Roman : « GRANDE TERRE, TOUR A » de Kadour Naïmi – partie III, chap. 1-2

La Tribune Diplomatique Internationale publie ce roman

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PARTIE III

1. Salâm !

Un matin, Karim entre chez le boulanger. Il le trouve occupé à fournir du pain à une jeune femme. Elle porte un pantalon jeans et une chemise blanche ; seuls les cheveux sont couverts d’un hijâb . Karim reconnaît avec plaisir sa voisine de l’appartement du rez-de-chaussée.
– Ah, salâm !
– Salâm ! répond Zahra, sans pouvoir empêcher ses joues de s’empourprer légèrement.
Elle prend avec un calme apparent ses baguettes de pain, les met dans un couffin, et part.
Une fois le boulanger et Karim restés seuls, le premier lance en plaisantant :
– Jolie, n’est-ce pas ?
– Oui, admet Karim.
Il ne dit pas la pensée qui lui vient aussitôt après : « Et quels beaux yeux ! Grands ! Clairs ! Brillants comme des étoiles !… Et le corps de gazelle ! »
Des occasions fortuites se présentent, durant lesquelles Karim et Zahra se rencontrent à l’entrée de l’immeuble, dans la rue, chez le boulanger, l’épicier, le marchand de fruits ou celui de légumes. Alors, les deux voisins en profitent pour se saluer d’un regard discret, bref mais d’une intensité significative. Et les deux cœurs battent brusquement plus vite, tandis que les visages s’efforcent de n’en rien faire paraître. Mais la couleur écarlate des joues et l’imperceptible tremblement des sourcils révèlent les délicats sentiments éprouvés. Karim et Zahra sont assez sensibles pour se rendre compte de leur trouble réciproque.
Dorénavant, pas un jour ne passe sans que Zahra ne pense à Karim, et Karim à Zahra, chacun à sa manière. Ils souhaitent ardemment se rencontrer, tout en ayant peur, pour des motifs divers.
« Elle est belle !… Mais qu’en est-il de sa sensibilité et de son intelligence ? » s’interroge Karim.
« Il est charmant, gentil ! Il semble bien éduqué !… Mais… mais… » Zahra n’ose pas compléter sa phrase.
Les pensées de l’un et de l’autre aboutissent toujours à une question fondamentale, différente chez l’un et l’autre :
Karim : « Ai-je peur de tomber amoureux ? »
Zahra : « Et si lui découvre mon passé et mon actuel réel métier ? »
Interrogations sans réponse, quotidiennement présentes, parfois à des moments inattendus. Semblables à une goutte de pluie tombant régulièrement sur un rocher, ces demandes creusent un trou ; elles fragilisent progressivement la résistance de la pierre. « Seules les montagnes ne se rencontrent pas », se dit Karim.
Chacun des deux soupirants se met instinctivement à s’analyser pour comprendre l’apparition de cette singulière nouveauté absolue : un sentiment d’attraction extrêmement fort contre lequel la volonté est impuissante et la raison défaillante.
Karim, depuis quelques années, déjà, espérait rencontrer la jeune femme destinée à « embellir » son célibat. En constatant la situation autour de lui, son espérance de rencontrer un tel Ange était plutôt faible, sinon inexistante. Néanmoins, l’optimisme fondamental de Karim laissait briller une petite, toute petite et lointaine étoile prometteuse… Zahra semble à Karim l’incarnation de cette étoile, cette lumière, cette promesse, cet Ange miraculeux. Karim en voit la preuve dans les très fortes émotions qui, au souvenir de Zahra, l’agitent tout entier et dans sa plus profonde intimité. Ce nom, Zahra, résonne en lui comme le plus sublime des chants, en se réverbérant en écho. Karim en vient à plaisanter : « Qu’importe toutes les houri , si Zahra m’aime ! »
Tout au contraire, Zahra, à cause des malheurs qui l’avaient assaillie depuis la tentative de viol par son père, à peine adolescente, conçoit sa vie uniquement comme un calvaire, sans savoir comment s’en libérer. Les hommes ?… Uniquement des monstres ! Comment ne le seraient-ils pas puisque son propre père le fut avec elle ? Quant aux différents contacts charnels qu’elle avait subis, tous furent d’horribles et dégoûtantes profanations de son corps et de son âme. Ces deux éléments de sa personnalité, Zahra, pour survivre, les a transformés en un bloc de glace, totalement insensible.
Et voilà qu’en présence de Karim, ce corps et cette âme de Zahra, soudain, avaient la nette sensation d’un miraculeux soleil. Il réchauffait ce corps et cette âme de quelque chose aussi brûlant que doux, leur redonnait vie, et quelle vie ! Palpitante ! Non pas celle d’un printemps, mais d’un éclatant et lumineux été !… Zahra, semblable à une toute jeune fille vierge, découvrait les merveilleux et enivrants émois de l’attraction sentimentale, et cela jusque dans ses entrailles les plus intimes. Au point d’en ressentir un vertige !… Brusquement, une effrayante angoisse saisit la réaliste Zahra !… « Tout cela existe-t-il réellement ? Ou suis-je devenue folle ? »

 

2. Où l’animal est meilleur que l’être humain

Un matin, une femme se précipite, en hurlant de douleur, hors de la porte de son appartement du rez-de-chaussée de la Tour A. Tremblante de terreur, elle tombe presque sur Karim qui s’apprête à sortir du couloir de l’immeuble.
– Qu’est-ce qu’il y a ? Qu’as-tu ? demande Karim, très inquiet.
– Mon mari !… Il m’a frappée et chassée dehors ! Il est ivre !
L’époux apparaît sur le seuil de l’appartement, titubant sur ses jambes, une affreuse lave blanchâtre sortant de ses lèvres tordues. Il déclare avec rage en bafouillant à l’adresse de sa femme :
– Je suis ivre mais je suis musulman ! J’ai donc le droit de te frapper ! On nous l’a dit à la mosquée ! Si toi, mon épouse, tu ignores pourquoi je te frappe, il suffit que moi, ton mari, je le sache ! Tu dois non seulement l’accepter mais m’en remercier ! Car je te corrige !
Soudain, se rendant compte d’une chose qui lui a échappé, il hurle, scandalisé :
– Pourquoi tu n’as pas mis ton voile avant de sortir ? Hein ? Putain !
Alors, la malheureuse réalise qu’en effet elle est sans l’accessoire obligatoire.
– Ô mon Dieu ! Ô mon Dieu ! s’écrie-t-elle désorientée. Mon voile !
Elle se précipite vers la porte de l’appartement. Son mari lui barre l’entrée, en clamant :
– Eh bien, reste sans voile, comme les putains !
Et il rentre au logis, en fermant violemment la porte à la face de son épouse.
Elle demeure complètement désemparée, la vue estompée par les larmes, ne sachant quoi faire.
Venant de la rue, Zahra apparaît sur le seuil de l’immeuble. Elle voit sa mère en pleurs, et Karim l’invitant avec délicatesse :
– Viens chez ma mère ! Viens ! Tu ne peux pas rester ici.
– Maman ! crie Zahra, en allant vers elle.
– Ton père est ivre ! l’informe cette dernière
La fille remarque le sourcil gauche de la malheureuse : il est fissuré, du sang en coule.
– Allez ! insiste Karim, s’adressant à la victime. Viens chez ma mère afin que je te soigne !
Zahra, soutenant sa mère, les deux femmes le suivent, en direction des escaliers.
Arrivés au second étage, Karim les fait entrer dans l’appartement où il vit.
Dans le salon, sa mère et sa sœur Zahia se lèvent brusquement, alarmées à la vue de la femme ensanglantée et sans voile, suivie par sa fille, derrière lesquelles apparaît Karim.
– Qu’est-il arrivé ? demande la mère de Karim à la femme. Encore ton mari ?
L’interrogée secoue la tête en signe affirmatif. Karim intervient :
– Je vais prendre du coton et du mercurochrome.
Il se dirige rapidement vers un petit réduit.
Une fois l’épouse de l’homme ivre soignée et calmée, elle se repose sur le divan, le corps allongé.
– Apporte, dit la mère de Karim à Zahia, une couverture pour la réchauffer.
Rapidement, Zahia disparaît puis revient avec une large étoffe de laine. Elle l’étale sur le corps de l’infortunée.
Les yeux hagards de celle-ci fixent le plafond. Près d’elle, Zahra est assise, affligée. Toute proche, la mère de Karim contemple tristement la souffre-douleur du mari méchant.
Elle intervient :
– Pourtant, on m’a dit que ton époux va à la mosquée.
– Uniquement, répond son épouse, pour se faire pardonner ses méfaits, et, ainsi, pourvoir en commettre d’autres. Concernant sa violence contre moi, c’est précisément à la mosquée qu’on lui a donné la justification. Il vient encore de me le dire.
– Oui, réplique la mère de Karim, je l’ai également entendu dire à la télévision par un cheikh , mais lui a déclaré que le mari doit frapper son épouse de manière modérée. Cependant, moi, je suis contre. Quelque soit la manière de frapper, c’est contraire à tout comportement équitable. Même l’animal ne frappe pas sa femelle, y compris de manière soit disant modérée. Nous autres, musulmans, devons-nous donc être pires que les bêtes sauvages ?
Zahia, la sœur de Karim, quitte discrètement le salon. Très troublée, elle est incapable de supporter le moindre mot à propos de violence.
Pendant ce temps, Karim est occupé à soigner la blessée.
Quant à Zahra, elle observe avec discrétion les mouvements de l’infirmier nettoyant délicatement la plaie. Puis, elle contemple le salon. Elle le trouve coquet, sans exagération, très propre, bien ordonné, pourvu du nécessaire : « Pas comme notre misérable trou ! »
La mère de Karim demande à la voisine :
– Pourquoi t’a-t-il frappée ?
– Toujours pour le même motif. Quand il passe une journée à chercher du
travail sans le trouver, il finit par boire. Et cela le rend méchant. Alors, il décharge sa rage sur moi.
La mère de Karim comprend : sa voisine est l’ordinaire fille de famille pauvre et inculte, livrée à peine adolescente, en échange d’argent, à un homme comme épouse, c’est-à-dire comme bête de somme. Et encore ! La bête de somme n’est pas condamnée à subir la profanation de son corps chaque fois que son propriétaire est en rut. Cependant, comme un animal, l’infortunée épouse est condamnée à obéir, servir et mourir. Tel est le permanent holocauste de femmes, produit par un système social inique, dominé par les hommes, quelque soit leur position économique.
Une première fois, la mère de Zahra vint, toute ensanglantée, suite aux coups de son mari en état d’ivresse, pour se réfugier chez la mère de Karim. Cette dernière aurait voulu lui demander : « Pourquoi ne divorces-tu pas ? » Elle se retint de formuler cette proposition. Où donc cette malheureuse irait, ne sachant faire aucun travail, sinon se proposer comme femme de ménage. Et encore ! Qui la prendrait, à son âge ?… Cette femme, comme des millions se trouvant dans ses conditions matérielles et intellectuelles, est condamnée à l’esclavage légal pour le reste de sa vie, sans aucun recours. Elle le sait ; elle y consent, n’ayant pas d’autre alternative. « Telle est la Volonté de Dieu ! » est la justification de cette horrible résignation. Et rien ne vient en aide à cette femme : ni ce qu’elle voit et entend dans la boite qui conditionne l’asservissement, la télévision, ni ailleurs. Parfois, ce genre de damnée sur terre a la chance de mettre au monde des enfants sensibles à la détresse de leur mère ; ils tentent de la soulager d’une manière ou d’une autre. Par malchance, la pauvre mère de Zahra ne bénéficie pas de cette opportunité. Elle est certes aimée par ses enfants ; malheureusement, aucun des deux garçons, empêtré dans ses inextricables problèmes de survie, n’est en mesure de porter secours à sa mère. Seule Zahra essaie d’améliorer la pénible existence de sa mère, sans, toutefois, pouvoir lui épargner les mal traitements du mari.
À ce propos, la mère de Karim demande à sa voisine, allongée sur le divan :
– Mais n’as-tu jamais tenté de dissuader ton mari de s’enivrer ?
– Oh, si ! Tellement de fois !… Mais sa réponse fut toujours identique : « Si je ne bois pas, je tue quelqu’un d’autre ou je me tue !… Alors, que préfères-tu ? »… Une fois, bien que sous l’emprise de l’ivresse, il m’avoua, d’une voix tremblante, avec une affliction bouleversante : « Personne ne sait mieux que moi ce qu’est l’enfer de l’alcoolisme… Et d’où il vient et où il mène… Et que c’est une pente glissante sans possibilité d’interrompre la fatale dégringolade, en sachant l’effroyable et tragique résultat… Mais ce que les non alcooliques ne savent pas, ne peuvent pas savoir, c’est combien les personnes qui finissent par se réfugier dans ce poison destructeur sont sensibles aux injustices et aux cruautés humaines. Là est notre faiblesse ! Nous ne savons pas les combattre autrement que par l’alcool ! Là est notre erreur, mais on n’y peut rien ! Rien !… Même Dieu le Tout Puissant n’y peut rien, sinon il nous aurait donné une solution ! » Mon mari se tut, puis ajouta : « Et puis, dis-moi !… Qui est le pire des hommes ? Celui qui, comme moi, se saoule d’alcool, ou l’homme qui se saoule à traiter les autres comme des esclaves, à les humilier, à tirer jouissance de leur sueur, de leurs larmes et de leur sang ?… Hein ? Qui est le pire ? Qui est le plus malade ? Qui est le plus condamnable ?… Et tu sais de qui je parle : les gens de la houkouma et leur Fakhamatouhou ! »
La mère de Zahra s’interrompt, extrêmement ébranlée par ces paroles. Elle conclut :
– Ce jour-là, en entendant cette confession, mes yeux pleurèrent et mon cœur saigna !… J’ai compris l’immensité de la souffrance de mon mari… Et mon incapacité à lui venir en aide.
Elle se tait. Un silence pesant règne dans le salon pendant un instant.
La mère de Karim intervient :
– Où donc ton mari trouve l’argent pour boire ?
– Oh !… À présent, il boit de l’alcool pur. Ça ne coûte pas beaucoup. Je crois même qu’il le vole quelque part. Car le seul argent dont nous disposons est celui de Zahra. Et elle veille à ne pas lui en donner ; elle sait qu’il l’emploierait pour s’enivrer… Heureusement que Dieu a permis à Zahra de trouver un travail à l’hôtel.
Auparavant, la fille déclara à sa mère d’être employée comme femme de chambre dans un grand hôtel sur le Boulevard du Front de Mer. En réalité, il s’agit d’une « couverture » utilisée par la police pour cacher l’activité de moucharde de Zahra. De là vient ce qu’elle appelle, en elle-même, son « salaire de la honte ». Elle l’accepte en réaliste : « On prend ce que Dieu veut bien nous accorder ». Toutefois, un fond d’honnêteté chez Zahra lui montre ce qu’il y a de honteux dans son « gagne-pain ».
Une fois les soins terminés, Karim prend un petit tabouret et s’assoie près de sa mère. C’est alors qu’il ne parvient pas à se retenir : ses yeux vont sur Zahra. Ils rencontrent ceux de la jeune fille. Gênée, elle baisse vite le regard vers le bas.
– Zahia ! lance la mère de Karim. Viens !
La sœur de Karim apparaît et se tient debout, en silence, devant sa mère.
– S’il te plaît, prépare du café, chauffe du lait et mets sur la table quelques biscuits.
Sans répondre, calme et réservée, se mouvant tel un fantôme, Zahia se dirige vers la cuisine. Gogol l’aurait certainement appelée une « âme morte ». En vérité, c’est l’esprit de Zahia qui est enseveli dans une sorte de grotte obscure et glaciale. La malheureuse ne parvient pas à maîtriser son cerveau. Les caprices de cet étrange organe l’angoissent. Elle ne réussit pas à les éliminer, plus ou moins, qu’en se livrant à la lecture incessante du Coran ou à la prière permanente, sans oublier, évidemment, la prise des médicaments prescrits par le psychiatre.
Rien d’autre ne lui procure l’accalmie dont elle a vitalement besoin pour ne pas « exploser en miettes », comme elle l’a avoué, un soir. Elle déclarait entendre souvent, en elle, une « voix », qu’elle appelle « al wasswass ». Elle l’attribue, évidemment, au Chaïtâne . Il lui ordonne de commettre des actes effroyables, contre elle-même ou contre sa chère et respectée mère. Zahia expliquait le rôle du diable : « L’ange révolté contre Dieu, parce que Dieu l’a voulu ainsi, et l’a autorisé à commettre ses méchancetés, pour mettre à l’épreuve la foi des croyants ». Pour Zahia, les seuls moyens de résister aux abominables tentations impies de cet « Ange du Mal », c’est la lecture du Saint Livre de Dieu, même sans comprendre les mots, et les génuflexions, jusqu’à imprimer une tache noire sur le front, à force de heurter le sol, pour témoigner à Dieu une totale et inconditionnelle soumission. De fait, une petite tache sombre marque le front de Zahia ; elle en est toute fière, en espérant la voir s’élargir.
Chaque fois que Zahia va à l’épicerie, elle rencontre sur son chemin le vieil et bon imam. Chaque fois, l’impressionnante sérénité de cet homme la bouleverse ; elle sent l’ardent désir de lui parler, de lui confesser ses tourments. « Dieu l’a mis sur mon chemin ! se dit-elle. Oui ! Il saura m’aider à combattre Chaïtâne ! » Mais, Zahia étant femme, n’ose jamais s’adresser à l’imam, parce que c’est un homme. Elle tremble à la seule idée de s’imaginer face à un homme, les yeux dans les yeux. En y pensant, une très bizarre chaleur soudaine envahit son bas ventre. Encore un phénomène qui la trouble profondément, sans en comprendre le motif. La seule chose dont elle est convaincue, c’est que cette sensation, aussi, est provoquée en elle par Chaïtâne.
Une fois, Karim osa une question à sa sœur, toutefois avec le maximum de tact pour ne pas heurter sa conviction :
– Zahia, ma sœur, crois-tu que Chaïtâne agit également sur les bêtes sauvages ?
La sœur resta quelques secondes interloquée par la demande… Elle finit par dire :
– Je ne sais pas.
Elle ajouta :
– Je crois que oui, puisque Chaïtâne a été envoyé par Dieu sur toute la terre.

A suivre …


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