Le traitement par la chloroquine du Covid-19 en Algérie : Le droit de savoir

15.06.2020

par Djamel Labidi *

Y a-t-il vraiment un traitement du Covid-19 par la chloroquine ? La chloroquine guérit-elle de cette maladie ? Si oui, comment? Et quelles en sont les preuves irréfutables ? Si non, pourquoi est-elle administrée ? Et ne risque-t-on pas de semer ainsi des illusions et de baisser la garde dans la lutte contre l’épidémie et dans la mobilisation des divers moyens de prévention? Telles sont les questions posées par cet article; elles sont autant adressées aux spécialistes qu’aux autorités sanitaires et politiques.

  Actuellement, dans certains pays d’Asie et d’Europe, l’épidémie a , pour le moment du moins, fortement décliné, voire même commencé à s’estomper. Il y a évidemment le cas de la Chine, de la Corée du Sud, du Japon etc.. où l’activité économique est en train d’être rétablie. Il y a, en Europe, l’Italie, l’Espagne, la France, ou le recul très sensible de l’épidémie a permis d’entamer un déconfinement. En France, par exemple, le nombre de nouveau cas journaliers de Covid-19 (145 au 8 juin ) est proche de celui de l’Algérie ainsi que celui des décès (13 à la même date.). Cependant rien n’est acquis et l’épidémie, selon l’OMS s’aggrave dans d’autres parties du monde ( parties de l’Europe de l’Est, Asie centrale, Amérique etc..) (1).

Mais en Algérie, le nombre de personnes contaminées demeure de façon inquiétante, depuis des semaines, au même niveau, un «plateau», entre 100 et 200 cas, sans que s’amorce de façon significative, une diminution; de même pour le nombre de décès.

Cette situation stationnaire, ce «plateau», indiquent , certes, que des résultats importants ont été obtenus, dès le début, dans le sens de la maitrise de l’épidémie et son endiguement, mais aussi qu’il y a une sorte de «bombe à retardement» qui demeure et qui risque de fuser à n’importe quel moment, et d’échapper au contrôle. En effet, ce nombre de cas qui s’accumule régulièrement chaque jour , lentement mais, pourrait-on, dire sûrement, indique, qu’il y a , derrière, caché, en l’absence de tests et de traçage systématique, un nombre bien plus grand de porteurs de virus.

Dans ce combat contre l’épidémie, les autorités sanitaires, et des membres du Comité scientifique de suivi de l’évolution de la pandémie ont mis en avant, sans cesse et avec insistance, l’existence d’un traitement, celui par la chloroquine, et d’un protocole pour son administration, celui du Professeur Raoult de l’Institut hospitalier universitaire (IHU) de Marseille.

Une question alors s’impose: Cette insistance sur l’existence d’un traitement ne risque-t-elle pas de donner des illusions, de diminuer la vigilance nécessaire, et d’aboutir à des conduites à risque: absence de masque, de distanciation etc.. Est -ce que cela ne peut pas conduire aussi , du côté des autorités sanitaires, à une sous-estimation des mesures essentielles de prévention, les seules indiscutablement efficaces, pour endiguer et éliminer l’épidémie: tests, traçage, confinements modulés suivant les situations et les alertes, etc.. Bref, la croyance en l’existence déjà d’un traitement efficace contre le coronavirus ne serait-elle pasjustement l’un des facteurs qui expliquerait les difficultés, actuellement chez nous, à éradiquer l’épidémie ?

Un traitement miracle ?

En Algérie, ne va-t-on pas trop loin lorsqu’on parle de ce protocole ou «traitement» du Pr Raoult ? N’y a-t-il pas là un abus de langage ? Le 31 mai, à 19h sur «Canal Algérie», un membre du comité scientifique algérien, est allé jusqu’à employer le terme de «curatif» concernant ce traitement. Les déclarations faites chaque jour en Algérie parlent souvent de «personnes guéries», en même temps que de l’administration qui leur a été faite de ce traitement, laissant planer ainsi une ambiguïté, sans qu’on sache si elles l’ont été grâce au «traitement», ou si elles ont guéries spontanément, comme c’est le cas, on le sait maintenant, pour 98% des malades. Peut- être que le traitement a quelques vertus et c’est aux spécialistes, d’en juger. Les études en cours et à venir clarifieront certainement cette question. Mais il faut raison garder. L’existence d’un traitement qui guérirait du Covid 19 serait une nouvelle si énorme qu’elle changerait totalement la situation sur la terre, concernant cette pandémie, que ce soit au point de vue sanitaire qu’économique et social. Ce serait un tournant peut être même dans l’histoire médicale. Est-il donc bien rationnel de parler ici de «traitement»? Bien heureusement, beaucoup d’autres membres du Comité scientifique algérien ont un avis bien plus prudent et nuancé sur ce «traitement miracle» et insistent d’abord sur les mesures préventives sociales.

Cet abus de langage, du terme «traitement» du Corona par la chloroquine, on le retrouve de même, aux États-Unis, chez le président Trump et au Brésil, chez le président Bolsonaro. Cela leur permet probablement d’appuyer leur prise de position politique consistant à minimiser la gravité de l’épidémie, à s’opposer notamment à toute politique de confinement, et même de prévention, pour donner la priorité à l’option économique sur l’option humaine.

Or chez nous le Président de la République a pris une position diamétralement opposée, déclarant à de multiples reprises, et récemment encore dans ses vœux au peuple algérien pour l’Aïd, qu’il donnait la priorité absolue à l’option humaine et qu’il mettrait la santé des Algériens au-dessus de tout.

La politisation de la médecine

Les deux présidents, Trump et Bolsonaro s’affichent volontiers sans masque. Ils se sont faits les défenseurs du protocole du Pr Raoult. Suite à leurs prises de positions, les gens, dans ces deux pays, se sont rués à l’assaut des pharmacies pour se procurer la précieuse chloroquine.

«Le traitement» par la chloroquine va alors devenir un enjeu politique. On ne parlera plus de médecine et la question toute simple de savoir si le traitement soigne ou pas est sans cesse déplacée du terrain scientifique et médical, au terrain politique et idéologique: c’est tantôt un complot des grands laboratoires, qui voient d’un mauvais œil un traitement si peu coûteux, un «traitement du pauvre». Ou alors un complot des pays riches contre les pays pauvres qui se verraient ainsi privés d’un traitement aussi avantageux pour eux; ou encore un complot de l’establishment, des élites, bref du «système» contre le peuple. On retrouve certains de ces thèmes aussi , en Algérie, et même dans le milieu médical parmi les partisans du traitement du Pr Raoult (2), notamment la méfiance envers les manipulations des grands groupes pharmaceutiques mondiaux. Certes , tout cela existe, mais il faut se méfier des caricatures.. Être antisystème est une chose, être antiscience en est une autre. Or c’est ce risque auquel exposent les réactions irrationnelles propres à toutes les pandémies, et aux peurs qu’elles suscitent.La science et la médecine, momentanément impuissantes, laissent la place à des opinions, voire à des croyances.

Il faut observer que les pays où la croyance en ce traitement a été diffusée par les plus hautes autorités politiques, les États Unis, et le Brésil, sont, parmi les pays, où la crise sanitaire est la plus grave.

Par contre, la Chine, elle, n’a jamais parlé de «traitement». Il faut méditer son expérience. Elle n’a pas hésité à dire à son peuple qu’il n’y a pas de traitement pour l’instant et que la lutte contre l’épidémie était avant tout sociale, avant tout dans la prévention. C’est peut-être là le secret de son efficacité et de son succès.

Il faut alors se poser une autre question: comment cette croyance , car c’en est une, en l’existence d’un traitement efficace contre le Coronavirus a pu s’implanter chez nous.

Il faut faire ici la chronologie des faits. On notera alors certaines contradictions dans la référence à ce traitement.

Les contradictions étonnantes des déclarations relatives à l’utilisation de la Chloroquine en Algérie

– Le Mardi 31 mars 2020 à la chaine 3 algérienne, le ministre de la santé informe : « Le Comité scientifique installé auprès du ministère de la Santé, a décidé de démarrer le traitement à la chloroquine sur tous ceux qui sont déclarés positifs au Covid-19 ainsi que sur tous ceux qui auront des signes de contamination » (3). Pourtant dès mars, l’OMS avait conseillé la prudence , le traitement n’ayant été expérimenté que dans trop peu de cas. En effet, le 16 mars 2020, le traitement n’avait été administré par le Pr Raoult qu’à 20 patients(4) et c’est le 23 mars que le Pr Raoult en donnait les premiers résultats.

-Et c’est dès le lendemain, le 24 mars, qu’un membre du comité scientifique de suivi de l’évolution de l’épidémie annonce le début de l’usage de ce traitement à Blida et à Alger ( Hôpital d’El Kettar) . Il nuance cependant les propos et explique que la chloroquine ne sera utilisée que dans les cas graves:. « Cette prescription ne se fera pas pour tous les cas. Au stade actuel de l’évolution des connaissances, les cas bénins n’auront pas besoin de ce produit-là puisqu’ils guériront naturellement et que, de toute façon, pourquoi leur donner un produit qui pourrait éventuellement donner des effets secondaires »et «ne seront donc concernés par ce produit que ceux qui font des formes compliquées et des formes sévères de maladie». (5)

– Ce que contredisait le lundi 25 mai selon l’AFP , un représentant du ministère de la santé. Il affirmait en effet :» « Pour les cas confirmés, nous utilisons l’hydroxychloroquine et de l’azithromycine (traitement du Pr Raoult). Ensuite il y a tout un protocole pour les cas graves » (6)

– le lendemain, mardi 26 mai, nouveau changement de discours: un des membres en vue du Comité scientifique, dit exactement le contraire de ce qui a été dit jusque-là. Il déclare, que « pour les cas graves l’hydroxychloroquine n’est d’aucun secours ». et qu’ « Il y a lieu de constater que l’utilisation de l’hydroxy)chloroquine par des pays arabes et africains s’est révélée efficace quand elle est utilisée précocement »(7).

On observera, que ces contradictions dans les déclarations épousent les mêmes variations que celles du Pr Raoult, quasiment dans les mêmes termes . Il avait en effet lui –même, d’abord déclaré le 31 mars, au sujet de son protocole de traitement, d’abord que «la chloroquine n’est efficace que si elle est donnée au début» et que «le traitement devait être précoce»(8).

Alors ce traitement est-il efficace ou non ? Il semble, en tout cas, qu’il y ait , à ce sujet, une sorte de confiance totale à tout ce qui est dit par le Pr Raoult.

Le sujet fait pourtant polémique à l’échelle internationale, ce qui devrait inciter à la prudence, principe de précaution oblige. La chloroquine va devenir même la pomme de discorde entre l’OMS, qui dans un premier temps suspend les essais cliniques du traitement puis se ravise, et les pays, qui l’utilisent pour les malades du Coronavirus. On verra ainsi en Algérie, un membre en vue du Comité scientifique algérien de suivi de l’épidémie, critiquer, comme l’avait fait le président Trump, «la réaction tardive» de l’OMS à l’épidémie(9). Bizarrement l’Algérie, va se trouver ainsi mêlée, et à son corps défendant, à la mauvaise querelle faite par le président des États Unis à l’Organisation mondiale de la santé. Cette querelle, chacun le sait, est un dégât collatéral de ses attaques actuelles contre la Chine. Ceci correspond-il à la vision et aux intérêts stratégiques de l’Algérie ? L’Algérie a toujours accordé la plus haute importance au système des Nations-unies: UNESCO, OMS, FAO etc.. pour leur utilité humaine majeure, notamment pour les pays en voie de développement. Or les États Unis semblent remettre en question actuellement ces agences l’une après l’autre.

Comme on le voit, cette affaire d’usage de la chloroquine a enflé au fur et à mesure et va de plus en plus loin. Elle est devenuepar ricochets multiples, le centre d’enjeux politiques, économiques et sociaux. Elle ne doit surtout pas être sous-estimée. Tout ce qui a été dit ici ne concerne pas l’aspect technique de la question, mais les interrogations et les inquiétudes qu’elle suscite. L’aspect technique est évidemment l’affaire des spécialistes. Le débat continue à ce sujet d’être ouvert à l’échelle mondiale. Si des spécialistes algériens ont d’impérieuses raisons de préconiser l’usage de la chloroquine contre le Covid-19, il faut les donner et fournir la preuve de son efficacité de façon indiscutable. Les autorités sanitaires de notre pays doivent y veiller et diligenter les enquêtes nécessaires.Sur cette affaire, l’opinion publique est en droit de tout savoir./

*Professeur

Notes

(1) 8 juin, conférence de presse du directeur de l’OMS Tedros Adhanom Ghebreyesus

(2) Par exemple interview du Dr Bekkat, APS, 28 mai 2020, ou Pr Belhocine, «Le Soir d’Algérie» 28 mai 2020.

(3) http://covid19.cipalgerie.com/fr/2020/03/31/covid-19-tous-les-cas-confirmes-en-algerie-seront-traites-a-la-chloroquine/

(4) https://sante.journaldesfemmes.fr/fiches-maladies/2627525-chloroquine-coronavirus-interdiction-france-effets-secondaires-lancet-raoult-etude/

(5) https://www.reporters.dz/smail-mesbah-membre-du-comite-scientifique-de-lutte-contre-le-coronavirus-le-confinement-de-blida-et-le-couvre-feu-a-alger-sont-absolument-necessaires/

(6) https://www.lemonde.fr/afrique/article/2020/05/27/coronavirus-l-algerie-ne-compte-pas-renoncer-a-l-hydroxychloroquine_6040901_3212.html

(7) Dr Bekka tBerkani, ibidem

(8) https://www.cnews.fr/france/2020-03-31/covid-19-la-chloroquine-doit-etre-donnee-au-debut-de-la-maladie-pour-etre-efficace

(9) APS, 28 mai 2020, «L’Algérie poursuivra l’utilisation du protocole thérapeutique à base de chloroquine».


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