Considérant que le chef d’État-major de l’armée algérienne «a sauvé l’Algérie», le Dr Said Benaissa, expert onusien, regrette le revirement dans la teneur et le ton des discours de Gaid Salah depuis quelques mois. Cette volonté de passage en force met le pays dans une situation extrêmement dangereuse, a-t-il confié au micro de Sputnik. Entretien.
Le chef d’État-major de l’armée algérienne, Ahmed Gaid Salah, a haussé le ton lors de trois discours successifs prononcés cette semaine contre les manifestants anti-pouvoir, allant même jusqu’à les qualifier d’ennemis de l’Algérie.
«L’unique constante est que l’Algérie sortira de sa crise, et personne, je dis bien personne, n’a le pouvoir d’interrompre ou d’entraver la marche de l’Algérie ou de l’empêcher d’atteindre son objectif. Il n’y a pas de place en Algérie pour ceux qui veulent tenir le bâton par le milieu. Soit on est avec l’Algérie, de manière claire et courageuse, soit on est avec ses ennemis», a déclaré le chef de l’armée algérienne le 12 septembre à Constantine.
Il a aussi réitéré son appel à l’organisation des présidentielles avant la fin de l’année contre la volonté de la rue qui exige au préalable le départ des représentants de l’ancien système, l’actuel Premier ministre Nourredine Bédoui en tête.
La condition du départ de ce Premier ministre a même été exigée par plusieurs personnalités nationales et présentée comme l’une des solutions de sortie de crise par le Panel de dialogue et de médiation instauré, en juillet dernier, par la Présidence algérienne.
Annoncé par plusieurs médias, ce départ n’a non seulement pas encore eu lieu, mais le chef de l’armée n’a pas tari de propos élogieux, le 12 septembre dernier, depuis la cinquième région militaire à Constantine (Est du pays) à l’égard de ce même Premier ministre!
En fin de semaine, l’arrestation de l’opposant Karim Tabou, porte-parole du parti de l’Union démocratique et sociale (UDS), a encore jeté de l’huile sur le feu. Ce dernier a été placé sous mandat de dépôt pour «atteinte au moral et aux symboles de l’armée» et encours jusqu’à dix ans de prison. Ce qui risque de tendre encore plus la situation entre l’armée et les manifestants.
Pour le Dr Said Benaissa, ancien consultant et expert auprès de l’ONU en finances et gestion locale,ce dialogue de sourds – qui dure depuis le mois de mai dernier, date de l’appel aux présidentielles initialement prévues pour juillet dernier, mais avortées par la mobilisation pacifique – met l’Algérie dans une situation «extrêmement dangereuse». Dans un entretien à Sputnik, il préconise en conséquence l’établissement d’un statut de Président neutre et la dissolution des partis politiques actuels pour rétablir la confiance entre les Algériens et la classe politique.
Sputnik: Le chef d’État-Major de l’armée refuse d’écouter les revendications de la rue et même les recommandations du Panel de dialogue et de médiation installé par ce même pouvoir. Que pensez-vous de la manière dont les choses ont évolué en sept mois de manifestations?
Said Benaissa: «Au départ, Ahmed Gaid Salah était du côté des manifestants, comme en témoigne son appel du 30 mars dernier pour que soit appliqué l’article 102 de la Constitution algérienne relatif au constat de la vacance présidentielle en cas de maladie du Président. Mais, depuis le mois de juin dernier, il est devenu plus tendu et plus menaçant. Aujourd’hui, il fait régner sur le pays un sentiment d’inquiétude générale. Nous sommes tous dans l’expectative du fait de ce forcing qui est exercé pour l’organisation des élections et qui va nous mener immanquablement à un échec.»
Sputnik: Pourquoi les tenants du pouvoir, à la tête desquels se trouve l’armée, ont-ils d’abord appelé à la discussion avant de juguler ensuite toutes les autres tentatives de dialogue émanant de personnalités algériennes, de la société civile et des opposants?
Said Benaissa: «En proposant de discuter pour sortir de cette crise politique, Ahmed Gaid Salah ne fait, en réalité, qu’enfoncer une porte ouverte étant donné que tout le monde est pour le dialogue! Mais une discussion ne se force pas, elle doit s’établir entre le Hirak (mouvement en arabe, NDLR) et l’armée, ou plutôt, le Hirak et les institutions algériennes.
Un dialogue est par définition inclusif et doit se dérouler dans le calme en vue de trouver un terrain d’entente, en présentant des concessions et des garanties pour chaque parti. Autrement, c’est un monologue! Pourquoi le pouvoir refuse-t-il de s’entendre avec les vrais représentants du Hirak? De quoi a-t-il peur?»
Sputnik: Quelles solutions préconisez-vous pour éviter un durcissement du bras de fer entre l’armée et les manifestants?
Said Benaissa: «À mon avis, si l’on ne veut pas se mettre à dos la rue, qui manifeste sans relâche depuis février dernier, il est indispensable d’arriver avec des représentants de ce Hirak à un consensus sur le statut du futur Président avant de faire appel au corps électoral. Ensuite, il faudrapasser à la présentation des programmes, la définition des candidats, puisà la définition des procédures de vote qui assureraient la transparence et non la reproduction du même système. Ce processus prendra au minimum cinq mois.
L’idée d’organiser les présidentielles avant la fin de cette année ne me paraît donc intenable. S’il insiste pour que cette échéance soit maintenue, le chef de l’armée n’aura qu’une solution pour y parvenir: forcer la main à la rue et là, nous entrons dans une grande inconnue!»
Sputnik: Justement, la politique est fortement décrédibilisée en Algérie. Que faut-il pour rétablir la confiance des Algériens vis-à-vis des politiques?
Said Benaissa: «J’estime qu’il faudrait sortir tout d’abord du système des partis. Ce dispositif a gravement altéré la vie politique dans le pays et les Algériens n’en veulent plus. La majorité des ministres, des walis (gouverneurs), des chefs de daïra (arrondissement), des maires… est issue des deux partis au pouvoir: le Front de libération national (FLN) et le Rassemblement national pour la démocratie (RND).
Jusqu’à aujourd’hui, nombre de ces responsables locaux et nationaux continuent de se livrer à des trafics de plus ou moins grande ampleur parce qu’ils se savent protégés. Pour ce qui est des partis d’opposition, ils sont intégrés au système et se cooptent entre eux. Leur dissolution est tout aussi impérative afin que les Algériens reprennent confiance en leur classe politique.»
Sputnik: Comment expliquez-vous le décalage qui se creuse entre les demandes de la rue pour l’avènement une nouvelle société, plus unie, et un pouvoir qui a recours plus que jamais à des facteurs régionalistes et idéologiques pour se maintenir?
Said Benaissa: «Les différentes phases de l’histoire récente de l’Algérie ont induit des changements sociétaux: l’émergence d’une jeunesse plus connectée à l’information et au monde extérieur – grâce, notamment, aux nouvelles technologies -, la persistance d’une classe dirigeante appartenant à une autre époque.
Bien que j’aie grandement confiance en notre institution militaire, qui a certainement les ressources pour sortir l’Algérie de cet entonnoir, je regrette toutefois le recours à des mesures populistes qui nous font dévier des véritables enjeux. Je pense, notamment, à l’interdiction du port du drapeau berbère, dans un pays multiculturel et multiethniques. On pousse au réveil de sensibilités qui n’ont pas lieu d’exister!
Il faut établir des ponts entre les différentes composantes de la société et de l’État pour permettre une prise de connaissance des aspirations de chaque partie pour mieux dialoguer et rattraper le temps qui n’est plus en notre faveur. Notre méconnaissance nous est préjudiciable car, comme dit un proverbe arabe, l’humain est l’ennemi de ce qu’il méconnaît!»
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