Roman : « GRANDE TERRE, TOUR A » de Kadour Naïmi – partie V, chap.8

La Tribune Diplomatique Internationale publie ce roman

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8. Confessions

 

À la fin du dîner, les invités partent l’un après l’autre, en remerciant chaleureusement Karim, et en lui souhaitant tout le bonheur du monde. Seuls restent lui, le vieil imam et Si Lhafidh. Ils désirent jouir davantage de leur amitié, en cette heureuse occasion.

Karim intervient, avec une jovialité respectueuse :

– Cheikh imam, et toi Si Lhafidh, j’ai toujours souhaité vous entendre discuter sur un thème très particulier. Dans le temps où nous vivons, ce thème est interdit, quand il n’attire pas les pires conséquences sur la personne qui l’évoque.

Les deux vieillards regardent leur jeune ami avec cette délicatesse dont sont capables uniquement des personnes ayant connu de la vie ses heureux et ses affreux aspects, puis en ont tiré les leçons les plus bénéfiques.

– Je veux dire, précise Karim, la foi religieuse. Toi, cheikh imam, tu as exercé cette fonction pendant longtemps, puis je te vois presque tous les jours psalmodier des sourates du Coran. Mais Si Lhafidh ne m’a jamais parlé de religion, et je ne l’ai jamais vu aller à la mosquée. En particulier, je me souviens, du soir où toi, cheikh imam, tu avais parlé du philosophe théologien Ibn Rochd. Ce soir-là, en retournant à la maison, Si Lhafidh m’a dit : « Il est très beau d’entendre un homme employer sa  foi au service de la raison et de la justice ! »… Pourquoi je dis tout cela, à présent ?… Eh bien, je l’avoue, étant certain que vous deux me comprenez. Je ne parviens pas à croire à la religion ; je préfère compter uniquement sur ma raison, et me considérer seul responsable de mes actes. Non pas par orgueil, au contraire, par modestie. Je considère insultant de croire que mes mauvais actes seraient dictés par Dieu. Quel motif aurait-il à le décider, lui ? N’est-ce pas insulter la bonté infinie dont il se caractériserait ?… Cependant, j’estime hautement ceux qui professent leur foi de manière généreuse et intelligente, comme cheikh imam.

Les deux vieillards se regardent un instant l’un l’autre, avec une même expression affectueuse. Par respect réciproque, chacun des deux attend que l’autre réagisse à la confession de Karim. Si Lhafidh invite cheikh imam à intervenir :

– S’il te plaît ! lui dit-il.

L’imam tourne les yeux vers Karim et l’observe, avec une telle tendresse que le jeune homme en est touché.

– Ô mon enfant ! commence l’ex-prêtre, de sa caractéristique voix chaude,  attentive et modeste. Tu as parfaitement raison de te considérer le responsable de tes actes, et de ne pas accabler Dieu de la responsabilité si tu agis mal… Ne te tourmente pas pour ton manque de foi. Ce que Dieu nous demande, c’est essentiellement de ne pas commettre d’actes mauvais envers soi-même ou les autres, et, dans la mesure du possible, faire du bien à soi-même et aux autres. En agissant ainsi, nous créons nous-mêmes notre paradis sur cette terre. Les prières qu’on adresse à Dieu n’ont pas pour but de lui demander des avantages ; ce serait un comportement vulgaire et opportuniste. Les prières et autres actes de dévotion servent uniquement à se rappeler et à renforcer en soi-même les pensées et les actes conformes à la justice et à la bonté humaines.

Dans les oreilles de Karim, ces paroles sont une musique harmonieuse et apaisante, surtout en cette époque d’obscurantisme violent quand pas sanglant. Toutefois, Karim n’est pas étonné par ces propos, les sachant  prononcés par un homme qui parlait si bien du philosophe andalou Ibn Rochd.

L’imam se tourne vers Si Lhafidh, l’invitant du regard à prendre la parole. Celui-ci intervient, à l’adresse de Karim :

– Cheikh imam a dit ce que je t’aurais dit. Je peux ajouter ceci. Dans mon enfance, j’étais un croyant fervent. J’apprenais le Coran ; j’aimais le psalmodier même quand je ne comprenais pas les mots ; je les trouvais jolis, musicaux. Et j’étais tout heureux d’accomplir mes prières ; je les considérais comme un merveilleuse rencontre avec mon Créateur. Je songeais même à devenir imam !

Il sourit, amusé et attendri.

– Eh, oui ! ajoute-t-il. Puis, vers l’âge de vingt ans, ce fut la crise. Les interrogations qui m’avaient assailli, déjà, dans mon enfance, et que j’avais par la suite écartées, revinrent avec une intensité impérieuse. Pourquoi la souffrance physique ? Pourquoi les maladies graves et douloureuses ? Pourquoi les tremblements de terre, détruisant des êtres humains et même des édifices dédiés à Dieu ? Pourquoi l’existence du mal ? Pourquoi l’injustice ? Pourquoi des riches débordant de richesses, et des pauvres n’ayant pas même de quoi manger ? Pourquoi priver ces derniers de tout dans leur vie sur terre, pour ne l’accorder que dans un au-delà ? Pourquoi l’existence de dominateurs cruellement arrogants et de dominés obligés à se résigner ou à résister au prix d’être torturés puis assassinés ?… Tant de pourquoi !… Ne trouvant pas de réponse satisfaisante, ma foi a disparu. Ce fut très pénible, très très pénible. J’en souffrais profondément. J’avais perdu une boussole, un confident et un appui : Dieu !… Ensuite, progressivement, en m’appuyant sur la raison, j’ai cherché et trouvé une conception de la vie acceptable, où la foi ne m’était pas nécessaire. Cette découverte fut possible parce que je n’ai jamais perdu l’amour de la vie, de la mienne, de celle des personnes que j’aime, et de tous les êtres humains en général. J’ai même appris à aimer et respecter les animaux et les végétaux.

Il s’interrompt un instant, pour s’assurer de l’effet de ses paroles sur son ami imam. Ce dernier contemple Si Lhafidh avec une touchante expression de compréhension. Si Lhafidh reprend, en se tournant de nouveau vers son jeune voisin :

– Comme toi, aujourd’hui, Karim, un jour j’ai posé la question et je me suis entretenu avec cheikh imam. Voici quelle fut sa réponse : « Même si tu ne crois pas au Paradis dans l’au-delà, si, toutefois, il existe, – et telle est ma croyance -, tu y entreras avant tous ceux qui utilisent Dieu uniquement pour se servir de lui de manière vulgairement intéressée. Car toi, tes actions sont animées uniquement par la bonté, sans besoin d’une récompense divine. »

Il s’adresse à l’ex-prêtre :

– Tu te rappelles le soir où tu me l’as dit ?

– Oui, confirme l’autre.

Si Lhafidh revient à nouveau vers son jeune ami :

– Dès lors, Karim, tant que tu es bon avec toi-même et avec tout ce qui  existe, tu es dans le juste chemin.

Karim se tourne vers l’autre vieillard :

– Cheikh imam, je voudrais te poser une question particulière, si tu le permets.

– Toutes les questions que tu veux, mon enfant !

– J’ai entendu Omar, le marchand de fruits, dire que tu ne vas jamais à la prière du vendredi, et Omar déclare qu’ainsi tu démontres que tu n’es pas un vrai musulman. Que réponds-tu à ça ?

Le vieux prêtre réagit par un léger sourire de compassion, puis dit avec déception :

– Dans le passé, j’aimais bien y aller. Malheureusement, depuis que cette cérémonie est devenue une prêche pour justifier soit une politique gouvernementale anti-populaire, soit un obscurantisme également politique, je préfère me retrouver seul avec mon Créateur, et, en esprit, avec tous les Musulmans honnêtes du monde.

– À présent, une question personnelle, reprend Karim : la très grande mosquée qui se construit à Alger, qu’en penses-tu ?

– À mon modeste avis, Dieu n’a pas besoin d’ostentation : sa mosquée est la terre entière, et plus le lieu est simple et modeste, plus il a d’âme. Quant à la meilleure façon de rendre hommage à Dieu, elle consiste à soulager les maux sociaux dont souffrent ses créatures… Comme toi, je constate les rues désertes, le vendredi au moment de la prière collective. Toutefois, cette situation ne me trompe pas. L’Islam est devenu une excuse commode, un travestissement pour masquer les méchancetés de ceux qui se réunissent à la mosquée. Sinon comment expliquer l’invitation aux Musulmans de recourir aux ablutions pour être propres, tandis que leurs rues sont jonchées de détritus dégoûtants ? Comment expliquer que le secteur du commerce d’alimentation et d’autres produits est quasi totalement accaparé par des personnes qui se croient musulmanes parce qu’elles arborent une barbe hirsute et des accoutrements d’Arabie saoudite, mais où la triche est couramment appliquée au détriment des clients, eux aussi musulmans ?… Pour la majorité des prétendus musulmans, l’Islam n’est pas un moyen de communier ensemble, de manière pacifique et fraternelle, mais un instrument pour tromper les autres, tricher à leur détriment, et cela du dirigeant politique au citoyen le plus ordinaire.

Karim n’en revient pas de tout ce qu’il entend :

– Ah ! Si l’Algérie en particulier, et le monde musulman en général, avaient beaucoup de imam et de Si Lhafidh comme vous, quel paradis ce serait !

Les deux vieillards le contemplent avec une expression où leur jeune ami voit un mélange de satisfaction et de mélancolie.

Le vieil imam ajoute, alors :

– Puisque nous sommes entre de vrais amis, voici ce qu’il me semble utile de t’avouer, cher Karim… Moi, aussi, dans ma jeunesse, j’ai eu des doutes. Effectivement, regarder des personnes souffrir de maladies, savoir que des femmes sont mortes en accouchant, voir des enfants nés physiquement handicapés, apprendre que des tremblements de terre ont détruit des mosquées et tué des fidèles à l’intérieur, quel cœur sensible et quel esprit normal n’en seraient pas ébranlés ?… Cependant, il y a cette mystérieuse capacité humaine nommée la foi. Personnellement, je m’y suis accroché, sinon je me serai suicidé. Heureusement, par ce que j’ai appelé la grâce de Dieu, mes douloureuses interrogations ont eu comme résultat de renforcer ma foi au point de choisir la fonction d’imam. Je l’ai exercée librement et bénévolement. Je ne l’ai quittée qu’au moment où l’État, d’une part, et, d’autre part, les intégristes ont voulu me transformer en perroquet, moyennant un salaire.

Karim et Si Lhafidh contemplent leur honnête ami avec une expression pleine de respect et d’admiration. Ce dernier ajoute, avec une pointe de nostalgie :

– Mais je constate, mon cher Karim, que tu ne vis pas dans une époque propice à la religion et à Dieu, tels que je les conçois. Ils sont devenus les justifications de la plus affreuse des haines et du plus odieux versement du sang, partout dans le monde. Intégristes dans les pays musulmans, évangélistes dans les pays chrétiens, traditionalistes dans le monde juif… Et pourquoi ?… Pour détenir un pouvoir permettant de disposer des ressources naturelles. L’argent ! Le Veau d’Or, encore et toujours !

L’ex-prêtre s’interrompt un instant, réfléchit puis continue :

– Chez nous, en Algérie, sous prétexte d’échapper aux mauvaises mœurs étrangères, et de retrouver nos bonnes coutumes du passé, les décideurs ont rempli notre pays de mosquées, de programmes télévisés religieux, de prêcheurs, d’ouvrages écrits et sonores, avec la prétention d’islamiser correctement le peuple. Les conséquences de ce phénomène se constatent facilement, dans les vêtements, la fréquentation des mosquées, les voyages multiples à la Mecque, le code de la famille, etc. Le paysage visuel en est tout transformé… La logique supposerait, alors, que le peuple et ses « élites » sont devenus plus vertueux… Cependant, la réalité contredit la logique. Plus le pays s’est soit disant islamisé, plus se sont aggravés les phénomènes que cet emploi de la religion prétendait combattre et abolir : la corruption du sommet à la base de la pyramide sociale, la violence sous toutes ses formes et dans tous les domaines de la vie sociale, les injustices sociales, la répression, la saleté dans les rues, la hogra[1] partout, et la harga[2] des jeunes, préférant mourir dans la mer que survivre dans le pays… Quant à la période sacrée du ramadan, de mois de pénitence, d’abstinence salutaire pour le corps et de méditations pour l’esprit, il est devenu celui de la bombance pour les consommateurs, de l’augmentation des prix pour les marchands, et d’une solidarité citoyenne se limitant à offrir à manger aux pauvres, comme si, pendant les autres onze mois, ceux qui manquent de nourriture peuvent crever. Et tout ce monde, du sommet à la base, se proclame musulman !… Mais combien se sont interrogés : de quel Islam est-il question ?… Combien ont noté qu’auparavant, quand nous avions infiniment moins de mosquées et pas de prêches télévisés, il y avait nettement plus de respect et de solidarité collectives ?… Comment expliquer cela, sinon par le fait que l’islamisation dont on parle n’est rien d’autre qu’une immense et ignoble supercherie pour endormir le peuple, et lui faire accepter toutes les infamies commises par les auteurs de cette prétendue islamisation ? Elle légitime les actions des personnes les plus rapaces, cruelles et malfaisantes. Même dans les mosquées, les rares imams honnêtes, qui parlent de justice humaine réelle, sont brimés, quand pas éliminés, soit par les responsables étatiques, soit par les intégristes prétendument islamistes. Ces responsables étatiques et ces intégristes veulent seulement des perroquets légitimant leur domination sur le peuple… Alors, moi, comme imam et comme musulman, comment puis-je ne pas vous comprendre, cher Karim et cher Si Lhafidh ?… Vous ne vous souciez qu’à faire le bien, sans rien demander en retour, pas même une belle place au Paradis. Pour moi, c’est vous qui incarnez la meilleure qualité que devrait avoir le musulman : la bonté.

À la fin de cette discussion et des aveux sincères l’ayant distinguée, Karim est heureux de penser : « Voici deux hommes qui se différencient par la croyance : l’une religieuse, et l’autre matérialiste ; cependant, ils sont proches et unis par un même cœur généreux et une même haute intelligence. Il est donc normal qu’ils se comprennent et qu’ils soient amis, dans le sens le plus authentique du terme… Chacun d’eux trouve un plaisir à me considérer comme son propre enfant, encore plus précieux parce que le lien n’est pas de sang mais de choix ; et chacun d’eux m’instruit, selon ses propres goûts : l’un par sa spiritualité, l’autre par sa conception sociale… Toutefois, j’estime que Si Lhafidh a sur l’imam une supériorité morale :  ses actions n’espèrent aucune récompense future, dans un au-delà ; elles se manifestent uniquement comme devoir humain envers la communauté humaine, et trouvent leur récompense dans le seul fait d’accomplir ce devoir… Cependant, par respect de la vérité, qui est justice, je dois être complet dans mon jugement : le vieux imam a une bonté si naturelle qu’il n’a pas besoin de récompense pour faire le bien autour de lui… Ah ! Karim ! Quelle chance tu as de bénéficier de l’amitié de ces deux vieillards !… Dommage que nous ne soyons pas beaucoup à l’avoir, cette chance !»

A suivre …


[1]     Terme précédemment expliqué : humiliation de la part du fort contre le faible, notamment les membres de l’oligarchie étatique contre le peuple.

[2]     Mot également expliqué auparavant : l’émigration clandestine.


 

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