Roman : « GRANDE TERRE, TOUR A » de Kadour Naïmi – partie IV, chap. 17-18

La Tribune Diplomatique Internationale publie ce roman

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       depuis  le 21 décembre

 

 

 

 

17. Trou et pluie

Une vieille femme, marchant avec difficulté, très modestement vêtue, les cheveux blancs couverts d’un vieux foulard, s’approche de Karim :

– Ah ! Si[1] Karim ! Si Karim !

L’interpellé l’accueille avec respect, et réplique :

Mouimtî[2] ! Ne m’appelle pas « Si », mais simplement par mon nom… Que puis-je faire pour toi ?

Prise de honte, la vieille femme baisse la tête, et demeure silencieuse.

– Allez ! l’encourage Karim, dis-moi ce dont tu as besoin.

Il connaît cette personne depuis environ un mois. Elle vient régulièrement à l’hôpital pour se soigner d’une maladie nécessitant des médicaments et des injections.

Le regard toujours baissé, la vieille femme avoue, très embarrassée :

– J’ai besoin d’une seringue, mais on m’a dit que je dois l’acheter. Malheureusement, cette fois-ci, je n’ai pas l’argent nécessaire.

Karim s’apprête à mettre sa main dans sa poche, quand Zahra la lui retient :

– S’il te plaît, laisse-moi lui donner cet argent, moi.

Karim, bien que surpris par cette réaction, veut insister, quand il note des larmes briller dans les prunelles de Zahra.

– D’accord ! consent-il.

Zahra tire rapidement d’une poche son porte-monnaie, puis offre à l’infortunée malade une monnaie de 200 dinars algériens[3].

La vieille femme, stupéfaite, lève son regard vers la généreuse jeune fille, et présente la paume ouverte de sa main, en signe de refus :

– Non ! Non !… J’ai besoin seulement d’acheter une seringue !

Zahra pose tendrement sa main gauche sur l’épaule droite de la digne femme, et réplique avec une infinie douceur :

– Je le sais, mouima[4] !… Mais je te prie d’accepter ce que je te donne, tu en as sûrement besoin.

La vieille femme ne s’y résigne pas. Zahra lui prend avec délicatesse la main ridée, maigre et un peu tremblante, ensuite pose sur sa paume la pièce de monnaie, enfin insiste avec tendresse :

– S’il te plaît, prends-les ! Ainsi, tu me feras plaisir en me considérant comme ta fille !

La paume de la vieille femme reste ouverte. Zahra la ferme doucement sur la pièce de monnaie.

Karim intervient :

–  Écoute, Mouimtî !… Dorénavant, chaque fois que tu en as besoin, viens me voir, d’accord ?… Considère-moi comme ton fils. Tu me feras ainsi un grand honneur.

Toute embarrassée, la malade salue à plusieurs reprises, puis, la pièce de monnaie serrée en main, s’en va aussi rapidement que lui permettent ses deux jambes affaiblies.

Karim et Zahra la suivent d’un regard très désolé. Une fois qu’elle disparaît de leur vue, Karim complimente son amie :

– J’ai beaucoup apprécié ton geste envers cette femme !

Il ajoute :

– Et les larmes de tes yeux !

Cette remarque trouble un peu Zahra. Elle se ressaisit et déclare avec simplicité :

– J’aurais pu être elle !

Elle remarque un voile d’abattement sur le visage de Karim :

– Pourquoi cette tristesse ?

– Ce dont a besoin cette infortunée créature, murmure-t-il, elles et tant d’autres, c’est d’une association qui lutte pour la création d’une société où le droit à la santé est gratuit ! Autrement, on ne fait que boucher un trou dans une maison inondée de pluie… Et cette pluie, en sont  responsables d’abord ceux qui la causent, et ensuite ceux qui la tolèrent.

 

18. La valise ou le cercueil

 

En revenant chez lui, Karim trouve sa mère et sa sœur en compagnie de la cousine Khaïra. Les trois femmes, assises sur le divan, présentent des expressions d’une extrême désolation.

– Qu’est-il arrivé ? demande le nouveau venu, soudain très inquiet.

Les femmes le regardent sans répondre.

– Khaïra, reprend Karim, dis-moi donc quelque chose.

Elle attend un instant puis déclare, d’une voix étranglée par l’indignation :

– On m’a licenciée du travail.

– Licenciée ?!… D’une entreprise étatique ?!… Toi qui dirigeais tout un bureau d’architecture, avec une dizaine de subordonnés, et cela depuis une dizaine d’années ?!… Pour quel motif ?

Elle raconte les faits. Un matin, elle fut convoquée dans le bureau de la Directrice Générale. Elle avait l’air très contrariée :

– Pourquoi, demanda-t-elle d’un ton très autoritaire, n’as-tu pas encore signé le projet que je t’ai envoyée ?

– C’est, répondis-je, parce que le projet en question concerne une construction immobilière, or le terrain demandé par son constructeur est destiné uniquement à l’agriculture, donc le projet en question n’était pas acceptable.

– Ce n’est pas ton problème ; je te demande de signer le projet comme valable, et c’est tout.

– Je ne peux pas, car ce projet est contraire à la législation en vigueur, et je ne peux pas me rendre coupable d’un acte violant la loi.

– Encore une fois, ce n’est pas ton problème : signe et c’est tout, c’est moi qui te l’ordonne.

– Ma conscience d’architecte me l’interdit.

La directrice la dévisagea un bref instant, puis lança :

– Le propriétaire du projet compte, pour te remercier, t’offrir une compensation, sous forme d’argent ou d’un beau logement gratuit dans le complexe d’immeubles, une fois construit. À toi de choisir. Je sais que tu habites chez tes parents, dans une tour de Grande-Terre, donc cette offre te sera très convenable !

– Ma conscience me l’interdit, répéta Khaïra d’un ton calme et respectueux.

– Et moi, je te dis que ta conscience n’a rien à voir ici. Tu es mon employée, ma subordonnée, dès lors fais ce que je te dis, autrement je serai obligée de me passer de tes services, bien que je les ai toujours hautement estimés.

Khaïra se tait.

– Et alors ? la relance Karim.

Khaïra continue son récit.

– Alors, je me suis adressé au secrétaire de la section syndicale de notre entreprise.

Elle relate le dialogue qui eut lieu.

– N’aie aucune crainte, Khaïra ! affirma-t-il. Si la directrice t’a dit de valider le projet, fais-le ! En plus, tu y gagnes une belle récompense !

 

– Bien entendu, poursuit Khaïra en s’adressant à Karim, j’ai compris de quel coté était ce prétendu syndicaliste. J’ai refusé. Le lendemain matin, en retournant à mon travail, j’ai trouvé mon bureau occupé par une autre employée et mes affaires mis dans le couloir. J’étais licenciée.

– Ensuite, veut savoir Karim, n’as-tu pas cherché un avocat pour défendre ton droit ?

– Je l’ai fait, dit Khaïra. Par chance, l’avocat fut honnête avec moi. Il me déclara : « Comme toi, j’ai une conscience. Je t’avoue donc que tu ne feras que dépenser de l’argent en ma faveur, car j’ai eu plusieurs cas comme le tien, et je n’ai jamais réussi à gagner la cause, bien qu’elle était totalement légitime et conforme à la législation en vigueur. Et tu devines pour quel motif.

Indigné sans être surpris, Karim ne sait quoi dire.

– Alors, continue sa cousine, j’ai décidé de quitter le pays.

Karim, stupéfait par cette décision, demande :

– Pourquoi ?

– Où veux-tu, s’explique-t-elle, que je trouve du travail à Oran, à présent que je suis « marquée » comme opposée à la corruption ? Tu sais bien qu’elle conditionne tout dans notre pays.

Elle ajoute :

– Après mon licenciement, la directrice m’a rappelée, et m’a dit textuellement : « Si tu rends public le motif de ton licenciement, tu auras creusé ton cercueil ! Aussi, je te conseille plutôt de prendre ta valise et d’aller chercher ailleurs où ta conscience n’aura pas de problème ! »

Khaïra conclut :

– J’ai donc voulu venir vous saluer avant de partir.

– Pour aller où ? demande Karim.

– Au Canada, au Québec. Là, ils ont déclaré avoir besoin de personnes compétentes. Et mon profil professionnel est très respectable.

– Pourquoi pas la France ? veut savoir la mère de Karim.

– Parce que le Québec ne me rappellera pas de mauvais souvenirs du passé. Tu sais que mon grand-père, parce qu’il combattait le colonialisme, fut arrêté, torturé puis égorgé par les paras français, pour faire croire qu’il avait été un traître, donc éliminé par les siens.

Elle sort de son sac un petit chiffon de couleur rouge, contenant quelque chose de forme ronde.

– Je suis allée, dit-elle, sur la tombe de grand-père, et j’ai pris ce peu de terre ; je l’emmènerai avec moi dans mon exil.

À la fin de ce récit, Karim baisse la tête, et demeure  silencieux.

Inutile de décrire comment se déroulent les adieux de cette cruelle séparation. Il y a des situations où toute langue humaine est impuissante à rendre compte de certains sentiments et comportements, trop  complexes.

A suivre …


[1]     Équivalent à « Monsieur ».

[2]     « Ma petite maman ! » : adressé à une femme plus âgée, en signe de respect.

[3]     Équivalent au prix d’environ une dizaine de seringues.

[4]     Autre forme pour dire « Ma petite maman ».


 

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