Roman : « GRANDE TERRE, TOUR A » de Kadour Naïmi – partie III, chap. 11-12

La Tribune Diplomatique Internationale publie ce roman

       quotidiennement en chapitres

       depuis  le 21 décembre

 

 

 

 

 

 

11. Le « nectar » des Dieux

 

Vers midi, pendant qu’il dort, Karim est réveillé par sa mère :

– Il faut égorger l’agneau ! lui dit-elle.

Karim se rappelle, alors, que c’est le jour de l’Aïd al kabîr[1]. Évitant de montrer sa contrariété, il réplique avec tact :

– Maman, tu sais bien que depuis la première fois, dans mon enfance, que je vis papa faire ce genre de chose, je n’ai plus supporté de revoir cette scène, encore moins l’accomplir moi-même. C’est toujours mon frère, Mehdi, qui aidait papa, puis, une fois ce dernier décédé, Mehdi a continué à faire ce travail. Appelle-le, donc !

Aïe ya yaïe[2], mon enfant ! commente la mère, toute attendrie… Pourquoi es-tu si différent des autres hommes ?

– Je n’ai jamais aimé voir couler le sang, ni d’un être humain, ni d’un animal.

– Alors, pourquoi as-tu choisi le métier d’infirmier où le sang, tu le vois presque toujours ?

– Pour le protéger, pour empêcher qu’il coule inutilement, affirme Karim.

– Néanmoins, tu mangeras le méchoui qu’on fera, n’est-ce pas ?

– Pardonne-moi, ma chère maman, mais, comme chaque année, je ne pourrais pas. Tu sais bien que depuis désormais longtemps, je ne mange plus de viande. Et, malgré ce fait, ma santé est meilleure qu’auparavant.

– Qui t’a mis ces étranges idées dans la tête ? Pourquoi ne fais-tu pas comme tout le monde ? Suivre nos traditions, celles de nos ancêtres ?

– Maman, réplique le fils avec gentillesse, les traditions, qu’est-ce que c’est ?… Des choses que nos ancêtres ont inventé, un jour, opposées à des traditions antérieures, et qui sont devenues par la suite traditionnelles, elles aussi. Alors, inventer d’autres, aujourd’hui, plus adaptées, n’est-ce pas imiter nos ancêtres ?

Le visage de Karim montre une expression amusée, pour « faire ingurgiter la pilule » à sa mère. L’effet fonctionne. Elle rit et réplique :

– Ah ! Tu sais répondre à tout. Je vois que tu es intelligent !

– Et de cela, ajoute Karim d’un ton plaisant, je remercie la femme qui m’a donné la vie !

Voyant sa mère tout-à-fait détendue, il en profite pour ajouter :

– Dès lors, comment pourrais-je, moi, ôter la vie à un gentil agneau ?… Allez !… Téléphone à mon frère pour venir assumer le rôle de sacré sacrificateur. Tu sais bien qu’il aime ça.

Environ une heure après, celui-ci arrive, avec sa typique attitude  hautaine, accentuée par son corps de taille imposante.

– Alors ?! tonne-t-il en s’adressant à Karim… Toujours peur du sang ?!

– Pas peur, répond gentiment l’interpellé, puisque je suis infirmier, mais dégoût de le voir couler inutilement.

– Inutilement ?! répète Mehdi, sarcastique.

Le futur bourreau éclate d’un rictus plein de suffisance, et accuse :

– Non !… Ton motif est autre. J’ignore lequel, mais il est autre. Allez, courage, avoue !

Karim connaît suffisamment son frère aîné pour ne pas contester ses affirmations tranchantes. Il sait combien le complexe d’infériorité qui le tourmente, en matière de culture et d’intelligence, l’incite à dévaloriser quiconque. Karim en éprouve de la compassion pour son frère, sans pouvoir y remédier.

Pendant longtemps, Karim espérait pouvoir discuter avec Mehdi pour l’aider à raisonner. Finalement, il a fallu se résigner : on ne change pas un caractère déjà endurci et, surtout, affligé de cette ignorance particulière, impossible à éliminer : celle des personnes convaincues de savoir alors qu’elles ignorent jusqu’à leur ignorance.

– Maman, où est le couteau ? demande Mehdi, en jetant un regard plein de  morgue vers son frère aîné, destiné à l’humilier.

Pour se débarrasser de la présence désagréable de Mehdi, Karim retourne dans sa petite chambre. Il se soulage en ouvrant la fenêtre ; il regarde vers l’extérieur.

Ses yeux sont attirés par une scène, en bas, sur la petite place.

Des flaques de sang s’étalent sur la terre, autour d’une dizaine de cadavres de moutons. Karim en est soulevé de répugnance. Il est conscient que c’est là une tradition, mais sa sensibilité et sa raison s’identifient avec les victimes qui en pâtissent. Il comprend que dans une époque archaïque, une pareille pratique put sembler acceptable, pour manifester une soumission à une divinité. Avec le temps, la raison humaine a accompli des progrès, heureusement. Par conséquent, à sa lumière, certaines traditions devraient être discutées pour être abolies. « Dieu, s’interroge Karim, un Dieu de bonté et de miséricorde, a-il besoin d’un tel « nectar » de sang innocent pour être honoré ? »

Karim remarque sur la place un homme de forte corpulence. Tenant un long coutelas ensanglanté dans la main droite, il s’approche successivement d’autres moutons, encore vivants. Allongés sur le flanc par terre, les pattes liés, ces êtres vivants s’agitent et bêlent désespérément, démontrant ainsi leur conscience de la tragédie qui les menace.

L’homme au coutelas, totalement indifférent à ces angoissants cris de terreur, tranche les gorges, l’une après l’autre, laissant gicler un sang clair qui se répand sur le sol, le transformant en une horrible mare rouge.

Karim veut s’éloigner de l’insupportable carnage quand il remarque une toute petite fille et un tout petit garçon qui s’approchent de l’affreux holocauste. Ils s’arrêtent et regardent le massacre avec curiosité, apparemment sans trouble.

Aussitôt, Karim se précipite hors de sa chambre.

– Où vas-tu ? lui demande sa mère, dans le salon.

– Je reviens tout de suite, ne t’inquiète pas !

Sur la petite place, il arrive en courant et se met entre les moutons égorgés et les deux petits enfants :

– Allez chez vous ! Ne restez pas ici ! leur enjoint Karim avec douceur.

Les deux enfants le regardent sans comprendre. Karim ajoute :

– Ne regardez pas ça, ce n’est pas pour vous. Allez ! Venez avec moi, je vais vous expliquer.

– Qu’as-tu à leur expliquer ? lance une voix rude.

Karim se retourne vers celui qui vient de poser la question : c’est Omar, le marchand de fruits. Il répète, avec une hostilité mal dissimulée :

– Qu’as-tu à leur expliquer ?

Restant impassible, Karim répond :

– Qu’ils sont trop jeunes pour assister à ce genre de choses.

– Au contraire ! conteste l’autre. C’est depuis le plus jeune âge que les enfants doivent apprendre leurs devoirs de musulmans ! Et, parmi ceux-ci, accomplir le sacrifice de l’Aïd.

– Cependant, objecte Karim d’un ton conciliant, je ne crois pas utile ni bon d’exposer de petits enfants à la vue de l’égorgement et à celle du sang.

L’autre esquisse une espèce de rictus méprisant :

– Tu veux faire de nos enfants des femmelettes et des lâches ?

« Convaincre cet ignorant fanatique est impossible, estime Karim. Pourtant, je dois éloigner ces petits enfants de ce traumatisme. »

Sans tenir compte de la remarque du marchand de fruits, Karim prend gentiment par la main chacun des deux enfants pour les éloigner. Omar lui lance :

– Ce ne sont pas tes enfants ! Alors, laisse-les ici !

« Que faire devant ce forcené ? » Karim hésite. Il regarde les deux gamins ; ils sont étonnés du comportement des deux hommes. Toutefois, les deux petites créatures s’éloignent tranquillement.

Karim quitte l’endroit, en se dirigeant vers son immeuble. Il est accompagné par des bêlements poignants de moutons. Ils ravivent chez Karim l’épouvantable image de son père, égorgé par un fanatique. Ce crime, à son tour, lui fait rappeler un très pénible moment.

Il se trouvait en voiture avec son neveu et sa nièce. Il allaient à la mer, pour se détendre. Typiquement méditerranéen était le temps : ciel d’un bleu magnifique, soleil d’une clarté chaleureuse, un air parfumé. Tout émanait la vie, la joie, la splendeur !

Durant le parcours, une discussion ordinaire, très amicale, arriva à cette conclusion inattendue du neveu de Karim : « C’est tellement facile d’égorger un être humain ! » Et il éclata de rire, comme s’il avait parlé d’un moustique. La nièce n’objecta rien.

Karim en resta profondément ébranlé. « Comment  un jeune de vingt ans, tellement sympathique, apparemment si normal, peut-il proférer une telle abominable monstruosité, et avec une telle désinvolture ?… Où est la cause de cette affreuse folie, horriblement ordinaire ? »

 

En revenant de la place où se trouvaient les enfants devant le sacrifice de moutons, Karim rentre chez lui.

– Maman, dit-il, j’ai un rendez-vous. Si je ne reviens pas pour le déjeuner, sois tranquille.

– Tu ne restes pas pour manger avec nous ?

– Excuse-moi, j’ai à faire.

Il sort rapidement.

 

Quelques minutes après, il conduit sa petite voiture sur la jolie corniche longeant la mer. La vue de l’étendue bleue et liquide, sous un ciel de la même couleur, aide Karim à rétablir la sérénité dont il a besoin.

En fait, il avait menti à ma mère, ou plutôt non. Il avait effectivement un rendez-vous, pas avec une personne, mais avec la mer, « ma » mer, comme Karim aime l’appeler. Il apprécie l’homophonie du mot entre ce cadeau de la nature et la personne que Karim chérit le plus au monde : sa mère.

Pour Karim, la mer liquide est une amie, et quelle amie ! Toujours disponible, à moins de tempête. Contrairement à la mère biologique de Karim, la mer constituée d’eau ne le critique jamais, ne tente jamais de le contraindre à se plier à des préjugés sociaux ; elle se contente simplement de lui tenir compagnie, de le détendre, de l’aider à réfléchir de manière autonome et calme. Pour Karim, la mer a toujours été et demeure l’amie très chérie des personnes libres ou aspirant à le devenir, même au prix d’y être ensevelies pour servir de nourriture aux poissons, contribuant ainsi à la perpétuation de la vie !… « Quel chance ! Quel bonheur de l’avoir toute proche ! », a souvent pensé Karim. Il sait combien elle le purifie de la cruelle folie humaine. « Et dire, observe-t-il, que certains conçoivent la mer uniquement comme évasion touristique. Quelle ignorance ! »

Après avoir parcouru une trentaine de kilomètres, Karim arrive dans la petite localité côtière de Claire-Fontaine. « Béni soit celui qui l’a ainsi nommée », pensa-t-il un jour. Il stationne son véhicule dans une ruelle.

Quelques secondes après, Karim est assis sur le sable chaud de la plage. Il est bercé par une douce brise venant du large ; il respire le velouté parfum de l’air marin, en promenant ses yeux sur les splendides vagues. Régulières, calmes, dansantes, elles courent et se chevauchent les unes sur les autres, lançant leurs écumes blanchâtres, jusqu’à s’étaler sur le sable où elles disparaissent lentement. Pour Karim, elles sont les bénéfiques et bénévoles lessiveuses de son esprit, quand il est  troublé par ce qu’il  nomme un « inconvénient de l’existence ».

 

12. Eaux glaciales

 

Le soir, Karim rentre chez lui.

Il s’assoit à la table basse pour le dîner. Sont présents, outre sa mère, son frère Noureddine et  sa sœur Jamila, tous les deux plus âgés par rapport à Karim : le premier vingt-neuf ans, la seconde trente et un. Quant à Zahia, suivant son habitude, en présence de ce qu’elle considère « trop » de personnes, elle préfère s’isoler dans sa chambre. L’évocation des problèmes sociaux et les discussions les concernant troublent profondément son fragile équilibre psychique.

Noureddine est entrepreneur dans une petite société de construction immobilière, spécialisée dans l’édification de logements privés. Jamila est docteur en électronique, professeur à l’université d’Oran. Elle put suivre cette formation grâce à une bourse d’État. Noureddine lui, préféra renoncer au lycée pour, déclara-t-il, « travailler de mes mains, comme mon père. Cela m’évite d’avoir mal à la tête ! »

Contrairement aux autres membres de la famille, savourant la viande de mouton, Karim se contente du couscous, accompagné de légumes. Autant que possible, il évite de regarder les trois autres porter la viande à leur bouche. Cette vue lui est très pénible, elle lui rappelle les fauves carnassiers, mais il ne peut décliner le traditionnel dîner, pour ne pas causer de peine à sa mère.

Le repas est accompagné de boissons sucrées ; l’eau est dédaignée. Ces faits désolent fortement Karim. Tellement de fois, il a expliqué à sa mère et aux autres membres de sa famille :

– Savez-vous que les peuples les plus atteints de diabète sont les Musulmans ?… Pourquoi ?… Parce que n’aimant pas boire de l’eau, d’une part, et, d’autre part, s’interdisant le vin et la bière, ils se rabattent sur les boissons sucrées. Là est la cause de leur diabète. Dommage que le Coran n’a pas prévu cette situation. Mais, nous possédons une raison, et elle nous prescrit d’éviter ce genre de liquides. Malheureusement, vous les buvez et, ainsi, augmentez le risque de provoquer la maladie en vous.

Vaines furent ces paroles de prévention. Noureddine et Jamila avaient fini par devenir diabétiques. Sans, toutefois, renoncer aux boissons néfastes. La sœur « scientifique » déclara : « Dieu a déjà décidé, avant même notre naissance, de la date de notre mort ! Alors, pourquoi nous préoccuper ! » L’entrepreneur acquiesça. Karim n’évoqua plus ce thème, se limitant à constater : « Mystère de l’esprit humain ! » Il n’oubliait pas l’aveu de sa sœur, un soir :

« – Parfois, il m’arrive d’avoir cette pensée : prendre ma voiture, aller sur une route périphérique très longue, accélérer au maximum et précipiter la voiture contre un mur pour nous fracasser, elle et moi ! »

À cette funeste confession, Karim, avec le maximum de délicatesse, conseilla à Jamila d’aller au plus vite consulter un psychologue ou un psychiatre.

– Je ne suis pas folle ! objecta-t-elle avec des yeux gonflés par une agressivité qui laissa le frère totalement interdit.

Il comprit la gravité de la situation. Il n’osa pas faire remarquer à la malheureuse : « La santé du cerveau est comme celle du corps : si on ne s’empresse pas de soigner les premier symptômes, la maladie s’aggravera jusqu’à devenir fatale. »

Karim avait des motifs convaincants pour ne pas insister avec cette sœur. Le fait d’avoir accédé à l’ « honneur » du doctorat scientifique, d’être devenue une enseignante « renommée », avait gonflé au maximum l’ego de cette parvenue sociale. Mais, un hic contredisait cette gloriole : aucun garçon, aucun homme ne daignait d’affection cette « doctoresse en électronique ». C’est que deux motifs fort graves dissuadent même le plus frustré sexuel des hommes à éprouver un sentiment érotique pour Jamila : son visage, avec deux joues grosses et pendantes, fait tout de suite penser aux deux fesses d’un porc, et ses prunelles gonflées sont pareilles à celles du même animal. Quant au caractère de Jamila, plus acariâtre, plus méchant, plus désagréable, impossible d’en trouver. Ajoutons la terrible ironie du sort : le nom Jamila signifie « belle »… Néanmoins, « madame doctor », comme on l’appelle dans son travail, était obsédée par la conquête d’un homme, en étant persuadée qu’il ferait la meilleure affaire de sa vie. Pour y parvenir, des tas de produits de maquillage pour le visage et les cheveux, mais, cela revient à « mettre du khoul à une aveugle[3] ».

Ne parvenant pas à trouver une proie, la « doctor » eut recourt à un stratagème. Elle alla coucher avec le premier venu dans le but d’être enceinte, croyant ainsi contraindre l’homme à se marier avec elle. La ruse n’eut pas de succès. Chaque homme auquel cette femme s’offrait l’abandonnait assez rapidement… Ces échecs respectifs finirent par détraquer les neurones de l’électronicienne. Désormais, si elle continuait à maîtriser le fonctionnement d’un ordinateur, elle ne parvenait plus à faire correctement agir son cerveau d’être humain. Résultat : le refus de reconnaître sa maladie mentale finit par précipiter cette femme dans une affreuse paranoïa : « Tous ! éructait-elle à la moindre occasion, tous sans aucune exception, y compris les membres de ma famille, sont méchants et ne me veulent que du mal !… Ils sont tous malades, dérangés mentaux ! »

Karim tenta à plusieurs reprises de venir en aide à sa sœur, de la convaincre de consulter un psychiatre. Elle finit par y aller, mais refusa de prendre les médicaments prescrits : « Je ne suis pas malade ! Je ne suis pas folle ! » est devenu son leitmotiv. « Ce sont tous les autres qui sont fous ! Y compris le psychiatre ! »

Karim comprit avec tristesse que, désormais, il ne pouvait rien faire contre ce naufrage psychique, masqué seulement par le fait que la sœur parvenait, toutefois, à poursuivre son activité professionnelle. Karim évita toute relation avec cette sœur, sachant le risque de s’empêtrer dans un marécage où il risquerait de se noyer. « Il est de mon devoir, conclut-il, de tenter de sauver quiconque se noie, mais pas s’il veut me tirer avec lui dans son marécage. »

 

À la fin du dîner, pendant que les autres, y compris la mère, avalent la boisson sucrée fatale, les langues se délient.

– J’ai appris, dit Noureddine d’un ton gentiment bourru, que tu emploies ton temps libre à aider au nettoyage des ordures.

– Oui, confirme Karim.

– Ne sais-tu pas que le temps, c’est de l’argent, comme disent les Américains : « Times is money » ?

– Pour moi, le temps c’est de la vie.

– Je le comprendrais si tu étais milliardaire, mais tu ne l’es pas !… Alors, pourquoi ne pas utiliser ton temps libre à te faire un peu plus d’argent ?… Le salaire de ton travail à l’hôpital est insuffisant, et puis tu dois te marier un jour. Comment, puisque tu n’as même pas une maison à toi?

– On peut vivre sans avoir de maison.

Noureddine a un rictus, puis lance :

– Viens donc travailler avec moi !… Je préfère avoir mon frère comme collaborateur, et non un étranger. Tu sais que les gens sont tous des voleurs !… En ce moment, la construction immobilière, ça marche ! Et j’ai des amis dans l’administration, là où il faut. En leur graissant bien la patte, je trouve mon profit. Et comme je suis devenu un militant du F.L.N[4], là, aussi, en jouant habillement de la « chkara »[5], ça m’apporte du travail et, donc, du bénéfice !… Je prévois même de finir député ! Et, alors, ton frère rejoindra le club des milliardaires algériens ! Et si je deviens puissant, toi aussi, je te ferai député !

Ce n’est pas la première fois que Noureddine présente sa proposition de collaboration. De nouveau, Karim avoue, avec simplicité, sans entrer dans une discussion susceptible d’embarrasser inutilement son frère :

– Pardonne-moi, cher frère ! Je ne suis pas fait pour ton genre d’activité. J’aime mon métier d’infirmier.

Karim, pour ne pas heurter inutilement son frère, renonce à préciser : « Et je n’accepte que l’argent gagné honnêtement par mon travail »,

– Cela, objecte l’ambitieux constructeur, ne te donnera pas une maison !

– Cela me permet, dit Karim, de m’endormir le soir avec sérénité.

Noureddine secoue la tête d’un air chagriné, puis s’écrie :

– Mais, enfin ! L’argent, al flouss[6], c’est important ! C’est fondamental !C’est saint ! C’est béni par Dieu ! Il est sur le billet du dollar !… Sans argent, comment avoir ce dont on a besoin ? Comment jouir de la vie ?… Et ne me répète pas ton perpétuelle réponse : « L’argent ne fait pas le bonheur »… Quel bonheur serait possible sans argent, hein ! Quel bonheur ?… Dis-le moi, frérot ! Toi, l’intelligent de la famille !

Ce dernier sarcasme à peine voilé tire à Karim un soupir bref. Il a envie de répondre à son frère, il hésite, puis se décide, sachant néanmoins le vain espoir de se faire comprendre :

– Et la flamme intérieur, qu’est-ce que tu en fait ?

– Quoi ?! s’étonne Noureddine.

– La flamme intérieure.

L’autre éclate du rire le plus sonore, en agitant le haut de son corps en arrière puis en avant. Ensuite, il réplique, sarcastique :

– Pour les flammes, il y a les pompiers, frérot ! Ajoutons que les flammes, ça brûle, ça réduit en poussière, en cendres !

Karim, sans se décomposer, considère son interlocuteur. Ce dernier revient à la charge, avec une pointe de dédain :

– Désormais, tu es un homme ! Tu ne peux plus t’amuser à vouloir secourir les uns et les autres dans leurs malheurs !… S’ils s’y trouvent, c’est de leur faute !… Le monde est ainsi fait, depuis toujours et partout !… Ce n’est pas toi qui y changeras quoi que ce soit… Alors, prends une carte de membre du F.L.N[7] pour améliorer ta situation économique ! Tellement de gens le font, pourquoi pas toi ? Pourquoi laisser aux salopards cette source de profit ?

Jamila intervient :

– Noureddine a raison. Aux dernières élections, moi, j’ai voté pour le F.L.N. Il a vaincu les terroristes, et nous a donné la sécurité pour travailler et vivre en paix. Le seul problème qui reste est le salaire trop bas de mon travail. Il faudrait une loi pour l’augmenter pour satisfaire mes besoins.

– Et, lui demande Karim, les gens qui ont le dixième de ton salaire ?

– Eux n’avaient pas étudié comme moi !

– Eux, rétorque Karim avec calme, n’ont pas bénéficié d’une bourse d’État comme toi.

– C’est parce qu’ils ne l’avaient pas méritée… Je n’ai quand même pas étudié de longues années pour consentir à être traitée comme eux. Alors, que les gens pauvres s’adressent à l’État, ou, plutôt, à Allah pour les aider.

L’invocation de Dieu, de la part d’une personne nourrie aux sciences exactes et les pratiquant, a toujours étonné Karim. Cependant, il connaît suffisamment sa sœur pour comprendre qu’elle jongle nonchalamment avec toutes sortes de contradictions, sans le moindre scrupule.

Un soir, Karim osa, – c’était plus fort que lui, ayant dans sa personnalité quelque chose de Don Quichotte bravant les moulins à vent :

– Jamila, me permets-tu une question ?

Il précisa aussitôt, par précaution, pour éviter les soudaines et agressives colères de sa sœur :

– Si tu trouves ma question impertinente, je te prie de m’en excuser, car mon intention est uniquement de raisonner ensemble, moi et toi.

Jamila le toisa de son habituel méchant coup d’œil, les pupilles écarquillées comme ceux d’un crocodile s’apprêtant à se jeter sur sa proie :

– Parle, et je verrai quoi penser.

– Merci !… Comment concilies-tu ton activité scientifique avec ta croyance en Dieu ?

Les lèvres de Jamila eurent un frémissement, prirent une torsion affreuse, puis elle grogna :

– Pourquoi cette demande ?

Karim ne prêta pas attention à cette négative réaction, elle ne le surprit pas, il essaya donc de « soigner l’esprit » malade de sa sœur. Avec le ton le plus bienveillant, il déclara :

– C’est parce que je me suis souvenu de ce que tu m’avais raconté une fois…. Un matin, alors que tu te trouvais aux toilettes, dans ton appartement, il y eut un léger tremblement de terre. Alors, épouvantée, tu prononça la « chahada »[8].

– Et alors? grommela Jamila, tout le flasque corps tendu comme un ressort, et les traits du visage affreusement déformés, ajoutant à sa laideur naturelle.

– Eh bien, précisa Karim, je me suis demandé : est-il permis de prononcer le nom de Dieu dans un cabinet de toilettes ?

Très choquée et complètement embarrassée, Jamila rougit. Son frère vit la hideuse colère qui allait éclater, aussi, s’empressa-t-il d’ajouter :

– Excuse-moi, je ne voulais pas stupidement te provoquer. Je désirai seulement te porter à raisonner, de manière à affronter ta vie harmonieusement.

 

Pour le reste des considérations émises par son frère et sa sœur, Karim juge inutile d’exprimer ses opinions, afin de ne pas provoquer la guerre au sein  de la famille. Il se dit : « Si, à présent, en Algérie, la police bastonne, emprisonne ou assassine des citoyens protestant légitimement contre des conditions de vie insupportables, Noureddine et Jamila justifient certainement ces crimes avec une assurance inébranlable, tant qu’ils bénéficient de leur sordide et abject appât du gain. »

Karim jette un regard furtif et discret vers sa sœur et son frère. « Quelle serait leur réaction si la police m’emprisonnerait ou m’assassinerait, moi, leur propre frère ?… Je suis certain qu’ils donneront raison à l’État, sous prétexte que je suis un « fauteur de désordre » qui mérite sa punition. »

Comme s’il avait deviné la pensée de Karim, Noureddine lui lance :

– Avec tes idées, si un jour tu auras des problèmes, il ne faudra pas te plaindre !

Jamila ajoute :

– Ni compter sur moi !… Moi, désormais, je ne m’occupe que de moi-même !… Quant à Noureddine, il a raison !… Comme on dit, celui qui sème le vent, récolte la tempête. C’est toi l’unique responsable de ton malheur !

Karim baisse la tête, pour cacher sa désolation : « Adieu, la sacrée fraternité familiale !  »

A suivre …


[1]     Littéralement « La Grande Fête », celle du sacrifice, commémorant le geste d’Abraham, immolant l’agneau, en signe d’obéissance à Dieu.

[2]     Expression populaire de désappointement.

[3]     « khoul »: en français « kohol », poudre traditionnelle pour enjoliver les yeux. Quant à l’expression, il s’agit d’un dicton populaire dont le sens est clair.

[4]     Parti dominant, représentant les intérêts de l’État.

[5]     Littéralement le « sac », autrement dit pot-de-vin.

[6]     Terme populaire algérien, équivalent de son dérivé en argot français « flouze »,  autrement dit : fric.

[7]     « Front de Libération Nationale », principal parti politique, représentatif du régime étatique.

[8]     La formule musulmane consistant à professer : « Il n’y a de Dieu que Dieu, et Mohammed est son Prophète! » Elle doit être également prononcée au moment de mourir.


 

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