France / Grève du 5 décembre : les raisons de la colère

Analyse-

par David Kaygisiz

La grève générale interprofessionnelle observée jeudi 5 décembre en France, et potentiellement reconductible, a mobilisé un large spectre d’acteurs sociaux sous la surveillance d’un dispositif sécuritaire de grande ampleur.

Des cheminots aux enseignants, en passant par les policiers et les avocats, sans oublier les éboueurs et les salariés de la RATP, ils ont été très nombreux, à se mobiliser dans près de 70 villes françaises, provoquant de nombreuses perturbations dans l’Hexagone ainsi que des tensions et des heurts entre manifestants et force de l’ordre, notamment dans la région parisienne et à Nantes.

Cette grève qui pourrait durer plusieurs jours n’est pas sans rappeler le vaste mouvement de grève de 1995, contre la réforme des « régimes spéciaux », proposée par le Premier ministre de l’époque, Alain Juppé.

Bien que les raisons de cette journée d’action et des grèves sont nombreuses, conditions de travail, précarité, bas salaires, etc., la contestation se cristallise surtout autour de la remise en question de la nouvelle réforme des retraites envisagée par le gouvernement d’Edouard Philippe.

En France, il est indéniable que la question de la réforme des retraites reste un sujet sensible capable de mettre en branle le corps social dans son ensemble tant elle semble éminemment toucher à la question de la répartition des richesses et du niveau de vie à long terme des citoyens.

C’est pourquoi, ces réformes sont souvent des moments de mobilisation massive contre les mesures promues par les gouvernements successifs.

À ce titre, rappelons que la France a connu de nombreuses réformes dans les trois dernières décennies. D’abord la réforme de 1993 qui prévoyait de rallonger la durée de cotisation des salariés du privé de 37,5 à 40 ans. Suivie par un autre projet de réforme par le gouvernement d’Alain Juppé qui a tenté d’aligner les retraites du secteur public et des régimes spéciaux sur celle du privé ; projet finalement abandonné suite à une large mobilisation.

Une nouvelle tentative de réforme consistant à allonger la durée de cotisation des secteurs privé et public à 40 ans verra le jour sous le gouvernement de Jean-Pierre Raffarin en 2003. Réforme qui sera adoptée malgré les nombreux mouvements de grève.

Ensuite, une réforme suivante verra le jour sous le gouvernement de François Fillon qui va relever l’âge du départ à la retraite de 60 à 62 ans. Comme la précédente, cette réforme sera également adoptée malgré les contestations qui avaient mobilisé plus d’un million de personnes dans les rues. Enfin, en 2014, la durée de cotisation passera à 43 ans à la faveur d’une nouvelle réforme.

Cependant, la réforme des retraites promue par le gouvernement actuel est substantiellement différente de celles qui l’ont précédée.

En effet, contrairement à ces dernières qui s’appuyaient sur les paramètres d’ajustement du système de retraite tels que l’âge du départ à la retraite et la durée de cotisation, la nouvelle réforme, elle, tout en restant dans une logique de répartition, entend s’attaquer aux fondements du système en vigueur en passant à un nouveau système universel à points qui remplacera les 42 régimes existants et qui prendra en compte l’ensemble de la carrière du salarié au lieu de se baser sur les 25 meilleures années de cotisation pour les salariés du privé et le 6 derniers mois pour les fonctionnaires.

Elle introduit également la notion « d’âge pivot » fixé probablement à 64 ans qui permettrait, le cas échéant, de travailler un peu plus afin de bénéficier d’une retraite à taux plein.

Le rapport Delevoye indique que cet âge pivot sera amené à évoluer en fonction de l’espérance de vie sans qu’il ne soit nécessaire de recourir à une réforme en omettant de préciser la nuance fondamentale entre l’espérance de vie et l’espérance de vie en bonne santé.

En France, l’espérance de vie en bonne santé stagne à 63,4 ans en moyenne. Ce qui sous-entend qu’avec la réforme Delevoye, la retraite bénéficiera à ceux qui ne seront plus en mesure d’en profiter.

Cette réforme systémique entend gérer les retraites par les points, dit autrement, par les coûts. Ces points devront évoluer de manière à ce que le coût de la retraite ne dépasse pas les seuils préfixés.

Seulement, étant donné que les ressources du système de retraites seront bloquées à leur niveau actuel, à savoir 14 % du PIB comme l’indique le rapport Delevoye, le risque d’assister à une chute du niveau des pensions dans les années à venir semble, à tous égards, inéluctable car que le nombre de retraités va augmenter significativement dans les prochaines décennies et par conséquent, les recettes du système étant bloquées, le niveau des pensions va donc être ajusté à la baisse.

Reste encore que le système par les points qui entend préfigurer l’universalisme de la nouvelle réforme des retraites demeure très peu explicite sur la valeur (de service) de ce fameux point. Tandis qu’avec les règles actuelles la pension médiane s’établit à 75 % du salaire de fin de carrière pour une carrière complète (Source DRESS, les Retraites et les retraités, édition 2018), avec le cumul de points dont la valeur unitaire est incertaine.

Valeur qui risque par ailleurs d’être différente pour tout le monde puisque cela dépendra de l’âge de départ à la retraite ainsi que du contexte économique. Difficile donc de prêcher l’universalité pour une mesure qui n’assurera pas les mêmes droits à toutes et tous.

En outre, la volonté de mettre fin, dans un élan « égalitariste », aux régimes spéciaux qui avaient pourtant été construits pour prendre en compte les spécificités des professions, et notamment les disparités de pénibilité au travail pour certaines catégories actives de salariés de la fonction publique qui permettent un départ anticipé à ces dernières.

Ce nivellement qui est au cœur de la stratégie de campagne du gouvernement fait fi à la dimension de l’équité qui semble tristement faire défaut à cette réforme.


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