Roman : « GRANDE TERRE, TOUR A » de Kadour Naïmi – partie V, chap.9-10

La Tribune Diplomatique Internationale publie ce roman

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       depuis  le 21 décembre

 

 

 

 

9. Miel de lune

Tard dans la nuit, enfin, Karim et Zahra sont ensemble, pour la première fois dans l’intimité de leur chambre. Dans l’appartement, la mère et la sœur de Karim dorment depuis longtemps. Le silence est total, apaisant. À travers la fenêtre aux vitres closes filtre un rayon de lune où se mélangent harmonieusement le bleu et le blanc. La chambre en est baignée d’une douce lumière.

Sous les jolis draps frais et parfumés du lit, les deux époux, allongés tout près l’un de l’autre, bavardent à voix basse. Ils se racontent comment ils ont enduré la phase durant laquelle ils avaient découvert leur amour réciproque, sans pourvoir le confesser l’un à l’autre.

Chacun d’eux avait très peur d’être victime d’illusion, d’un faux espoir, de prendre son désir pour la réalité. Les deux amoureux étaient victimes de l’atmosphère délétère dominante parmi les gens : trop de méfiance réciproque, parce que trop de fausseté, trop d’hypocrisie, trop de mensonges, trop de trahisons. Dès lors, comment croire au sourire ou aux bonnes paroles ?… Pour Karim et Zahra, cette première période de leur relation fut très éprouvante.

Zahra avoue :

– Jamais de ma vie, je n’ai connu de personne, homme ou femme, qui ne soit pas méchante, fausse, voulant profiter au détriment de moi. Pour les hommes, je n’étais qu’un objet de consommation sexuelle. Et, pour les femmes, j’incarnais une dangereuse et haïssable concurrente, à cause de mon physique agréable et de ma modestie. Cette dernière était considérée uniquement comme de la fausseté… Je connus seulement l’affection de ma mère. Sans pouvoir lui confier mes souffrances. Comment lui avouer le viol par mon père, alors que j’avais quatorze ans, ensuite, mon effroyable calvaire enduré à Annaba ? Enfin, revenue au logis, comment lui avouer l’origine du salaire pour nourrir la famille ?… Pour moi, exister n’était rien d’autre qu’un combat cruel, où mes ennemis se permettaient tous les coups, sans aucune pitié. Mon unique souci était de survivre.

Elle s’interrompt un bref instant, puis continue :

– Voilà pourquoi, quand je t’ai connu, quand mes yeux ont rencontré les tiens pour la première fois, à la boulangerie, je ne parvenais pas à y croire. J’avais constaté la bonté de ton regard, mais je me disais : « Fais attention, Zahra ! Les hommes ne sont qu’un troupeau de loups affamés ! Ne crois jamais aux anges ! Ils n’existent pas ! Ce sont uniquement des démons masqués ! »… En même temps, je ne parvenais pas à t’oublier… C’était très dur !… Je n’avais jamais affronté une situation aussi difficile, complexe, incertaine… Ah ! Combien de jours j’y ai pensé, et combien de nuits d’insomnie, l’esprit occupé par toi !… « Puis-je le croire ?… Puis-je le croire ?… » Toujours cette question en moi… Heureusement que tu as eu avec moi de la patience, que tu as manifesté un comportement adéquat, exprimé les mots justes. La chienne toujours battue que j’étais, tu es parvenu à la convaincre qu’elle pouvait, finalement, avoir droit à des caresses, de ta part. Finalement, le miracle se réalisa : tu m’as convaincue que l’amour peut exister, tout au moins entre toi et moi.

– Oh ! réplique Karim, très ému par les aveux de Zahra… Moi aussi, après le premier regard échangé entre nous, à la boulangerie, que de tourments j’ai affrontés. Contrairement à toi, j’avais la chance de bénéficier de l’amour de mes parents. En même temps, je constatais chaque jour comment notre société était devenue une jungle. À tout moment, il faut être sur ses gardes pour ne pas être victime d’une méchanceté, et d’abord venant des soit disant amis. Et si, pour l’homme, la femme n’est plus qu’un objet de consommation sexuelle, pour la femme, l’homme est devenu un simple compte en banque. Voilà le marchandage actuel : le corps féminin en échange de fric masculin ! Et, comble de l’imposture, le tout enrobé de déclamations religieuses… Comment, alors, croire à l’amour ?… Enfin, je t’ai connue. Même avec toi, j’ai dû, comme toi, d’une autre façon et pour d’autres motifs, j’ai dû lutter pour me convaincre que toi, tu étais différente des autres, que tu incarnais l’exception à la règle, un ange en enfer, une brebis parmi des louves. En outre, ta beauté me plaisait tout en me causant une désagréable défiance : « Comment, me disais-je, une jeune fille particulièrement jolie, pourrait-elle ne pas utiliser ce don de nature comme hameçon pour embobiner l’imbécile qui mordra à l’appât ? »… Ta pauvreté ajoutait à ma méfiance. N’est-ce pas mon salaire qui est visé, bien que pas énorme ? J’avais déjà entendu une femme déclarer, toute satisfaite d’elle-même : « La valeur d’un homme est dans sa poche ! »… Aussi, j’ai connu les longues nuits blanches, avec toi qui tournoyais dans ma tête, et des jours où tu étais encore présente dans mon esprit. J’avais une affreuse peur de me tromper sur le motif réel de ton intérêt pour moi. J’avais même peur de mes propres sentiments : « Qu’est-ce j’aime en elle ?… Son caractère ou uniquement son corps ? »… Ajoute à cela que, partout où je regardais, de la base au sommet de la hiérarchie sociale, je ne voyais que des gens obsédés par l’attrait des richesses et du sexe. Un marécage de dégoûtante pourriture !… Cependant, je ne me suis jamais résigné : l’exemple des combattants passés animait mon espérance en des temps meilleurs.

Les deux nouveaux époux parlent encore longtemps. Ils se vident de toutes les misères endurées, et se nourrissent du bonheur enfin trouvé. C’est leur façon de s’initier, de jouir de leur prochaine fusion physique.

Un joyeux chant retentit dans le silence.

– C’est le coq de Si Lhafidh ! dit Karim, tout content.

– Il a un coq ? demande Zahra, toute surprise.

– Avec une poule et des poussins, ainsi qu’un petit jardin sur son balcon. Je te les montrerai et, si tu es d’accord, nous imiterons Si Lhafidh.

– Décidément, réplique Zahra avec plaisir, notre Tour A contient non seulement des misères, mais, également, des miracles !

Un deuxième chant du coq résonne.

Alors, les toutes premières lueurs de l’aube apparaissent dans la petite chambre. Alors, les deux âmes se sont totalement l’une à l’autre révélées, livrées, comprises, appréciées et adoptées. Alors, les corps contenant ces deux âmes se fondent en une merveilleuse et enivrante union charnelle, bercée par la fusion ardente de deux cœurs et de deux esprits assoiffés d’amour.

 

10. Que rire est ce qu’il y a de meilleur

 

Le lendemain matin, Zahra, Karim, la mère de celui-ci et sa sœur prennent le petit déjeuner, en compagnie de la mère de Zahra. Des gâteaux traditionnels ornent la table basse. Ils furent achetés auparavant par Zahia dans un proche magasin.

La mère de Karim s’adresse à son fils :

– Tu as des amis vraiment bons, Karim ! Peu d’amis, cependant vrais et intelligents !

– Pourquoi dis-tu ça, maman ?

– J’ai vu les cadeaux qu’ils t’ont offerts.

– Ah ! réplique Karim, enchanté.

Ce dernier découvrit avec un profond plaisir les dons en question. Si Lhafidh et le vieil imam donnèrent des livres, le premier « La lettre sur le bonheur » d’Épicure, et le second « Incohérence de l’incohérence » d’Averroès. Voici les cadeaux des autres amis. Akli, le boulanger : vingt litres d’huile d’olive pure provenant de sa famille en Kabylie. Si Hamid, le vieux planteur d’arbres sur la place : plusieurs paquets de graines, « pour le petit jardin, dit-il à Karim, que tu projettes d’établir sur ton balcon ».  Rachid, le coiffeur : un appareil  digital « pour réaliser des photos que toi et ton épouse verrez avec émotion quand vos cheveux auront la couleur de la neige du Djurdjura en hiver ». Fatma, la collègue de Karim à l’hôpital, et camarade au syndicat autonome de l’établissement, fut également invitée au mariage de Karim. Elle offrit un livre : « Dieu et l’État », de Michel Bakounine. « J’y ai appris, déclara-t-elle, ce que je concevais déjà, sans pouvoir l’expliquer de manière convenable : que la liberté n’est pas une affaire individuelle ; c’est une question sociale collective ». Fatma accompagna son cadeau par cette dédicace, joliment écrite à la main :

« Cher frère Karim !

Grâce à toi, je me suis mariée avec… la liberté solidaire. En attendant de trouver un bon compagnon de vie. À toi et à ton épouse, tous mes vœux de bonheur !

Ta sœur Fatma. »

Quand Karim informa Si Lhafidh au sujet de ce cadeau de mariage et la dédicace l’accompagnant, le vieil homme eut le plus franc et le plus éclatant rire, au bout duquel il déclara, tout heureux :

–  Tu vois, cher Karim ! Il suffit de semer la bonne graine, et, si le terrain est fertile, vient la bonne récolte !

Il ajouta :

– Voici une autre très heureuse nouvelle, que tu connais déjà, sans doute :  les divers syndicats autonomes ont tenu des réunions en vue de constituer une unique confédération !

Et le vieil homme eut un deuxième éclat de rire heureux.

– Il reste, nota Karim, à résoudre l’inévitable et maudit problème : se débarrasser du cancer du leadership, afin d’œuvrer ensemble d’une manière authentiquement collective.

Si Lhafidh répliqua, d’un ton plaisantin :

– C’est comme dans l’agriculture : veiller à ce que la bonne récolte ne soit pas abîmée par des parasites.

A suivre …


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