Roman : « GRANDE TERRE, TOUR A » de Kadour Naïmi – partie II, chap. 2-3-4

La Tribune Diplomatique Internationale publie ce roman

quotidiennement en chapitres

depuis  le 21 décembre 2021

 

 

 

 

 

2. Derrière le rideau

 

En pénétrant dans le long couloir sombre de son immeuble, Karim est embarrassé par l’odeur nauséabonde qui s’y trouve presque toujours, malgré le nettoyage hebdomadaire effectué par une femme payée pour ce service.

Soudain, il entend, venant de sa droite, un léger bruit. Il se tourne vers cette direction, et cherche des yeux. Il remarque un petit rideau de fenêtre, noir, flottant légèrement derrière les barreaux de fer. « Quelqu’un, pense Karim, est derrière cette fenêtre, caché par le rideau ! »

Une instinctive onde de peur envahit Karim. Il s’immobilise et observe plus attentivement le rideau de la fenêtre. Ce dernier continue à bouger, bien que de manière à peine perceptible. « Est-ce simplement un courant d’air ?… » Karim ne peut s’empêcher de croire plutôt à la présence d’une personne, camouflée derrière ce rideau.

Karim connaît la famille qui habite dans cet appartement du rez-de-chaussée. L’homme, nommé Miloud, est soudeur de métier, mais chômeur de longue durée, déchu dans l’alcoolisme. De caractère normalement affable, il devient très violent sous l’effet de la boisson. Sa mauvaise humeur se décharge sur son épouse, Aïcha, laquelle supporte ; elle n’a aucune possibilité d’indépendance économique, étant analphabète et sans métier. Plusieurs fois, après avoir été durement battue, Aïcha s’était réfugiée ensanglantée chez la mère de Karim. Le couple a trois enfant : Zahra, vingt-trois ans, Abdelkader, vingt-et-un ans, et Abderrahmane, dix-sept ans.

Une soudaine pulsion pousse Karim à s’approcher du rideau puis à l’écarter un peu, afin de se rendre compte s’il s’agit de courant d’air ou pas… Il se retient : « Je n’aimerai pas me trouver devant le père ! Peut-être ivre ! »

Mal à l’aise, Karim se dirige vers l’escalier portant vers son appartement, situé au deuxième étage. En chemin, il se dit : « Auparavant, j’avais remarqué ce rideau ; jamais il ne m’a semblé le voir bouger. Étrange ! »

 

3. Le voile qui dévoile

 

Le lendemain matin, Karim sort de chez lui, descend l’escalier, et s’engage dans le couloir, éclairé par une raie de soleil. Pour une fois, l’endroit ne dégage pas l’habituelle puanteur, la femme de ménage l’ayant lavé à grandes eaux juste le matin tôt.

En passant devant la petite fenêtre de l’appartement du rez-de-chaussée, Karim constate l’immobilité du rideau noir. Tout a l’air normal. Karim s’en tranquillise.

En réalité, par un tout petit trou, un œil est grand ouvert. Il suit le passage de Karim. Quand celui-ci franchit le portail de l’immeuble, une paire d’yeux continue à l’observer, d’une autre fenêtre de l’appartement, également derrière un rideau sombre comportant un petit trou. La  fenêtre donne sur la petite place. Karim, ne remarquant rien, s’éloigne de l’immeuble d’un pas calme.

Très peu de temps après, une femme, le corps caché sous un long voile noir, marche derrière Karim, discrètement, à une certaine distance.

Sur la place, Karim passe près du café « Chez les amis ». Il note la présence de Si Lhafidh. Il est assis à une table mise sur le trottoir du bar, devant un verre d’eau. Karim se dirige vers son ami.

Aussitôt, la femme qui le suit s’arrête devant un petit magasin de vêtements féminins, proche du bar. Elle  semble intéressée par les objets exposés dans la vitrine.

Karim s’attable près de Si Lhafidh.

De temps à autre, la femme voilée jette un coup d’œil très discret vers les deux hommes. Ces derniers, engagés dans une discussion, ne s’en rendent pas compte.

D’une manière toujours apparemment normale, la femme s’éloigne du magasin, et s’approche d’un autre. Il est tout près de la terrasse où sont attablés les deux hommes. La nouvelle boutique présente une vitrine d’articles divers. La femme voilée les regarde. Mais elle est assez proche des deux hommes, au point d’entendre leur conversation.

– Je suis en train de finir de lire le dernier livre que tu m’as prêté, dit Karim avec une grande satisfaction. Très intéressant !

– J’en suis heureux, répond Si Lhafidh. Dans le livre, qu’est-ce qui te plaît le plus ?

– La sincérité des travailleurs, leur intelligence, leur courage, leur solidarité, leur capacité créatrice. Ils ne se laissent pas embobiner par les soit disant amis, les intellectuels « savants », les bureaucrates bornés et les prétendus « chefs infaillibles ».

Si Lhafidh a un profond soupir de désolation.

– Pourquoi ce soupir ? demande Karim avec délicatesse.

Quelques secondes passent. Ensuite, Si Lhafidh explique :

– Je ne parviens pas à comprendre comment les partisans de l’ordre social le plus authentique n’ont réussi nulle part à maintenir son existence et à la généraliser… Il est vrai qu’il a fallu tant de siècles avant d’abattre l’esclavagisme, puis le féodalisme. Le capitalisme, lui, n’existe que depuis trois siècles environ. Il faut encore du temps et, malheureusement, beaucoup de souffrances et de luttes pour s’en débarrasser, en le remplaçant par quelque chose de mieux pour l’humanité.

Le vieil homme saisit son verre d’eau, en boit quelques gorgées. Alors, ses yeux remarquent par hasard la femme voilée ; elle est encore immobile devant la vitrine de magasin, tout près de la table où sont assis les deux amis.

Aussitôt, Si Lhafidh, très discrètement, pose doucement sa main sur celle de Karim. Ce dernier le regarde, un peu surpris. L’autre esquisse un sourire, puis sort de la poche de sa veste un petit livre. À l’intérieur, entre les pages, se trouve un crayon. Si Lhafidh le prend, ouvre la première page et écrit rapidement : « Ne te retourne pas. Les voiles noirs de femme ont des yeux et des oreilles. »

Karim n’a pas le temps de réagir à cause de la sonnerie de son portable. Il le prend et écoute.

– D’accord, maman, j’arrive !

La communication terminée, il s’adresse à son ami :

– Ma mère a besoin de moi.

– Passe-lui le bonjour de ma part !

– Avec plaisir.

En s’en allant, Karim tourne discrètement le visage : il remarque la femme voilée en noir s’éloigner d’un pas calme. Karim en demeure inquiet.

 

4. Nettoyage

 

Une fois resté seul sur la terrasse du bar, Si Lhafidh contemple la place. Elle n’a pas de nom. Des gens passent. Certains portent en main des couffins pleins de légumes ou de baguettes de pain. Assises sur le rebord d’un petit terrain de jeu, deux vieilles femmes prennent le soleil en bavardant.

En face de la tour où habite Si Lhafidh, d’autres édifices du même genre se dressent, identiques.

En bas, l’espace libre est malheureusement toujours sale ; les grosses poubelles publiques sont entièrement remplies de sacs d’ordures ; d’autres sacs gisent par terre tout autour ; quelques uns, éventrés, étalent désagréablement leur contenu nauséabond.

À droite de la tour A se trouvent un petit magasin de vêtements féminins, à coté d’un tout petit espace, en guise d’atelier, du réparateur d’appareils électriques divers ; suivent une boulangerie, une épicerie, une pharmacie, un vendeur d’articles divers y compris des journaux, un tout petit local proposant des téléphones portables en fournissant surtout des recharges pour ces appareils, et le « Bar des Amis ». Dans ce lieu de convivialité, hélas !, la moitié du ciel, sa douceur, n’entre pas : les femmes. Cette discrimination est une grosse frustration pour Si Lhafidh ; il était habitué, durant son long séjour dans d’autres pays, à des sociétés où la présence féminine rend l’atmosphère sociale plus agréable.

Face au bar, un marchand propose des légumes et des fruits, avec son gros camion, placé chaque matin au bord de la route goudronnée, mais abîmée par des trous et de bosses. De l’autre coté de la rue se trouve un salon de coiffure. Deux ruelles plus loin, la mosquée et ses stridents haut-parleurs ; deux autres ruelles après, le commissariat de police. Un peu plus loin, une école primaire et un petit bureau de poste.

De l’autre coté de la grande route, sur laquelle débouche la rue du chahid[1] Zerrouki Abdelkrim (1939-1958), dans un petit immeuble à trois étages, habite trois familles chinoises, venues travailler en Algérie.

Enfin, de loin, quand le temps est beau, parvient le vent frais de la mer, rappelant d’autres horizons aux candidats à l’exil et à ceux qui en sont retournés.

Si Lhafidh voit apparaître Saïd, avec sa typique démarche dandinante de canard. Chaque fois, sa vue provoque de l’amertume au vieil homme : « Et, pourtant, il s’appelle Saïd : l’heureux ! » Personne ne connaît son âge : trente ? quarante ans ?… Le corps trapu, de taille moyenne, le visage tuméfié, toujours mal vêtu, il occupe une cavité, une espèce de trou à rats, au pied de la tour où habite Si Lhafidh.

Saïd se charge de nettoyer la place, après le passage des employés communaux qui recueillent les déchets des habitants. Il semble légèrement déficient du point de vue psychique. Dans le quartier, les imbéciles le nomment « al mtaktak [2]». Pas de famille, pas d’amis. Seul sur cette terre, dans ce quartier.

De temps à autre, des gamins tourmentent Saïd. Ils trouvent un stupide et méchant plaisir à lui lancer des insultes ; s’il n’y répond pas, les garnements lui jettent sur la tête des cartons, des bouteilles de plastique ou autre objet. Saïd ignore ces imbéciles cruautés. De temps à autre, des voisins reprochent aux enfants leur malveillant comportement. Parfois, Saïd, exaspéré, s’éloigne de ses bourreaux ; mais l’un d’entre eux retire la ceinture de son pantalon et en frappe l’infortuné. Celui-ci se précipite vers l’agresseur pour le chasser ; toutefois, agissant de manière très gauche, il ne parvient qu’à provoquer d’autres ricanements de son agresseur et de ses complices.

Encore une fois, Si Lhafidh assiste à l’agression avec la ceinture contre Saïd. Il quitte rapidement sa table, rejoint Saïd et se dresse entre lui et les enfants :

– N’avez-vous pas honte ? leur dit-il avec fermeté, mais sans méchanceté. Et si votre frère ou votre père étaient à sa place, l’auriez-vous ainsi traité ?

Les trois garnements se calment, un peu embarrassés, et s’éloignent sans répliquer.

Un voisin, passant tout près, les interpelle :

– Pourquoi vous comportez-vous ainsi ?

Un des gamins répond :

– Pour nous distraire des tas de saletés qu’on a dans la patate, et il indique son crane.

Saïd se met à ramasser des déchets traînant par terre. Si Lhafidh note qu’il travaille les mains nues.

D’un pas rapide, ce dernier va jusqu’au proche magasin d’ustensiles divers, qui se trouve sur la placette.

Quelques minutes après, il revient près de Saïd, auquel il tend une paire de gants de travail. L’autre le dévisage avec perplexité.

– Ne crains rien, Saïd ! lui déclare Si Lhafidh avec une extrême gentillesse. En travaillant les mains nues, tu risques d’attraper une maladie. J’ai acheté pour toi ces gants, je te prie de les mettre pour travailler.

Saïd, étonné, semble ne pas comprendre. Sur son visage apparaît une impression de peur. Il se met sur ses gardes, s’attendant à une mauvaise action de la part de Si Lhafidh.

– Saïd ! Sois tranquille ! le rassure le vieillard. Je veux simplement t’aider.

.L’autre le fixe encore, indécis… Lentement, Si Lhafidh s’en approche et, de nouveau, lui tend la paire de gants :

– S’il te plaît, prends-les. C’est un cadeau pour toi.

Saïd reste immobile. Avec une précaution infinie, Si Lhafidh parvient à lui faire saisir les gants. Puis, il promène son regard sur le sol : la quantité de déchets et d’immondices est énorme.

Le vieil homme cherche des yeux autour de lui, puis saisit une petite branche d’arbre traînant par terre. Il se met à balayer pour constituer un seul gros amas de déchets. Saïd le regarde, très surpris, sans comprendre.

– Permets-moi de t’aider un peu, d’accord ? propose Si Lhafidh.

Il lui sourit :

– Allez, Saïd ! Mets tes gants et continue ton travail.

Sans attendre sa réaction, Si Lhafidh balaie avec soin, en réunissant ce qui traîne par terre. Saïd le regarde, perplexe.

Karim apparaît. Il est étonné de voir Si Lhafidh occupé à la besogne. Pressé, un couffin en main, Karim continue son chemin jusqu’à s’approcher d’une charrette de fruits, au bord du trottoir. Il s’aperçoit que Omar, le marchand, observe la scène du nettoyage. Choqué, ce dernier lance avec mépris :

– Voilà l’influence satanique de l’Occident !… Le vieil ex-émigré prétend aider au travail ; en réalité, il vise à nous mettre dans la tête des idées étrangères !

Karim préfère ne pas commenter. Le vendeur est connu comme intégriste islamiste, d’un caractère méchant et intolérant. Son expression fermée et farouche n’encourage aucunement la réplique. Karim se contente d’acheter ses produits, en se limitant au minimum de paroles nécessaires.

Pour le peu qu’il connaît de cet homme,  Karim le juge moins à blâmer qu’à plaindre. Sa famille, très pauvre, a échoué en ville, chassée du douar par la faim. L’homme a grandi sans instruction, sans aucun métier, sans rien de ce qui nourrit positivement un cerveau. Heureusement, Omar s’est trouvé cette activité marchande. Elle lui permet de faire survivre sa vieille mère, son épouse et leur quatre petits enfants. Son père est mort sans savoir de quelle maladie, par manque d’argent pour consulter un médecin.

Chez ce marchand, la révolte contre la misère et l’indignation contre l’injustice n’ont trouvé de salut que dans un Islam, connu dans une version haineuse et totalitaire, par l’intermédiaire de deux militants intégristes. Durant un cours d’alphabétisation en arabe, organisé par eux, Omar a appris un peu cette langue, afin de lire le Coran. On lui affirma à plusieurs reprises une litanie, dont il finit par être convaincu : « Dans notre Saint Coran, tu trouveras toutes les solutions à tes problèmes, non seulement ici-bas, sur terre, mais encore dans ta vie éternelle !… Pour le reste, nous sommes ici pour t’instruire et t’aider. Car, sache-le, nous sommes tous des frères musulmans d’une même famille ! Et, surtout, fais attention à nos ennemis : ils sont partout et se masquent de toutes les manières, pour nous tromper et nous dominer ! Et, d’abord, en prétendant être des musulmans, alors qu’ils sont des mounafiguîne[3] ! » Le nouvel adepte, souffrant de sa misère matérielle et spirituelle, avait un besoin vital de croire à un salut. Tel un naufragé s’accrochant à une planche, le malheureux Omar crut donc au premier venu qui sut le « travailler » convenablement.

Considérant ce parcours existentiel, Karim conclut : « Ai-je le droit de critiquer ce malchanceux ?… Ne devrais-je pas, plutôt, en vouloir à ceux qui, moi compris, n’ont pas su lui offrir une autre solution pour sortir de sa pitoyable situation ? »… Tel est Karim : toujours à considérer s’il n’est pas responsable du malheur d’autrui. Karim ne considère pas ce trait de caractère comme un défaut de son psychisme : simplement, dans son enfance, il constatait souvent que ses malheurs, à lui, avaient des responsables, directs ou indirects, mais ces derniers niaient toujours cette responsabilité, en se drapant dans l’habituelle excuse : « Ce qui lui arrive est de sa faute ! Ou de ses parents ! Ils n’avaient qu’à ne pas le mettre au monde ! » Les plus hypocrites se contentaient de la sentence convenue : « Tout vient d’Allah ! Et Lui sait ce qu’il fait ! »

 

Une fois achetées des bananes, des oranges et des pommes, Karim se précipite chez lui.

Tout de suite après, il ressort et rejoint Si Lhafidh sur la petite place. Là, il saisit un morceau de carton et collabore au ramassage d’immondices. Si Lhafidh lui sourit avec affection ; Saïd, lui, jette un coup d’œil au nouveau venu, puis se remet à son travail, sans prêter attention aux deux hommes.

[1]     Martyr de la guerre de libération nationale.

[2]     Algérianisation du mot français « toqué ».

[3]     Rénégats.


 

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