Le président français s’est rendu le 6 août sur les lieux des explosions qui ont ensanglanté le port de la capitale libanaise. Pour le chercheur Adlene Mohammedi, la diplomatie française a besoin d’imagination si elle souhaite peser dans la région.
Alors que le Liban traverse déjà une crise sociale, économique et politique d’une rare violence (rejet de la classe et du système politiques, généralisation de la pauvreté et du chômage, dévaluation abyssale …), le désastre de mardi constitue assurément un facteur aggravant. Outre les 137 morts et les milliers de blessés, Beyrouth est confrontée à une véritable catastrophe humanitaire : infrastructures détruites (le port) ou endommagées (l’aéroport), 300 000 personnes sans domicile, silos de céréales détruits (et donc risque de pénurie de farine) …
Dans ces conditions, l’aide humanitaire internationale dont bénéficie aujourd’hui le Liban est nécessaire. Mais lorsque le président français dit vouloir «lancer une nouvelle initiative politique» et demander au dirigeants libanais «de changer le système», on est bien obligé de se demander si une telle démarche est opportune. La même question se posait – mais pour des raisons différentes – lorsque le ministre des Affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian, martelait «aidez-nous à vous aider, bon sang !»
Diplomatie versus communication
Ce ton, volontiers paternaliste, a d’ailleurs été celui de l’éditorial du journal Le Monde : «La solidarité internationale doit s’exercer à plein, non seulement pour panser les nouvelles plaies du Liban, éternel terrain de rivalités entre puissances étrangères, mais pour aider ce pays pas comme les autres à sortir d’une impasse quasi existentielle et à se réinventer.» Si l’aide humanitaire, dans un contexte de grave crise ou de désastre, est forcément la bienvenue, aider les pays à «se réinventer» relève davantage de l’ingérence et de la domination que de la diplomatie et de la coopération.
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Le propos du chef de la diplomatie était gênant du fait de son caractère irrationnel : quand un pays traverse une grave crise (60% de la population sous le seuil de pauvreté, 35% de chômage, dévaluation spectaculaire), et quand cette crise est susceptible de provoquer une dégradation du climat géopolitique régional, on ne peut pas escompter des réformes structurelles dans l’urgence. Le propos du chef de l’État est gênant pour deux raisons majeures : parce qu’il laisse entendre qu’un acteur extérieur peut contribuer à «changer le système» libanais (à sa décharge, rappelons qu’il ne fait que constater l’absence de souveraineté libanaise) et parce qu’il fait fi du piètre bilan de la France au pays du cèdre.
Il ne s’agit pas ici de remonter à l’influence française au mont Liban au XIXe siècle, à la création de l’Etat du Grand Liban en 1920, ou encore au soutien apporté au général Michel Aoun à la fin des années 1980. Mais la bienveillance accordée au «haririsme» (principal vecteur de gabegie ces trente dernières années) mérite assurément un recul critique. D’ailleurs, au lendemain des explosions, l’ancien Premier ministre Saad Hariri a été chahuté par des Beyrouthins en colère. Il ne faudrait pas confondre communication diplomatique (l’ensemble des discours qui peuvent entourer une action diplomatique) et diplomatie communicationnelle (une diplomatie qui repose essentiellement sur des discours et des images).
Si certaines images peuvent rassurer ou faire plaisir, elles ne peuvent pas se substituer à un changement d’orientation. La France peut difficilement susciter l’enthousiasme qu’elle a pu susciter en d’autres temps dans le monde arabe (au-delà du Liban) en assumant son alliance avec l’Arabie saoudite (dont le bilan est particulièrement mauvais au Moyen-Orient, y compris au Liban), en se montrant systématiquement pusillanime concernant les agressions israéliennes et en soutenant le camp politique le plus néfaste sur la scène libanaise. Un peu d’imagination s’impose.
De nouvelles pressions sur le gouvernement libanais en perspective Après avoir déploré cette tragédie, le gouvernement libanais a décidé de s’attaquer aux responsabilités directes supposées : il demande, par exemple, l’assignation à résidence des responsables du stockage de l’ammonium (la cause identifiée étant une cargaison de nitrate d’ammonium estimée à 2 750 tonnes stockée sans mesures de précaution depuis six ans). Mais dans la mesure où ces explosions – si leur caractère accidentel est confirmé – révèlent les carences de la classe dirigeante libanaise dans son ensemble, le gouvernement (au même titre que la classe politique libanaise dans son ensemble) pourrait être confronté à de nouvelles manifestations.
Sur le plan politique, le gouvernement libanais est de plus en plus fragile. Depuis la formation du gouvernement Hassane Diab en janvier dernier, le pouvoir libanais repose sur un socle politique rétréci (principalement le Hezbollah et ses deux principaux alliés : le courant du président Michel Aoun et le parti Amal du président du Parlement Nabih Berri) et il subira deux types de pressions : le mécontentement populaire (qui cible tout le système politique libanais) et les attaques des partis politiques hostiles au Hezbollah et au président Michel Aoun (les Forces libanaises et le courant joumblattiste).
Sur le plan géopolitique, les ennemis du Hezbollah – Etats-Unis, Israël et Arabie saoudite – sont tentés d’utiliser cet épisode pour en faire la cause de tous les maux du Liban. En réalité, en défendant fermement jusqu’ici le pouvoir libanais (y compris Saad Hariri), le Hezbollah a donné l’impression de privilégier la fragile et sacro-sainte «stabilité» aux attentes populaires. Cela en fait un parti légitimiste plutôt qu’un acteur subversif. Cette destruction du port de Beyrouth illustre l’absence d’Etat au Liban et les méfaits d’un système confessionnel, vecteur de clientélisme.
Pour construire leur Etat, les Libanais n’ont besoin d’aucune puissance étrangère. Au contraire, au clientélisme interne s’ajoute un clientélisme international tout aussi nocif. Les Libanais ont simplement besoin d’un nouveau pacte national qui soit cette fois fondé sur la citoyenneté.
Adlene Mohammedi
Adlene Mohammedi est chercheur en géopolitique et spécialiste du monde arabe.
>>> La communauté internationale au secours du Liban
>>> Quatre avions et un navire d’aides algériennes pour le Liban
• Le pays traverse depuis des années dans une impasse économique. (Par Patrick Savioli)
Historiquement, le Liban était considéré comme la «Suisse du Moyen-Orient», un pays où il faisait bon vivre et où on pouvait mettre en sécurité ses avoirs. Mais aujourd’hui, la situation est comparable voire pire qu’au Venezuela. Au sortir de la guerre civile, à la fin des années 80, le pays a eu une croissance artificielle, la dette publique passant de 3 milliards en 1992 pour arriver à 90 milliards en 2020, ce qui représente plus de 170% du PIB. Il faut dire que les taux d’intérêt pour les dépôts étaient attractifs (entre 6% et 15% en moyenne) attirant ainsi les capitaux du monde entier mais surtout du dollar car celui-ci est utilisé comme devise principale pour les échanges commerciaux et les transactions. Or, le Liban n’exporte presque rien et le bilan des banques s’est détérioré à fur et à mesure que les entreprises libanaises ont éprouvés des difficultés (raréfaction du dollar, dévaluation de la livre libanaise, corruption de la classe dirigeante, mauvaise gestion publique, récession). En effet, la Banque du Liban (banque centrale) a fixé le taux de change entre la livre libanaise et le dollar à 1507 livres libanaises pour 1$ (cette manière de procéder rappelle fortement celle de la Banque Nationale Suisse qui a acheté des centaines de milliards d’Euro pour atténuer la force du franc suisse, en pure perte puisque, depuis 2015, elle a cessé sa pratique).
Aujourd’hui, au marché noir, le dollar se vend à 8000 livres… et il est bien sûr impossible aux déposants d’accéder à leur compte en dollars, ce qui n’a pas empêché certaines personnes bien informées de transférer des milliards de dollars à l’étranger (le Financial Times parle de plus de 6 milliards de dollars).
La classe moyenne n’existe plus
Conséquences des toutes ces magouilles, les libanais reçoivent un salaire qui ne vaut plus rien, en tout cas qui ne leurs permettent pas de s’acheter les biens de première nécessité ou de payer leur loyer. Alors qu’avant cette crise, plus de 40% de la population vivait déjà sous le seuil de pauvreté, le pays a encore accueilli plus de 1,5 millions de réfugiés syriens (pour un pays qui compte 4 millions d’habitants !). Le taux de chômage avoisine les 35%. Les habitants tentent d’échanger leurs habits ou leurs meubles contre de la nourriture. De plus, le Liban est très dépendant des importation en général et aussi bien sûr pour les produits agricoles (semences, engrais). Les prix ont quadruplés et les habitants commettent des vols pour survivre.
Ce ne sont pas des braquages à main armée pour voler de l’argent (qui ne vaut pas grand-chose) mais des vols de nourriture ou de bien de première nécessité. Alors que les Libanais attendent depuis des décennies des réformes, il faudra passer par une crise politique majeure et espérer que la crise économique et sanitaire ne débouche pas sur une guerre civile (ou une révolution ?) dans ce pays qui se trouve coincé entre la Syrie et Israël.