Sunnites/chiites : un conflit fratricide millénaire

   

 Aux premières heures de l’islam, comment le schisme entre sunnites et chiites est-il survenu ? Quelles étaient les principales divergences entre ces deux branches de l’islam ?

L. Louër : Le clivage entre les sunnites et les chiites intervient dès le début de l’islam, au moment de la mort du prophète Muhammad, en 632. Depuis ce temps, les sunnites sont restés très largement majoritaires puisqu’ils regroupent aujourd’hui quasiment 90 % des musulmans. Selon les sunnites, Muhammad n’avait pas désigné de successeur, et par conséquent, il revenait à ses compagnons de désigner le plus apte d’entre eux à gouverner. Une minorité — les chiites — considérait au contraire que Muhammad avait désigné son gendre et cousin Ali ibn Abi Talib pour prendre sa relève. La succession devait se passer au sein de la famille du Prophète, dans une lignée spécifique, celle issue du mariage entre la fille de Muhammad, Fatima, et Ali ibn Abi Talib.

Le schisme est issu d’une querelle de factions, et si le clivage est donc au départ profondément politique, rapidement cependant, des doctrines spécifiques à chaque groupe se sont greffées au factionnalisme politique. Aux yeux des chiites, les imams, Ali puis ses descendants, doivent diriger l’État. Loin d’être des êtres humains ordinaires, ils sont directement désignés par Dieu, et sont en conversation permanente avec Lui. Les imams, en réalité, sont quasiment des personnages divins. Au contraire, pour les sunnites, les successeurs de Muhammad, qu’ils nomment les califes, n’ont pas de caractère divin. Ils gouvernent au nom de l’islam, dont ils affirment appliquer les principes, mais n’ont pas d’accès privilégié à Dieu et ne sont pas non plus des savants religieux. Ainsi, le statut et la nature des imams sont au cœur des divergences théologiques entre sunnites et chiites.

Outre les doctrines, certaines pratiques rituelles distinguent les deux branches. Ainsi, les sunnites et les chiites ne prient pas tout à fait de la même manière. Les chiites ont aussi développé de nombreux rituels de vénération des imams. Par exemple, dans le chiisme duodécimain, qui est le courant majoritaire du chiisme, une lignée de douze imams est reconnue, dont le douzième aurait été occulté à la vue des hommes par Dieu en 874. Le dernier imam est censé revenir à la fin des temps pour rétablir le règne de la justice. De magnifiques mausolées ont été construits sur la tombe des imams, autour desquels se sont développés des pèlerinages, dont les plus connus restent celui de Najaf en Irak, où se trouve le tombeau du premier imam Ali, et celui de Karbala, également en Irak, autour du tombeau de Hussein, troisième imam et fils d’Ali, massacré avec la majeure partie de sa famille lors d’une bataille qui l’a opposé au calife Yazid en 680. Si les pèlerinages sur les tombes des imams sont un marqueur du chiisme, il faut souligner que le culte d’hommes saints se retrouve également dans toute une partie de l’islam sunnite populaire, notamment en lien avec les confréries soufies. La partie des musulmans sunnites la plus orthodoxe, notamment celle qui adhère au courant salafiste [voir p. 20], considère ces rituels comme de l’idolâtrie et du polythéisme. À leurs yeux, seul le culte rendu à Dieu est recevable. Cette divergence explique en partie pourquoi les salafistes sont extrêmement hostiles aux chiites. Aujourd’hui encore, les salafistes considèrent que la position des imams dans le chiisme, des quasi-équivalents du prophète Muhammad, relève du polythéisme.

Entre ce qu’on appelle parfois le croissant chiite et le reste du Moyen-Orient, la séparation semble nette. Comment les deux branches se sont-elles développées au fil des siècles ?

Actuellement, au Moyen-Orient, les chiites sont minoritaires dans tous les États nations, à l’exception de l’Iran, de l’Irak et du Bahreïn. Au cours de l’histoire, le sunnisme a été la religion officielle de la plupart des États musulmans et a bénéficié de leur soutien pour se diffuser. En d’autres termes, le sunnisme, c’est la religion des vainqueurs, des dominants et des régimes établis. Par contraste, le chiisme est la religion des contestataires et des communautés minoritaires. Durant le Moyen-Âge, le chiisme était la principale idéologie de contestation des régimes musulmans établis.

La date de 1501 représente un tournant dans l’histoire du chiisme. Elle marque l’arrivée au pouvoir de la dynastie des Safavides, dans ce qui correspond grosso modo à l’Iran actuel. Cette dynastie fait du chiisme la religion d’État, faisant pour la première fois passer le chiisme du statut de religion communautaire à celle de religion officielle. Ce choix s’inscrit dans le cadre de la rivalité qui oppose le nouvel Empire safavide à l’Empire ottoman. Les Ottomans se présentaient comme les défenseurs de l’orthodoxie sunnite et les continuateurs du califat. Les Safavides les imitent en quelque sorte, utilisant le chiisme comme une idéologie de légitimation.

Pour cette raison, depuis le XVIe siècle, l’identité nationale iranienne est profondément associée au chiisme et dès ses débuts, une politique de patronage international des communautés chiites se développe. Il implique notamment le financement des institutions religieuses chiites, un soutien au clergé et éventuellement une aide militaire aux communautés menacées. Ce chiisme d’État a transformé le statut des communautés chiites aujourd’hui installées dans des pays où les sunnites sont majoritaires et pour qui les chiites sont des agents au service des intérêts iraniens.

Qui sont les principaux porte-drapeaux du sunnisme et du chiisme dans le monde musulman aujourd’hui ?

Seul l’Iran a pour religion d’État le chiisme. En Irak, les chiites ont pu accéder au pouvoir depuis la chute de Saddam Hussein en 2003. Jusqu’alors, le pays avait toujours été gouverné par des sunnites arabes et ce alors qu’ils étaient et restent minoritaires démographiquement. Quant au reste des États du Moyen-Orient, ils adoptent ou soutiennent globalement une des quatre écoles du droit sunnite : malikite, hanafite, shafi’ite et hanbalite. Certains d’entre eux, l’Arabie saoudite en tête, se positionnent comme les porte-drapeaux du monde sunnite. Le royaume saoudien s’affirme depuis sa naissance comme l’incarnation d’un islam pur, que l’on appelle couramment le wahhabisme. Ce terme provient du nom du savant religieux Mohammed bin Abdelwahhab, allié à la famille Al Saoud, qui a développé au cours du XVIIIe siècle les principes de cette doctrine de l’islam sunnite. Ils forment en quelque sorte une version ultra-orthodoxe de l’islam sunnite, qui insiste tout particulièrement sur le respect strict du monothéisme et combat farouchement le culte des saints. Le wahhabisme peut être rattaché à la famille du salafisme, dont les penseurs contemporains sont pour la plupart saoudiens ou ont vécu et enseigné en Arabie saoudite. Le wahhabisme, et plus généralement le salafisme, restent minoritaires dans le monde sunnite. Comme porte-drapeau du sunnisme, le Maroc se démarque également, avec un souverain qui revendique le statut de commandeur des croyants, autrement dit, qui s’octroie un statut religieux particulier.

La naissance du chiisme

L’instrumentalisation de la rivalité entre sunnites et chiites ferait d’eux des ennemis ancestraux. Des épisodes récents ont-ils alimenté cette vision ?

Le chiisme d’aujourd’hui est bien différent de celui du Moyen-Âge. Il s’est largement déradicalisé en abandonnant certaines de ses doctrines les plus controversées, notamment celle de la falsification du Coran, et ce afin d’apaiser les relations avec les sunnites. Au cours de l’histoire, il y a eu des épisodes de rapprochement entre les deux branches. À la période contemporaine, la révolution iranienne de 1979 marque une grande rupture. En conformité avec l’idéal chiite, l’ayatollah Khomeini développe une doctrine : celle de la velayat-e faqih, que l’on traduit par « gouvernement par le savant religieux ». Sur le plan doctrinal, c’est une innovation théologique qui, pour la première fois, admet qu’en attendant le retour du douzième imam occulté par Dieu, les savants religieux peuvent légitimement gouverner en son nom, s’appropriant l’ensemble des pouvoirs du prophète Muhammad et des imams. L’ayatollah Khomeini fonde un État théocratique dans lequel le chef de l’État, le Guide de la République islamique, est un savant religieux dont les avis font référence en matière de doctrines et de pratiques.

Khomeini initie en outre une dynamique d’exportation de la révolution islamique, dans le but de renverser l’ordre mondial « injuste » dominé par les Occidentaux, notamment par les Américains, qu’il faut chasser du Moyen-Orient. De même, tous les pouvoirs musulmans jugés impies, à l’image de celui de Saddam Hussein, de l’Arabie saoudite ou du Bahreïn, doivent être renversés. Dans ce contexte, le paradigme des chiites comme cinquième colonne iranienne est réactivé. Rapidement, une dynamique délétère se développe, qui aboutit notamment à la guerre Iran-Irak entre 1980 et 1988. Les tensions sont très vives entre l’Iran et l’Arabie saoudite, qui se livrent à une véritable guerre froide jusqu’à la mort de Khomeini en 1989. L’année suivante, l’invasion du Koweït par Saddam Hussein permet un rapprochement et une reprise des relations diplomatiques entre l’Iran et le royaume saoudien. En 2003, la chute du régime irakien, en permettant l’arrivée au pouvoir d’islamistes chiites plus ou moins directement soutenus par l’Iran, inquiète les voisins sunnites, qui l’interprètent comme une expansion des réseaux d’influence iraniens dans la région.

Sur d’autres théâtres, comme au Liban, le mouvement du Hezbollah est activement soutenu par l’Iran. Ce groupe islamiste chiite reste le principal relais de l’influence iranienne au Moyen-Orient. Il lui permet notamment de peser indirectement sur la dynamique du conflit israélo-palestinien. Lors des printemps arabes de 2011, marqués notamment par des contestations chiites au Bahreïn et des guerres civiles en Syrie et au Yémen, l’Iran active ses réseaux d’influence partout sur ces territoires. Damas et Téhéran sont des alliés très proches depuis 1979. Les bases de cette alliance sont stratégiques, car les deux régimes partagent les mêmes ennemis (Israël et l’Irak notamment). Par ailleurs, issue de la minorité alaouite qui est une branche apparentée au chiisme mais dont l’appartenance même à l’Islam est remise en cause par de nombreuses autorités religieuses, la famille El-Assad, qui dirige la Syrie depuis 1970, était en quête d’une légitimité religieuse. Enfin, au Yémen, la guerre civile voit le renforcement du mouvement houthi, dont l’un des objectifs est de préserver la spécificité de la minorité zaïdite, qui dérive historiquement du chiisme. Les Houthis se rapprochent de l’Iran, notamment suite à l’intervention militaire orchestrée par l’Arabie saoudite en 2015.

Sunnites et chiites au Moyen-Orient

Analyser les conflits du Moyen-Orient sous un prisme essentiellement religieux est-il une erreur ? Les enjeux géopolitiques peuvent-ils parfois prendre le pas sur les querelles religieuses ?

Si nous prenons l’exemple de l’Arabie saoudite et de l’Iran, un conflit d’intérêts oppose les deux pays sur plusieurs sujets, la politique pétrolière par exemple. Les deux pays ne partagent pas non plus les mêmes alliances internationales, et enfin, ils n’ont pas la même vision de ce que doit être l’ordre régional au Moyen-Orient. Ces divergences expliquent largement la compétition entre les deux États. Le discours religieux se greffe sur ces dynamiques. Il accompagne et alimente les rivalités en les légitimant. Si la révolution iranienne est bien religieuse, la République islamique mobilise aussi largement une rhétorique nationaliste et anti-impérialiste. Le discours révolutionnaire a beaucoup emprunté au registre tiers-mondiste, favorisant les rapprochements avec certains États et mouvements révolutionnaires latino-américains, Cuba et les sandinistes du Nicaragua par exemple.

Durant le règne du shah d’Iran, sous la dynastie des Pahlavi — en place de 1925 à 1979 —, l’Arabie saoudite et l’Iran entretenaient des relations correctes car les deux pays étaient des partenaires des États-Unis et partageaient des intérêts communs. Sous les Pahlavi pourtant, le chiisme était toujours la religion d’État, et même si le shah d’Iran était définitivement laïque et menait une politique antireligieuse et anticléricale, il continuait d’utiliser le chiisme à l’extérieur des frontières comme un instrument d’influence, notamment au Liban.

Dans quel contexte est apparue l’expression de « croissant chiite » ? Reflète-t-elle une réalité uniquement religieuse ?

Cette expression reflète une réalité qui est essentiellement géopolitique. Elle a été forgée par le roi Abdallah II de Jordanie en 2004, lors d’une conférence de presse internationale. Il s’inquiétait du résultat des élections irakiennes de 2005 et d’un futur pouvoir chiite qui pouvait déstabiliser toute la région. Le croissant chiite désigne ce qu’il considère comme la continuité territoriale entre les communautés chiites du Liban jusqu’à l’Iran. Il considère que toutes ces communautés sont soumises à l’influence de l’Iran.

Dans les faits, il n’y a pas d’uniformité à l’intérieur de ce croissant chiite. Par exemple, beaucoup des croyances et des pratiques des alaouites en Syrie s’éloignent de celles des chiites duodécimains d’Iran et sont condamnées par la plupart des savants religieux duodécimains. Ainsi, le religieux n’explique pas l’alliance entre Téhéran et Damas, qui est avant tout stratégique. En revanche, le religieux est impacté par le stratégique puisque l’Iran déploie de nombreux efforts pour modifier les doctrines et les pratiques religieuses alaouites afin de les rapprocher du chiisme duodécimain, semble-t-il avec un certain succès.

Quant à l’alignement des chiites derrière l’Iran, il n’est pas automatique. Au contraire, beaucoup de chiites, de nombreux savants religieux notamment, considèrent que la doctrine officielle de l’Iran, la velayat-e faqih, n’est pas valide sur le plan théologique. En Arabie saoudite ou au Koweït, nombreux sont les chiites, citoyens de ces pays, qui pensent qu’être considérés comme des agents au service de l’Iran est un obstacle à leur intégration en tant que citoyens à part entière. Par exemple certaines administrations stratégiques (armée ou police) ou certains emplois leur sont inaccessibles. Au final, la politique extérieure de Téhéran dessert profondément les relations des communautés chiites avec leurs gouvernements.

Dans les années 1980, la révolution iranienne a déclenché une vague d’enthousiasme dans les communautés chiites et l’alignement idéologique a été fort. Mais à partir de 1990, un certain nombre de mouvements islamistes chiites ont pris leur distance idéologique et politique avec la République islamique, notamment le mouvement irakien El-Daawa, né à la fin des années 1950. Cela témoigne à la fois d’une désillusion vis-à-vis de la révolution, dont beaucoup considèrent qu’elle a donné naissance à un régime autoritaire de plus, et d’une prise de conscience de la nécessité de démontrer que l’on peut être un bon chiite tout en étant un citoyen loyal à sa nation et à son gouvernement. On peut même parler d’un tournant à la fois nationaliste et communautaire.

L’arrivée d’un nouveau président iranien, qui a déclaré qu’il n’y avait « pas d’obstacles » à une reprise des relations diplomatiques avec l’Arabie saoudite — rompues depuis 2016 — peut-elle constituer une évolution positive des relations entre chiites et sunnites à l’échelle régionale ?

On peut envisager une reprise des relations entre les deux puissances régionales au regard des relations passées, puisque lors des périodes d’apaisement des tensions, les échanges économiques, politiques et culturels s’étaient développés. Les dernières années de tensions et de logique d’affrontements, notamment au Yémen, ne les ont menés à rien puisqu’il n’y a ni vainqueur, ni vaincu dans cette guerre froide. Pour l’Iran comme pour l’Arabie saoudite, il semble indispensable de s’entendre sur des grands dossiers régionaux comme la Syrie, l’Irak ou le Yémen.

Propos recueillis par Alicia Piveteau le 3 septembre 2021.

Légende de la photo en vedette : Détail d’une peinture représentant la bataille de Kerbala, le 10 octobre 680, qui vit le massacre d’Hussein, petit-fils du Prophète, par les troupes du calife de Damas, marquant ainsi le schisme entre les sunnites et les chiites. La mort d’Hussein est depuis commémorée chaque année lors des cérémonies de l’Achoura. (© Brooklyn Museum)


Auteur : Laurence Louër

Professeure associée à Sciences Po (Centre de recherches internationales – CERI), spécialiste du chiisme et des monarchies du Golfe, et auteure de Sunnites et chiites : histoire politique d’une discorde (Seuil, 2017).


 

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