Benaouda LEBDAÏ, chercheur en littérature africaine et postcoloniale : “Ce qui vient de se passer au Soudan est un tournant historique”

L’intellectuel foncièrement africaniste Benaouda Lebdai nous livre dans cet entretien son analyse sur le tournant historique pris par le Soudan en consacrant dans sa future constitution le principe de la laïcité, après plus de trente ans d’un régime théocratique éprouvé et éprouvant. 

Liberté : Après trois décennies de régime théocratique instauré par l’ex-président Omar El Bachir (1989), le Soudan s’apprête à intégrer dans sa future constitution le principe de la séparation de la religion de l’Etat. Peut-on parler d’un tournant historique pour ce pays ?

Benaouda Lebdai : Mon domaine de recherche est la littérature africaine francophone et anglophone et donc de par mes lectures et mes travaux, je peux vous dire que ce pays a produit de grands romanciers comme Tayeb Salih, qui a écrit le célèbre roman “Saison de la migration vers le nord”, ou Jamal Mahjoub qui a publié l’excellent roman “Nubian Indigo” traduit en français par “Nubian indigo : une histoire d’eau, d’amour et de légende”, ou encore le poète démocrate Abdel Wahab Yousif qui vient de périr en Méditerranée.

Les romanciers et poètes soudanais ont toujours plaidé pour la laïcité à l’instar d’un personnage de Jamal Mahjoub qui affirmait que “la loi doit s’appliquer à tous, quelles que soient les croyances”. C’est vraiment cela la laïcité, la protection de tous et de toutes.

Ce qui  vient de  se passer au  Soudan  est  un  tournant  historique  que  de nombreux écrivains attendaient. C’est un revirement spectaculaire quand on sait que le Soudan était gouverné durant plusieurs décennies par la charia. C’est un changement radical comme l’a annoncé le Premier ministre Abdallah Hamdok en juillet 2020, en pleine pandémie de coronavirus.

Le Soudan tourne donc une page de son histoire, où les femmes étaient lapidées, où existaient les mutilations d’organes génitaux des femmes, y compris des lois qui obligeaient les femmes à s’habiller hors de la maison selon des codes religieux, ou encore la flagellation des femmes pour comportement indécent. Avec la laïcité, les femmes peuvent désormais voyager avec leurs enfants sans l’accord d’un tuteur.

Cela implique aussi que les chrétiens du Soudan peuvent vivre leur religion sans peur et par exemple consommer de l’alcool chez eux, ce qui était puni par la charia. En Afrique, c’est un évènement majeur, quand on sait l’implantation de Boko Haram dans ces régions.

Si l’islam reste la première religion dans ce pays, la diversité ethnique, religieuse y est tout aussi importante. La laïcité peut-elle s’avérer comme étant le meilleur modèle pour garantir les droits et les libertés de chacun ?

Au Soudan où il y a des chrétiens, dans le sud Soudan, des animistes et des athées, une telle décision est capitale dans le sens où ces minorités peuvent vivre comme ils l’entendent, comme ils le ressentent, sans peur de représailles, sans se cacher. Durant des décennies, ces minorités vécurent sous la terreur.

Il est significatif de bien comprendre que laïcité ne veut pas dire être contre la religion, contre la foi religieuse, bien au contraire, la laïcité protège de facto toutes les expressions religieuses, islam, chrétienté, animisme etc … La religion devient une affaire privée et la laïcité devient, comme le dit le Premier ministre soudanais, un garant de toutes les pratiques religieuses, dans le respect des uns et des autres.

Adopter la laïcité mettra aussi un terme à l’instrumentalisation de la religion dans ce pays pour des objectifs politiques…

Certainement ! Au Soudan, le régime de Hassan El Tourabi ou de Omar Béchir instrumentalisait le religieux à des fins politiques, au détriment des démocrates.

Le danger est l’islamisme politique et son instrumentalisation à des fins de pouvoir, une donnée qui peut mener à l’intolérance, au refus de l’autre, voire aux assassinats comme durant la décennie noire en Algérie. Cette instrumentalisation va à l’encontre de la liberté des femmes qui deviennent les premières victimes d’un tel phénomène.

Le Soudan peut-il servir d’exemple pour les pays musulmans de la région comme l’Algérie ?

De mon point de vue d’africaniste, ce revirement à 360 degrés au Soudan prouve une chose : que rien n’est immuable et que la défense de la liberté de chacun triomphe un jour ou l’autre. Au Soudan, durant des décennies, il y avait la peur qui régnait, mais aujourd’hui les Soudanais semblent satisfaits d’un tel changement radical grâce à une décision politique inattendue mais tant souhaitée. Ce qui se passe dans ce pays est à noter dans l’histoire politique et sociale de l’Afrique.

En effet, ce changement donne de l’espoir aux peuples africains qui, dans leur grande majorité, veulent vivre dans le respect l’un de l’autre, veulent mener une existence où chacun va son chemin, dans le cadre d’un état laïc qui devient protecteur de toutes les religions, de toutes les sensibilités, qui devient protecteur des femmes qui subissent les plus grands préjudices à cause d’une religiosité d’un autre âge. Les peuples savent qu’un état fort doit protéger tous ses citoyens, peu importe les croyances de ces derniers.

L’État a-t-il besoin en définitive d’une religion, pour quels intérêts ?  

Au vu de ce qui se passe au Soudan où on passe d’un état théocratique fermé à un état laïc ouvert au monde, la religion devient, avec la laïcité en vigueur, une affaire privée. Cette nouvelle donne n’empêche pas l’expression de la foi.

Au Soudan, les revendications des derniers mois, la volonté de protéger l’ensemble des citoyens de la part de nouveaux dirigeants, montrent qu’un état peut ne pas avoir besoin de religion pour gérer un pays qui garde bien entendu son identité, sa culture, sa religion, dans la sérénité et la confiance.

Quand l’objectif est bien expliqué, quand la pédagogie suit, il se trouve que les citoyens soudanais qui ont vécu les dérives tragiques de l’instrumentalisation de la religion sont majoritairement d’accord pour vivre en laïcité, dans le respect des uns et des autres, pour la libération de la femme. Ceci est essentiel dans la reconstruction d’un pays qui allait à la dérive et qui se ressaisit.
Entretien réalisé par : Karim Benamar


 

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