Pourquoi la situation au Kirghizstan est-elle plus inquiétante que le Haut-Karabakh? Selon l’ancien officier et diplomate René Cagnat, l’Asie centrale peut réellement se transformer en poudrière. Entretien.
«L’embrasement est actuellement plutôt du côté de l’Asie centrale». Malgré les multiples bombardements et bruits de botte dans le Caucase, René Cagnat, ex-colonel et diplomate français, est catégorique: dans l’espace post-soviétique, c’est le Kirghizstan, sujet à une instabilité chronique, qui est aujourd’hui le pays le plus vulnérable. Tandis que l’Arménie et l’Azerbaïdjan signaient une trêve humanitaire le 10 octobre, Bichkek s’enfonçait davantage dans la crise. Entre la déclaration de l’état d’urgence, le renvoi en prison de l’ex-président Almazbek Atambaïev et une éventuelle démission de son successeur Soroonbaï Jeenbekov, réclamée par le nouveau premier ministre Sadyr Japarov, rien ne va plus au Kirghizstan.
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Interrogé le 8 octobre, l’ancien consul honoraire de France à Bichkek et auteur de l’essai Le Désert et la Source (Éd. du Cerf, 2019) évoquait en prime «l’influence islamiste» qui pourrait se répandre dans l’ensemble de la région: «on peut allumer tous les feux rouges,» prévenait-il. S’exprimant avant la signature de la trêve dans le Haut-Karabakh, René Cagnat relativisait quelque peu la portée de ce conflit local par rapport aux troubles kirghizes qui s’enveniment.
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Lignes rouges – Jean-Baptiste Mendes reçoit René Cagnat, spécialiste de l’Asie centrale et de l’espace post-soviétique, ex-colonel et diplomate, auteur de Le Désert et la Source (Éd. du Cerf, 2019).
«Statu quo dans la violence»
Celui-ci notait l’importance d’organismes diplomatiques tels que le groupe de Minsk, ou encore «l’influence de la Russie pour calmer les choses, ainsi que de l’Iran». Même si les affrontements perdurent ce 12 octobre, les belligérants arméniens et azéris seraient ainsi tenus de s’entendre. Pour l’ancien militaire, le seul facteur qui pourrait envenimer l’évolution de ce conflit provient de la Turquie et de Recep Tayyip Erdogan, qui a transféré «des djihadistes qui ont été rassemblés le long de la frontière iranienne». Une information confirmée par Emmanuel Macron ou encore Sergueï Narychkine, le directeur du Service russe des renseignements extérieurs (SVR), qui a évoqué l’implication du Front al-Nosra*. René Cagnat ne s’attend pourtant ni à une nouvelle carte redessinée du Caucase ni à un protagoniste qui prendrait le pas sur son ennemi.
«Les Azéris qui ont attaqué le 27 ont été freinés sur place par les Arméniens qui ont un bon commandement, ce qui n’est pas le cas des Azéris. Ils ont été bien dirigés, bien commandés, et ce sont des montagnards qui se battent pour leur terre. Ces gens-là ne laissent pas passer l’ennemi. Ils ont beaucoup plus fort qu’eux en face, trois fois plus de personnel et deux fois plus de moyens, mais ils vont se battre avec vaillance. Il y aura un certain statu quo dans la violence.»
Plus que le Caucase, espace très surveillé par les trois grandes puissances régionales que sont l’Iran, la Turquie et la Russie, c’est la situation au Kirghizstan qui préoccupe davantage René Cagnat, qui y vit une partie de l’année.
L’Asie centrale, région instable mais convoitée
Rejetant l’hypothèse d’une «révolution de couleur» pilotée depuis l’étranger, il indique que les manifestations consécutives aux élections annulées reflètent principalement «une dégénérescence et un discrédit du pouvoir». Les autorités en place, avec en premier chef Soroonbaï Jeenbekov depuis 2017, seraient illégitimes:
«On s’est aperçus qu’ils étaient aussi corrompus que les autres. […] À partir de là, une déstabilisation lente s’est mise en place. Brusquement, il y a eu cet effondrement kirghize, dû à une lassitude générale et à l’influence psychologique du coronavirus, particulièrement excessive actuellement.»
Une situation explosive dont pourrait être également victime le Tadjikistan, pays voisin et «l’autre point faible de l’Asie centrale», où il pointe un «danger islamiste». À l’instar de la Syrie en 2011?Son ouvrage Le Désert et la Source prévenait déjà en 2019 de la réislamisation dans la région, notamment du fait d’un glissement d’un islam soufi au salafisme. René Cagnat recensait d’ailleurs, parmi les 15.000 combattants étrangers de l’État islamique* en 2015, un millier d’Ouzbeks, un millier de Tadjiks, 600 Kirghizes, au moins 300 Kazakhs et un nombre indéterminé d’Ouïghours et de Turkmènes.–
Très instable, la région est donc également très convoitée. Elle est en effet un véritable Heartland géopolitique, un «cœur continental»: le politologue américain Zbigniew Brezinski, qui avait notamment conseillé Jimmy Carter, considérait que l’Eurasie, et son cœur l’Asie centrale, ne devaient pas être contrôlés par une seule puissance. Ainsi les États-Unis devaient-ils selon lui empêcher Moscou à tout prix de reprendre son hégémonie sur la région.
Cette zone «dans laquelle il y a beaucoup d’intérêts investis» est en définitive capitale au niveau stratégique pour les grandes puissances. Partageant une frontière commune, la Chine développe au Kirghizstan sa stratégie pharaonique des Routes de la Soie, planifiant une ligne ferroviaire Ouzbékistan-Kirghizstan-Chine, tandis que la Russie y dispose d’une base militaire.
«S’ils sentent une révolution locale comme actuellement au Kirghizstan, qui se répand au Tadjikistan, ils vont intervenir. Les Russes ont des bases pour ça. Ils vont intervenir pour remettre de l’ordre et sauver les meubles.»
Rappelant que l’armée américaine occupait jusqu’en 2014 la base aérienne de Manas, à 25 kilomètres de Bichkek, Cagnat estime que celle-ci va «peut-être regretter [de ne plus la détenir]». Les militaires américains se situent toutefois à proximité, en Afghanistan, et «ils ont les moyens techniques pour leur permettre de suivre la situation par des écoutes».
*Organisation terroriste interdite en Russie