Roman : « GRANDE TERRE, TOUR A » de Kadour Naïmi – partie III, chap. 15-16

La Tribune Diplomatique Internationale publie ce roman

       quotidiennement en chapitres

       depuis  le 21 décembre

 

 

 

 

 

 

 

15. Courant de fond

 

 

Un après-midi, au centre-ville, près du théâtre régional, Karim est debout  à un arrêt d’autobus pour retourner chez lui. Autant que possible, il évite d’utiliser son véhicule, pour trois motifs : faire bouger son corps, se mêler au peuple des transports en commun pour mieux le connaître, éviter le stress d’affronter les mauvais conducteurs de voitures.

Karim attend depuis quelques minutes. Soudain, tout surpris, il voit s’approcher… Zahra ! Il ne peut retenir son profond trouble ; et Zahra ne réussit pas à empêcher son visage de rougir. Les deux voisins parviennent toutefois à se reprendre puis à se sourire.

Suit un moment de silence. Pour interrompre l’embarras, Karim hasarde :

– Tu retournes chez toi ?

– Oui, dit-elle.

– Ah ! Moi aussi, ajoute-t-il.

Silence. De nouveau embarras réciproque. Sur le visage de Karim, Zahra note le reste des hématomes : « Puis-je lui demander d’où ils viennent ? » Karim s’en rend compte : « Dois-je lui en dire la cause ? »

Les deux regards se détournent l’un de l’autre. Les deux jeunes gens font semblant de s’intéresser aux alentours. Mais les cœurs battent plus rapidement, et les esprits sont en brûlante confusion.

Karim reprend l’initiative :

– Tu viens de ton travail ?

D’abord surprise, Zahra se reprend vite :

– Oui. Et toi ?

– D’une réunion avec des amis.

L’autobus arrive. Ils y entrent. Des chaises étant libres au fond, Karim et Zahra s’assoient spontanément au fond, l’un à coté de l’autre.

Durant le trajet, Zahra estime le moment venu de montrer plus d’intérêt à son compagnon de voyage :

– Qu’est-ce tu as eu au visage ?

L’interrogé ne s’attendait pas à cette question. « Faut-il lui avouer la vérité ?… Oui ! »

– Une agression par des inconnus.

– Agression ?!… Pourquoi ?

« Il vaut mieux ne pas l’inquiéter avec mes hypothèses », se dit-il. Il répond :

– J’ignore le motif.

– Tu sais,  déclare  Zahra  d’un  ton  charmant,  les yeux étincelants (ce qui

émeut profondément Karim), je t’ai vu aider Saïd durant le nettoyage… Peut-être, des gens n’ont pas été contents, et ont voulu te punir.

– Ah ! Tu m’as vu ? réplique Karim, étonné mais content.

– Oui.

– Puis-je te poser une question ? relance Zahra.

– Certainement.

– Pourquoi aides-tu Saïd ?

– Parce qu’il en a besoin, tout simplement.

Zahra semble ne pas comprendre. Karim explique :

– Si j’étais Saïd, j’aimerais bien voir d’autres personnes m’aider.

Tout en pensant que sa mission est uniquement d’obtenir de Karim des renseignements à fournir au chef de la police, Zahra se sent néanmoins attirée par ce jeune voisin. Elle s’est rendu compte qu’elle n’a jamais rencontré un homme comme lui. Elle le trouve si gentil, si doux, si paisible, et même heureux, malgré l’agression dont il fut victime. En plus, il semble ne pas succomber, comme tous les mâles qu’elle a rencontrés, sous le charme de sa beauté. Elle se demande : « A-t-il une fiancée ?… Sinon, satisfait-il son désir comme tant d’autres ? »

De son coté, le cerveau de Karim va bon train. « Ah ! Je dois admettre qu’elle me plaît beaucoup !… Cependant, je devrais trouver le moyen de la connaître davantage. »

Il tente sa chance :

– Es-tu libre de tes mouvements ? Je veux dire par là : es-tu libre de sortir quand tu veux, en dehors du fait d’aller au travail ?

Elle sourit, un peu gênée :

– Oh, non !… Mes deux frères ne l’acceptent pas.

Voyant la déception sur le visage de Karim, elle s’empresse d’ajouter, les joues un peu empourprées (ce que Karim note avec plaisir) :

– Cependant, en employant la discrétion nécessaire, je peux sortir.

Le visage de Karim s’illumine. Il s’efforce de maîtriser son émoi, et il propose :

– Alors, on pourrait se voir ?

Elle baisse les yeux, intimidée. « C’est la première fois qu’une telle proposition m’embarrasse, remarque-t-elle… Attention à ne pas tomber amoureuse ! Ce n’est pas dans mon intérêt… Il me faut obtenir des informations. »

– Oui, dit-elle.

– Alors, donnons-nous nos numéros de portable. Ainsi, on s’arrangera pour fixer le moment de nous voir.

Pendant l’échange, chacun des deux écoute ses doux battements cardiaques, célébrant l’heureux événement. Toutefois, pour la jeune fille, ce courant de fond, né entre elle et son voisin, provoque un trouble confus. Il  fait tinter la sonnette d’alarme : « Attention, Zahra !… Attention ! »

 

16. Méditations cardio-spirituelles

 

Au retour chez lui, dans sa chambre, allongé dans son lit, Karim ne parvient pas à se concentrer sur un livre tenu en mains. Il le ferme et le pose sur sa petite table de nuit.

« Est-ce que mon étoile, finalement, a pensé à moi ?… J’en ai rencontré des filles, mais, cette fois-ci, cela ressemble à un incendie de mon cœur et de mon esprit !… Cependant, j’ai peur !… Ce monde est si mal foutu. Trop souvent, la main tendue en signe d’amitié est férocement mordue… J’ai cherché en vain l’âme sœur, sans jamais la trouver. La fraternité familiale est devenue très rare, la solidarité entre les gens encore plus rare. Alors, l’amour entre un homme et une femme, est-ce autre chose qu’une illusion pour naïfs ?… Surtout dans notre société soumise à de si affreux préjugés, à des traditions tellement hypocrites… Sans parler de l’argent et de l’obscurantisme qui ont tout pourri ! »

Karim se voit à une croisée de chemins inconnus, dans un désert aride et mystérieux. « Pourtant, je dois choisir une direction, et continuer mon voyage. Mais comment, sans boussole pour m’orienter ?… Dans ce domaine, mon ange gardien, Si Lhafidh, ne peut rien. À moi seul d’affronter l’arène ! »

Au même moment, au rez-de-chaussée de la Tour, une autre âme est plongée dans ses perplexes méditations. Zahra, elle aussi, est allongée dans son lit, sur le dos, dans l’obscurité, et les yeux ouverts, dirigés vers le plafond. Elle s’imagine Karim : « Il est peut-être là en haut, dans sa chambre… Comme moi, en ce moment, manque-t-il de sommeil, et me pense-t-il comme je pense à lui ? »

Zahra est assaillie par une bourrasque de sentiments et pensées contradictoires, comme elle ne le fut jamais auparavant ; pourtant, sa vie précédente n’a jamais été ordinaire.

« Étrange !… constate-t-elle. Parvenue à mon âge, sans savoir ce qu’est l’amour… Mon corps, agressé malgré moi, n’est plus vierge ; cependant, mon cœur, mon âme, eux, sont encore pures. Aucune infamie, aucune profanation n’ont pu les salir… Toutefois, elles ont éliminé en moi tout sentiment positif, ont étouffé en moi principalement celui de l’amour entre une femme et un homme… L’amour !… Qu’est-ce que c’est ? »

Elle cherche fébrilement à comprendre ce singulier mystère : l’ignorance du sentiment apparemment le plus normal, le plus naturel, le plus élémentaire qu’est l’amour entre une femme et un homme. « Je n’ai jamais aimé, à l’exception des membres de ma famille. Et je crois n’avoir jamais été aimée, quoique belle… Alors, est-ce que ça existe, vraiment, l’amour ? Le vrai ?… Je ne l’ai jamais vu, ni entre mon père et ma mère, ni ailleurs. »

Dans l’impérieux but de voir clair dans cette énigme, les efforts de Zahra lui causent un début de lancinante migraine. Toutes ses pensées tournent et virevoltent autour du voisin du deuxième étage, formant des questions sans réponses.

« Alors, c’est quoi, cet effet qu’il a produit sur moi ?… En plus, il arrive au moment le plus inopportun, menaçant mon travail et l’argent que j’en retire pour vivre, moi et ma famille. »

C’est la première fois que Zahra se trouve dans une situation si complexe, si confuse. Elle ne voit pas d’autre cause que celle-ci : « Al maktoub[1] !… Que peut-on faire contre la Volonté de Dieu ?… Tout vient de lui. Nous ne sommes que des moustiques dans sa toile d’araignée. »

Néanmoins, cette traditionnelle explication théologique ne soulage pas l’insondable trouble de Zahra. Malgré sa foi, conventionnelle, et son  d’instruction, très rudimentaire, elle sent le besoin d’une justification rationnelle. Elle est prise en tenailles entre deux exigences contradictoires. La première est l’impérieux désir biologique, pour la première fois violemment et profondément ressenti ; « mais, se demande-t-elle avec angoisse, est-ce cela l’amour ? ». L’autre besoin est la nécessité de vivre,  « même si, reconnaît-elle, par la honteuse activité de moucharde qui me garantit un salaire ».

Les longues et lancinantes considérations de l’amoureuse angoissée aboutissent à cette lamentable, mercenaire et amère conclusion : « L’amour, ça ne donne pas l’argent pour acheter du pain. »

Le lendemain, vers huit heures du matin, Zahra est dans la boulangerie. Elle est la seule cliente.

Akli, le gérant du magasin, lève les yeux pour regarder un autre client qui arrive. Quand il rejoint le comptoir, Zahra se retourne vers le nouveau venu. Aussitôt, elle pâlit légèrement, puis une certaine rougeur colore ses joues. Dans son champ visuel, Karim lui fait face, souriant.

Salâm ! dit-il.

Salâm ! répond Zahra.

Le boulanger s’éloigne et disparaît dans l’arrière-boutique.

Alors, les regards de Zahra et Karim se laissent aller à se fixer résolument l’un sur l’autre. Leur langage est éloquent. Les joues de la jeune femme s’enflamment davantage, tandis que les yeux du jeune homme brillent de tout leur éclat.

Le retour du boulanger, tenant une corbeille chargé de baguettes de pain, les contraint à reprendre une attitude convenue.

Akli donne quatre baguettes de pain à Zahra ; elle les met dans son sac, paie rapidement, jette un très furtif coup d’œil à Karim, puis s’en va, en silence.

Une fois partie, Akli dévisage Karim avec un air satisfait et complice :

– Alors, lance-t-il d’un ton plaisantin, à quand ton mariage ?

– Mariage ?… rétorque Karim, étonné.

– Bah, tu es un homme comme nous tous, il faut bien un jour te marier, non ?

– Eh, oui ! Certainement.

« Il vaut mieux changer de sujet », s’avise Karim, embarrassé.

– À propos, dit-il, comment va ta famille ?

Le visage d’Akli s’attriste un peu :

– Oh ! Mon père et ma mère ne sont pas assez riches pour venir habiter ici.  Et puis, ils aiment le village de Kabylie où ils sont nés et vivent, quoique difficilement, par manque de ressources financières. Deux de mes frères travaillent à Alger, et une sœur a émigré au Québec.

– Alors, tu es ici uniquement avec ton frère cadet, qui travaille avec toi ?

– Oui.

– Ceci dit, ajoute Karim d’une voix très familière, ici tu as des amis sincères :  Si Lhafidh, Rachid le coiffeur et moi. Chaque fois que tu sentiras le besoin d’une atmosphère familiale, tu sais que ma maison t’est ouverte en frère, ainsi qu’à ton cadet.

– Je le sais, merci Karim !… Toi, aussi, si un jour tu veux visiter nos montagnes de Kabylie, tu es le bienvenu dans ma famille, en frère.

– Merci pour l’invitation ! Tu m’offres une belle occasion de voyage de noces !… Et toi, le mariage c’est pour quand ?

– Ah !… réplique Akli, Tu touches un point délicat !

– Pourquoi ?

– Il y a bien une fille qui me plaît ! avoue le boulanger. Mais elle est d’ici, du quartier. Or, mes parents veulent que j’épouse une fille de mon bled, une Kabyle.

– Je te suggère, dit Karim, un bon compromis : trouver une Kabyle née à Oran.

Akli éclate de rire :

– C’est vrai ! J’y avais pensé !

Il se reprend :

– Cependant, il y a la fille dont je viens de te parler. Elle me plaît beaucoup, elle est du quartier, ici, et arabe.

– Disons algérienne ! propose Karim.

– Oui, tu as raison ! Algérienne, convient Akli.

– Tu en est amoureux ? veut s’assurer Karim. Vraiment ? Beaucoup ?

– Oui ! Oui !

– Eh bien, conclut Karim, tu peux proposer à tes parents un autre compromis : te marier avec la fille de ton choix, cette oranaise, tout en apprenant à vos enfants à parler arabe et kabyle. Ainsi, vous participerez, comme famille, à l’unité du peuple, en l’enrichissant de ses deux aspects culturels.

– Très bonne idée ! convient Akli. J’y penserai !… Quoique les montagnards de chez nous soient des « rass a ghioul »[2] difficiles à convaincre, j’essaierai.

– Il faut toujours tenter sa chance, encourage Karim. Si leur cœur est tendre, leur tête sera sensible à ton sentiment.

– Tu as raison, admet le boulanger. Tanemirt ! Sahhîte ![3] Cher ami !

Akli avait, au cours d’une précédente rencontre, expliqué la signification du premier mot à Karim.

Are thufathe[4], cher amoureux ! répond Karim, tout content de montrer qu’il se rappelle cette autre expression, enseignée par Akli.

A suivre …


[1]     « Ce qui est écrit », sous-entendu par Dieu, autrement dit le Destin.

[2]     En kabyle : « Têtes d’ânes ».

[3]     « Merci ! », respectivement en kabyle et en dziriya (arabe algérien).

[4]     En kabyle : « Au revoir ! »


 

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