Roman : « GRANDE TERRE, TOUR A » de Kadour Naïmi – partie III, chap. 7-8

La Tribune Diplomatique Internationale publie ce roman

       quotidiennement en chapitres

       depuis  le 21 décembre

 

 

 

 

 

 

7. Servir ou se servir

 

Un soir, dans le petit local servant de bureau à la section syndicale autonome de l’hôpital, Karim discute avec le secrétaire de l’organisation. L’expression tirée des visages montre une pénible tension des esprits.

– Tant que nous aurons ce problème de chef, déclare Karim, où le but principal est d’occuper un fauteuil et de commander aux autres, l’autonomie syndicale ne sera pas efficace.

– Les travailleurs et les employés étant ce qu’ils sont, rétorque l’autre, il faut bien un chef. Sans lui comment savoir prendre les décisions nécessaires et les faire appliquer ?

– Mais pourquoi ceux qui aspirent à être les chefs ne s’entendent pas entre eux, de manière égalitaire ? Pourquoi chacun veut être le chef des autres, le chef des chefs ?

– Est-ce que toi, aussi, tu ne voudrais pas être le chef pour faire triompher tes idées ?

– Non, je n’ai pas besoin d’être un chef : si mes idées sont bonnes, elles triompheront par elles-mêmes.

– Moi, je n’ai vu ça nulle part. Servir ou se servir, il faut choisir !

– Que veux-tu dire par là ?

– Servir, c’est suivre quelqu’un d’autre, donc exécuter. Se servir, c’est suivre tes propres idées, donc commander.

Constatant la contrariété totale de Karim, l’autre ajoute :

– Parce que malgré ce qu’on appelle la civilisation et le progrès, les gens restent des bêtes, des moutons qui ont besoin d’un chef, d’un berger pour les diriger. Que cela nous plaise ou pas, c’est ainsi… As-tu oublié notre proverbe populaire : « Si toi et moi sommes maires, qui conduira les ânes ? »

– Les travailleurs, objecte Karim avec véhémence, ne sont pas des ânes, et chacun d’eux peut être maire. Ils l’ont prouvé durant l’autogestion.

– L’autogestion ?!… réplique l’autre, les yeux écarquillés de surprise.

– Oui, l’autogestion.

– Moi, c’est la première fois que j’en entends parler de manière positive.

Un homme et une jeune femme entrent dans le local. Le premier est un quinquagénaire, la seconde a une trentaine d’années et se nomme Yamina.

– Excusez le retard ! dit le plus âgé.

– Le service avant tout ! lance Yamina.

Elle ajoute, en plaisantant :

– Vous faites la réunion à vous deux ou quoi ?

– Non, dit le secrétaire. En vous attendant, Karim et moi discutons un

problème très important.

– Alors, poursuivez, et nous écouterons, dit la femme.

Les deux nouveaux venus s’assoient sur des chaises.

– Où étions-nous ? demande le secrétaire à Karim.

– Au problème de l’autonomie syndicale, ce qu’elle doit être : pas une courroie de transmission des décisions de l’État, mais une réelle émanation des désirs des travailleurs.

– Crois-tu que l’État le consentirait ? objecte le secrétaire… N’as-tu pas vu tous les obstacles qu’il dresse contre tout syndicat se déclarant autonome ?

– Il faut quand même, réplique Karim, lutter pour contraindre les dirigeants de l’État à reconnaître l’autonomie. Sinon, agissons sans tenir compte d’eux.

– Comment cela serait-il possible ? conteste le secrétaire. Ils ont la police, leurs bureaucrates et, surtout, l’armée !

– Un État qui les utilise contre ses citoyens n’est pas légitime, affirme Karim.

– D’accord, admet le secrétaire, toutefois la société ne peut pas fonctionner sans État.

– Je ne suis pas certain de cette nécessité, déclare Karim.

Le secrétaire sursaute en écarquillant les yeux de stupeur :

– Comment ça, tu crois possible une société sans État ?!

Les trois présents fixent Karim, perplexes, attendant un déni.

Il reste silencieux : « Aïe ! Peut-être suis-je allé trop loin ! » Il se rappelle les trois livres empruntés chez Si Lhafidh ; par prudence, il préfère ne pas les évoquer.

Le secrétaire reprend, très crispé :

– Serais-tu contre l’État ?!

– Ce n’est pas ce que j’ai dit. Je pose simplement la question suivante : si l’État ne représente pas réellement les intérêts du peuple, – comme il le prétend -, quelle serait, alors, sa légitimité ?

Le secrétaire, pris au dépourvu, ne sait quoi répondre.

– Karim a raison, intervient Yamina. Une casserole ne servant pas à cuire la nourriture, à quoi sert-elle ?

La métaphore provoque un rire collectif.

– En effet ! confirme le quinquagénaire.

– Mais, enfin, objecte le secrétaire, toute société a besoin d’un État, qu’il soit bon ou mauvais ! Sinon, les gens se mangeraient les uns les autres !

Karim hésite : « Est-ce prudent de continuer à parler, de révéler mes idées ? »

– Que réponds-tu ? insiste l’étatiste à l’adresse de Karim.

Les  trois  collègues  le  dévisagent,  attendant  sa  réponse. Pour éviter de

provoquer une réaction trop négative de ses auditeurs, Karim s’explique du ton le plus humble :

– Je vous avoue que jusqu’à très peu de temps, je croyais avoir des convictions inébranlables à propos de l’État, à savoir qu’il est indispensable, point c’est tout. Puis j’ai constaté, par des lectures, que l’État a une histoire spécifique et que, sans la connaître, on ne comprend rien au fonctionnement de la société…

Un jeune homme surgit en haletant :

– La réunion est finie ?

– Elle n’a même pas commencé ! déplore le secrétaire.

Le quinquagénaire éclate d’un rire bon enfant. Puis :

– Les colonialistes ont quitté notre pays en nous laissant des horloges. Cependant, la plupart d’entre nous ne savent pas encore respecter le temps qu’elles indiquent !

Karim revient à la discussion, en s’adressant au secrétaire :

– Si tu es prêt à connaître la nature de l’État et ses fonctions, je te prête quelque chose à lire.

– Je n’ai pas besoin de lire, mais d’agir !

– Comment, objecte Karim, bien agir sans suffisamment lire ?

Trois autres hommes entrent dans le local.

– Ah ! Enfin ! constate le secrétaire.

Il se tourne vers Karim, en indiquant les retardataires :

– Voilà une société sans chef !… Pas de discipline, même pour l’heure d’une réunion !

Karim juge inopportun de prolonger la discussion ; il préfère laisser place à l’assemblée. Toutefois, il déclare :

– Je propose d’ajouter à l’ordre du jour la question du chef, et la manière d’éliminer cet handicap.

– Les questions à débattre sont déjà nombreuses, et il fait tard ! proteste le secrétaire.

– Alors, suggère Karim, inscrivons cette question pour la réunion suivante.

 

8. Utilité du couscous

 

Un soir, dans le salon de l’appartement de Karim, des convives sont assis autour d’un fumant couscous sur la table de bois, ronde et basse. Outre à Karim sont présents Si Lhafidh, Akli le boulanger, Rachid le coiffeur, Saïd et Si Hamid le vieux retraité planteur d’arbres sur la place. L’atmosphère est joyeuse. Cette rencontre fut proposée par Si Lhafidh pour deux motifs : d’une part, renforcer les liens entre les participants au nettoyage avec Saïd, et, d’autre part, trouver la manière de riposter à une éventuelle future opposition policière contre l’entraide collective concernant la propreté de la petite place du quartier.

– Ne jamais se résigner, déclare le coiffeur. Certes, les forces du mal, comme on dit, sont plus fortes que nous. Mais nous avons notre tête ; nous devons la faire fonctionner pour trouver la parade. La place entre nos immeubles est quand même à nous, les résidents. Et la tenir propre, c’est une incitation pour mettre la propreté également dans nos esprits. Nos compatriotes de Kabylie l’ont compris avant nous, n’est-ce pas Akli ?

– Oui ! Depuis quelques temps, les habitants des villages se sont lancés dans une belle compétition pour tenir propres leurs villages. Ils ont même organisé un concours du village le plus propre ! Et cela fonctionne, fait plaisir et encourage les citoyens à compter sur eux-mêmes.

– Et ils ont réussi cette belle entreprise, précise Rachid, parce qu’ils ont su, depuis longtemps, affronter l’État et son arbitraire, tandis qu’ici, on attend tout de l’État… Quand ce n’est pas d’Allah… Lequel, il faut bien l’admettre, ne répond pas à l’appel. C’est sa manière de dire : « Ya, ěibâd[1] ! Je vous ai donné un cerveau ! Alors, comptez d’abord sur vous-mêmes ! »

– Pourtant, intervient Karim, une fois qu’on veut se passer des services de l’État, parce qu’ils fonctionnent mal, sa police vient nous interdire d’agir. Et le motif de cette interdiction me semble clair : empêcher les citoyens de compter sur eux-mêmes, de peur qu’en apprenant à auto-gérer la propreté de leur place, ils apprennent à auto-gérer d’autres de leurs droits, plus importants.

Si Lhafidh suit la discussion avec attention, sans intervenir.

– C’est exactement ça, approuve Rachid.

– En effet, c’est malheureusement ainsi, confirme le sympathique planteur d’arbres, de sa voix aigrelette.

Tandis  que  les  neurones  carburent,  les mâchoires  « mâchonnent »,  en

jouissant de l’excellente saveur du couscous. Le coiffeur s’adresse à celui qui n’a pas encore parlé :

– Si Lhafidh, as-tu une idée de solution ?

Ce dernier pose sa cuillère sur la table, et déclare :

– Il me semble qu’il faut d’abord poser un principe : chaque fois que Saïd a trop de travail, sans pouvoir l’effectuer dans un temps raisonnable, nous devons l’aider ensemble, sans attendre la venue des employés communaux. Ainsi, nous donnerons une leçon aux dirigeants de l’État, en leur montrant que nous sommes capables de nous passer d’eux, et de leurs services inadéquats. Considérons maintenant le problème de la police. Si elle  revient pour nous empêcher d’accomplir le nettoyage citoyen, il faut néanmoins persister, pacifiquement, même au risque d’être arrêtés. Car, rien ne justifie l’opposition de la police à notre action.

– Ils oseraient encore ? demande le vieux écologiste Si Hamid.

– Cela dépendra du rapport de forces, réplique Si Lhafidh. Concrètement, du nombre de voisins qui nous rejoindront dans cette action. Aussi, je propose que chacun de nous parle avec ses voisins, leur explique notre action, démontre qu’elle est au service de tous les habitants du quartier, et que rien en elle n’est négatif, tout le contraire, enfin que nous ne sommes pas des « agitateurs » politiques, mais simplement des citoyens désireux de prendre en charge ce qu’ils peuvent. Aussi, les autorités étatiques devraient être très satisfaites de notre action et même l’encourager, si elles sont vraiment ce qu’elles prétendent : soucieuses du bien public.

– Je suis d’accord, affirme Rachid. Beaucoup de voisins ont peur de s’impliquer. Les dix années de terrorisme ont trop détruit dans chaque Algérien et Algérienne, et l’État étouffe toute velléité de liberté et de solidarité entre les citoyens, car il sait qu’elle menace sa prétention à tout décider et tout gérer. Par conséquent, nous devons nous armer de toute la patience nécessaire et du maximum de notre intelligence pour parler avec nos voisins. Pour employer une expression apparemment grandiloquente, mais qui ne l’est pas, je dis : nous devons commencer notre seconde guerre de libération, non pas de la patrie, mais de son peuple.

Le vieux Si Hamid intervient :

– Une autre chose me semble bonne à faire : fabriquer quelques bancs en bois, et les installer sur la place, là où c’est possible, sur le terrain abandonné, afin que les personnes, notamment âgées, puissent venir s’asseoir et bavarder ensemble.

– Oui, c’est vrai, déclare Rachid.

– Alors, conclut Si Lhafidh satisfait, honorons le couscous que la mère de

Karim nous a généreusement préparé. Si j’étais poète, j’aurais écrit un texte

avec ce titre : De l’utilité du couscous. Tous éclatent de rire, en reprenant chacun sa cuillère.

A suivre …


[1]     « Ô, créatures ! »


 

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