importante. Qu’il n’y a pas à se faire de scrupules, mais uniquement foncer, sans faire de quartier !

Il écoute encore, puis :

– Oui, évidemment ! J’aime cette marque. Il faut absolument trouver le moyen de l’importer. Et puis, il faut que tu te procures l’autre chose que je t’ai indiquée, en allant voir celui que tu sais.

À ces propos, la jeune femme est prise de dégoût pour cet individu : « Et dire que c’est un responsable, chargé de l’ordre et de la sécurité !… Il traficote pour s’enrichir et jouir, pendant que nous, gens du peuple, nous sommes angoissés pour trouver un sachet de lait, une place dans un bus, ou un lit d’hôpital si on a le malheur de tomber malade. »

Sa conversation finie, et très satisfait, le fonctionnaire s’adresse à Zahra :

Aya, a chabba[2], parle, je t’écoute !

Elle raconte la conversation entendue au bar, entre Karim et Si Lhafidh, alors qu’elle se tenait devant la vitrine d’une boutique toute proche ; puis, elle relate leur aide au nettoyage avec Saïd.

– Ha ! Ha !… commente  le représentant de l’État, estimant se trouver en présence d’un défi.

– Ils nous narguent, ils se croient malins !… Et le reste ? demande-t-il.

– Quel reste ?

– Le motif réel des relations entre ce Karim et Si Lhafidh, et le motif de leur aide à Saïd ?

Zahra le regarde, prise au dépourvu.

– Il faut, relance le fonctionnaire, que tu découvres ces motifs, et tout ce que tu peux découvrir sur ces deux lascars… Certainement, des faoudaouyine[3], mais nous devons disposer de preuves. Tu es payée pour les trouver et me les apporter.

– Oui, répond-telle machinalement.

– Allez ! conclut le policier. Au travail, et le plus rapidement possible !

Elle se lève pour partir.

– Ah !… N’oublie pas, ajoute l’homme, que tu es payée, non pas pour rester chez toi, mais pour chercher et m’apporter les informations dont j’ai besoin. Et plus elles seront importantes, plus ton salaire sera amélioré. Ne l’oublie jamais !

 

 

8. La voix du Paradis

 

 

Le soir, après dîner, Karim sent le besoin d’« écouter la voix du Paradis ». Il va chez son ami.

– Entre, la porte est ouverte ! invite ce dernier.

En pénétrant dans le salon, Karim trouve le vieil homme assis, devant son ordinateur ouvert.

– Pardonne-moi, avertit Si Lhafidh, je dois juste mettre une idée là-dessus, sinon je l’oublierai… Entre-temps, assieds-toi ! Comme tu le sais, tu es chez toi, ici.

Karim se met sur le divan. De là, il regarde son ami, occupé à écrire. L’expression de son visage reflète calme et contentement. « Cela me plairait, songe Karim, de finir ainsi ma vie : dans la sérénité, la réflexion et l’écriture. »

Un peu plus d’une minute après, le vieillard éteint son ordinateur, se lève et va à l’encontre de Karim, en déclarant avec satisfaction :

– J’ai fini par trouver comment formuler une idée ! Je cherchais une manière simple et concrète d’exprimer quelque chose de complexe et tendant à l’abstraction.

Il s’assoit en face à Karim.

– Puis-je me permettre, hasarde ce dernier, de savoir de quoi il s’agissait ?

– Eh bien, un désir est né en moi : écrire une œuvre ; il me reste à décider de quel genre.

Il ajoute :

– Il fait froid ce soir. Veux-tu du thé à la menthe ou bien ceci ?

Il indique, posée sur la table basse, une bouteille contenant un liquide marron foncé.

– Qu’est-ce que c’est ? s’enquiert Karim.

– C’est une boisson fabriquée par moi. J’ai mis des noix dans de l’alcool pur, et j’ai laissé pendant plusieurs mois le contenu exposé au soleil, sur le balcon. Cela a produit une boisson qui, par temps froid, réchauffe convenablement le corps, tout en lui évitant les maux causés par une température basse, tel rhume, grippe et autre ennuis… Je ne sais pas si tu veux en boire.

– Pourquoi pas ? répond Karim. Tout ce qui fait du bien à la santé, surtout en évitant les médicaments chimiques, je suis preneur.

– Et, plaisante Si Lhafidh, les châtiments de Azrîne, dans la tombe, tu n’en as pas peur, à cause de l’alcool ?

– Qu’a-t-il à dire concernant une boisson qui fait du bien à la santé, sans étourdir le cerveau ni porter à mal se comporter ?

– Ha ! Ha ! rit le vieillard. Alors, tu le crois raisonnable, ce bourreau ?!

– Disons que je ne crois pas à son existence, elle est trop absurde.

– Alors, n’en parlons plus ! conclut le vieillard.

Il se lève rapidement, va dans la cuisine d’où il ramène deux petits verres, prend la bouteille de boisson, s’assoit et remplit les deux verres. Il tend l’un à son ami, prend l’autre et lance :

– À notre santé !

– À notre santé ! répète Karim.

Ils boivent une longue gorgée.

– Hum ! déclare ensuite Karim. Effectivement, ça réchauffe bien l’intérieur du corps. Et le goût est délicieux. Merci ! Je te prie de me donner la recette.

– Volontiers, consent le vieillard… Alors, quel est notre ordre du jour, ou, plutôt, du soir ?

– Je voudrais te poser deux questions, propose Karim.

– Je t’écoute !

– Voici la première : pourquoi, au bar, tu m’as écrit la phrase : « le voile noir a des yeux et des oreilles » ?

– Pendant notre discussion, explique le vieil homme, avais-tu remarqué une femme, toute voilée de noir ? Elle semblait regarder des vêtements dans une vitrine d’un magasin.

– Non. Je m’en suis rendu compte juste après avoir lu ton papier.

– Eh bien, pendant que nous parlions, cette femme avait attiré mon attention. J’ai trouvé bizarre le temps qu’elle passait devant la vitrine, laquelle était toute proche de notre table. Je pense qu’elle était là pour écouter notre conversation.

-Ah ! dit Karim, dont le visage s’inquiète un peu.

Après quelques secondes de réflexion, il poursuit :

– Deuxième question : pourquoi tu a aidé Saïd pour le nettoyage dans la rue ?

– Être utile à soi, c’est bien, déclare Si Lhafidh ; être utile également à d’autres, c’est mieux. Cela prouve que nous sommes assez riches de cœur et d’esprit pour donner.

Il précise :

– En fait, c’est une question de dette.

– Dette ?!

– Oh ! C’est un peu long à expliquer.

– Je te prie de me le raconter.

Le vieil homme esquisse son charmant sourire. Puis :

– J’apprécie ta curiosité. Et, souligne-t-il d’un ton plaisantin, si des micros cachés dans le mur enregistrent mes paroles, il n’y a pas à s’en inquiéter. Voici donc l’histoire. Je suis né dans une famille pauvre, père ouvrier, mère de famille paysanne sans terre. J’étais donc destiné à devenir un travailleur manuel, c’est-à-dire un être humain exploité, dominé et méprisé par les bien nantis. Par chance, près de notre maison, habitait un couple d’Espagnols. Ils avaient participé à la révolution dans leur pays, comme anarchistes. Réfugiés ensuite à Oran, l’homme était devenu ouvrier et son épouse couturière à domicile. Un jour, ma mère connut cette dernière, et les deux femmes devinrent amies. L’Espagnole, – elle s’appelait Esperanza -, déclara à ma mère : « Écoute Bakhta, comme toi, moi aussi, mon mari est ouvrier, et nous avons un fils. Son père et moi avons décidé de faire tous les sacrifices pour qu’il aille à l’école, afin de lui éviter une vie de prolétaire, c’est-à-dire de misère et d’humiliation. Pourquoi ne fais-tu pas la même chose avec ton fils Hafidh ? »… Voilà comment j’ai pu aller à l’école, et m’a été épargné une vie d’esclave. Cette Espagnole a aidé ma mère à me trouver une manière digne de vivre. À mon tour d’offrir mon aide à d’autres. Voilà pourquoi j’ai aidé Saïd, et l’aiderai chaque fois que c’est nécessaire. Espérons qu’ainsi d’autres voisins s’inspireront de cet exemple pour apprécier la valeur de la solidarité avec les personnes qui en ont besoin. J’appelle ce comportent  une dette. Elle existe depuis l’apparition de l’espèce humaine, et passe de génération à génération.

Son récit fini, le vieillard observe son jeune ami dont il constate l’expression réjouie. Pendant ce temps, Karim se rappelle d’autres faits, auparavant racontés par Si Lhafidh. Ils concernaient sa recherche de travail, juste après sa libération de prison où il fut enfermé pour avoir été un membre du comité d’autogestion dans la cimenterie où il travaillait.

Une combinaison de circonstances lui permit de gagner un minimum d’argent en offrant des cours privés de français, à des enfants. Il acceptait également d’autres petits élèves dont les parents, trop pauvres, ne pouvaient pas payer.

Cependant, la police veillait. Elle soupçonnait ce singulier enseignant de faire auprès des enfants de la « propagande communiste ». Pour jeter le discrédit sur lui, la police parvint à convaincre une famille de déclarer que leur petite fille fut la victime d’une tentative de séduction et d’attouchements de la part de Si Lhafidh. Par chance, l’ami de ce dernier, travaillant dans la police, l’avertit du danger encouru. Cet ami aida Si Lhafidh à quitter le territoire national.

Le fugitif alla en Italie, en exil, cette malédiction des Algériens depuis longtemps, mais aggravée après l’indépendance, par la dictature instaurée dans le pays. En Italie, il trouva une activité d’enseignant de français dans une association privée, de tendance socialiste libertaire. Il découvrit, alors, des écrits de cette conception chez des auteurs européens modernes, principalement Proudhon, Bakounine, Malatesta, puis chez d’autres de l’antiquité grecque, tels Diogène, et chinoise, tels Lao Tze et Zhuang Tze.

Plusieurs décennies après, une fois parvenu à la retraite, et disposant de la modeste somme allouée comme pension italienne, Si Lhafidh retourna à Oran, la ville de sa naissance. Avec ses économies et un prêt bancaire, il acheta le petit logement dans la Tour A. Depuis lors, il y habite en se contentant du strict nécessaire. « Ma pauvreté, dit-il un soir à Karim, m’a enseigné deux très belles choses : la simplicité et le contentement ! »

Après s’être rappelé ce parcours existentiel de Si Lhafidh, Karim comprend mieux son comportement : l’accueil si amical, l’écoute très attentive, l’aide à Saïd. Ce que Karim apprécie par-dessus tout, c’est la modestie réelle de l’ami, quoique si riche d’expérience. Ses propos ne sont jamais exprimés comme des certitudes, mais uniquement sous forme de pistes de réflexion.

Karim en est si heureux : « Quel chance ! Quel bonheur d’avoir rencontré cet homme ! » Quand, traversant des moments de désarroi ou de désespoir, Karim songe à quitter le pays « pour ne pas devenir fou ou me suicider », il se rappelle toujours Si Lhafidh : « Tant qu’il vivra, je préfère rester auprès de lui. Il est le pays de mon exil… Ou, plutôt, de ma liberté ! »

[1]     « Que Dieu y ajoute [en beauté] ! »

[2]     « Allez, la belle ».

[3]     « Fauteurs de désordre ».

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