Offensive turque, désengagement américain, influence russe grandissante… Au sein d’un Moyen-Orient dont l’architecture de sécurité est en pleine métamorphose, quelle politique régionale pour Israël? Sputnik France revient avec Gil Mihaely, spécialiste de la politique étrangère israélienne, sur les enjeux qui gouvernent celle-ci.
Dans un Moyen-Orient en proie à des basculements qui pourraient changer la face de la région pour les décennies à venir, il est un pays dont on parle peu en ce moment, et dont l’importance régionale est pourtant majeure: Israël. Depuis quelques semaines, le retrait américain de Syrie et l’intervention turque dans le nord-est de la Syrie contre les Kurdes de pays monopolisent les médias.
L’architecture de sécurité est en pleine mutation au Proche et Moyen-Orient et Tel-Aviv s’en inquiète, redoutant le désengagement progressif de Washington dans la région et son «pivot» vers la Chine. Il n’est d’ailleurs pas anodin que Donald Trump ait récemment envoyé des troupes supplémentaires en Arabie saoudite et son ministre des Affaires étrangères en visite à Jérusalem: c’est bien pour rassurer ses meilleurs alliés au Proche-Orient.
«Nous allons déployer des forces et des ressources supplémentaires en Arabie saoudite de manière très significative dans les prochaines semaines afin de dissuader l’agression iranienne», a déclaré Mike Pompeo le 18 octobre lors de sa visite à Jérusalem.
Si d’un point de vue symbolique, ces démarches tendent à rassurer les Israéliens à court terme, les autorités israéliennes comprennent bien qu’à long terme, il faudra composer avec d’autres puissances émergentes, alliées, ou pas. Qu’il s’agisse de Moscou, Ankara ou Téhéran, différents acteurs sont en train de combler le vide laissé par les États-Unis. Gil Mihaely, rédacteur en chef de Causeur, qui a longtemps vécu en Israël, connaît les arcanes de sa politique sur le bout des doigts. Il revient avec Sputnik France sur la stratégie d’Israël vis-à-vis des différentes puissances émergentes au Proche et Moyen-Orient. Tour d’horizon.
Sputnik France: Comment a été perçu le désengagement américain de Syrie, laissant les Kurdes livrés à eux-mêmes? On sait que de nombreuses voix en Israël soutiennent les forces kurdes en Syrie…
Gil Mihaely: «Ça a été très mal perçu! Surtout en tant qu’allié des États-Unis, voir un autre allié être abandonné n’est jamais rassurant. Et ce, même si Israël comprend la situation et s’est retrouvé par le passé dans une situation similaire: dans les années soixante, Israël avait des relations étroites avec les Kurdes irakiens, notamment sur le plan militaire, avant de devoir se retirer et abandonner les Kurdes irakiens, car la zone devenait trop risquée.
Concernant le retrait progressif des Américains au Moyen-Orient, ce n’est pas nouveau. Depuis l’époque de Barack Obama déjà, les États-Unis ont commencé à tourner leur regard vers l’Est et le géant chinois. Après, il est plus question de la manière de se retirer de la région, mais sur le fond, Trump reste cohérent avec une politique étrangère qui est dans la continuité de celle de son prédécesseur. Du point de vue israélien, il y a quelque chose à comprendre: Israël n’a pas le choix. Il n’y a pas d’alliance alternative. Aucun autre partenaire n’a de liens aussi bien ancrés avec Israël que les États-Unis, aussi bien au niveau de la société civile que politique, et ce, depuis très longtemps. Ces liens très proches font qu’un quelconque indice de désengagement est pris très au sérieux et rend très nerveux.»
Sputnik France: Le fait que le gouvernement syrien, allié de l’Iran, semble reprendre du poil de la bête et reconquiert son territoire petit à petit, n’est-ce pas une source d’inquiétude du côté de Jérusalem?
Gil Mihaely: «Israël préfère toujours un interlocuteur stable plutôt que le chaos. Au début du soulèvement populaire en Syrie, quand tout le monde pensait que les jours du régime étaient comptés, ce n’était pas la joie à Jérusalem. Avec le gouvernement de Damas, au moins, l’essentiel était assuré. Il n’y avait pas de paix, mais, depuis 1974, un cessez-le-feu qui tenait bon, et de ce fait, la frontière syrienne était très calme et pour Israël, c’est ça l’essentiel.
Pour Bachar el-Assad, l’alliance avec les Russes et les Iraniens est importante, mais son souhait serait tout de même d’être en position de pouvoir, et ne pas être un pion à la solde de différentes puissances. Ce qui a toujours été la doctrine de Hafez el-Assad. Donc plus el-Assad se renforce, moins l’influence iranienne sera importante, ce qui est la priorité d’Israël. L’idéal, pour les autorités israéliennes, serait même que le gouvernement à Damas soit suffisamment fort pour tenir le pays, mais reste relativement faible pour ne pas engager Israël dans un conflit ouvert.»
Sputnik France: Au nord, l’intervention d’Erdogan en Syrie et son influence grandissante dans la région n’inquiète-t-elle le gouvernement israélien?
Gil Mihaely: «Il existe deux points de vue. D’abord, il y a le souci de l’islamisation et la destruction de la culture politique de l’État kémaliste. C’est un premier point d’inquiétude pour Israël. D’autre part, certains perçoivent comme problématique la personnalité d’Erdogan, et non l’État turc. Ce qui veut dire que le jour où il ne sera plus là, les relations pourront s’améliorer. D’autant plus que le tourisme existe entre les deux pays, le commerce prospère aussi, donc les ponts ne sont pas brûlés. Avec le même logiciel et un différent matériel, la situation ne serait pas pareille. J’ajouterai que la situation de la Turquie sous Erdogan n’est pas idéale. Il est en train de se mettre tous les pays du Moyen-Orient à dos, et même au-delà avec les grandes puissances.»
Sputnik France: De nombreux analystes estiment que la Russie tente de prendre le rôle des États-Unis au Moyen-Orient, quelle est la position israélienne par rapport à cela?
Gil Mihaely: «De nombreux Israéliens sont issus d’une immigration russophone, et ce, dans les plus hautes sphères de l’État, et c’est très important. Il y a des deux côtés, des élites qui se comprennent. Il y a un respect mutuel et un regard bienveillant. De leur côté, les Russes n’ont pas vraiment d’amis, et contrairement aux autres, ils ne font pas semblant d’en avoir. Les Israéliens pensent que la Russie joue un rôle plutôt positif en Syrie, mais du fait de la nature de l’alliance entre Israël et les États-Unis le champ de manœuvre est relativement limité. On peut donc parler de relations normalisées, mais pas d’alliance.»
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