ENTRETIEN. Alors que s’ouvre une transition historique et fragile, Fathi Bachagha, ministre du GNA, dresse le bilan et les perspectives pour le pays.

Propos recueillis par Hassina Mechaï
Il vient d’échapper à un attentat. Son convoi officiel a en effet été visé par une attaque par balle fin février près de Tripoli. Fathi Bachagha, puissant ministre du Gouvernement d’union nationale (GNA), en est sorti indemne. Issu de la ville de Misrata, tout à la fois ville clé, point nodal et théâtre de la révolution libyenne, Fathi Bachagha avait été désigné en 2018 ministre de l’Intérieur. D’autres ambitions pointent désormais chez cet homme de 58 ans dont on dit qu’il est l’homme fort de l’Ouest libyen, et qui semble avoir gardé de sa formation de pilote de l’armée de l’air une attitude impavide et courtoise. Lors du dialogue interlibyen en février sous les auspices de l’ONU en Suisse, c’est pourtant Abdel Hamid Dbeibah qui a été désigné par 75 responsables libyens pour organiser la transition dans le pays en vue d’élections « nationales » devant se tenir le 24 décembre prochain. Outre le Premier ministre par intérim, un Conseil présidentiel transitoire de trois membres a été désigné afin d’assurer la transition dans l’attente d’élections annoncées.
La liste d’Abdel Hamid Dbeibah faisait figure d’outsider par rapport à celle du président du Parlement Aguila Saleh, allié à Fathi Bachagha. Désormais s’ouvrent neuf mois de transition en vue des élections de décembre. « Un long chemin » à parcourir selon les mots du communiqué conjoint de l’Allemagne, l’Italie, la France, les États-Unis et le Royaume-Uni, qui ont salué le résultat de cette réunion genevoise. D’ici décembre, il faudra qu’un processus de réconciliation nationale soit suffisamment solide pour permettre ces élections. Des élections dans lesquelles Fathi Bachagha entend précisément jouer un rôle. Entretien.
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Le Point Afrique : Comment allez-vous depuis l’attentat contre vous ?
Fathi Bachagha : Je vais bien. Les résultats de l’enquête sont toujours entre les mains du procureur. Dans les jours qui viennent, un rapport officiel sur l’incident devrait être publié.
Mais qui était derrière cette attaque selon vous ?
Je ne veux faire aucune supposition avant la publication du rapport. J’espère que le ministère public identifiera les responsables de cette attaque.
Quelle a été votre action comme ministre vis-à-vis des milices ?
Ce que nous avons fait jusqu’à présent, ce n’est pas de démanteler les milices parce que cela aurait nécessité beaucoup de ressources de la part de l’État. Ce que nous avons accompli jusqu’à présent est un effort de réhabilitation, en canalisant leurs intérêts, d’une certaine façon. De fait, nous essayons de les former et les intégrer sous la tutelle de l’État jusqu’à ce que nous puissions concevoir notre propre programme pour ces milices.
La récente guerre contre Tripoli en 2018 a retardé ce processus, mais nous avons réussi à sécuriser Tripoli. La police y est plus présente ; elle dispose de plus d’amplitude désormais pour accomplir son travail.
Quelles autres actions avez-vous entreprises ?
La police et les forces de sécurité parvenant à fonctionner normalement et de concert, nous avons arrêté plusieurs criminels importants tels que des trafiquants d’êtres humains, de drogues et de pétrole. Des membres de groupes extrémistes à l’ouest du pays ont également été appréhendés.
Nous avons ainsi arrêté le principal suspect dans le meurtre de migrants. Cette personne est accusée d’avoir tué 26 migrants clandestins du Bangladesh et 4 autres migrants africains. La Libye est l’un des principaux points de passage des migrations illégales. Elle attire de multiples nationalités : des Africains, des Asiatiques, et bien sûr aussi des Arabes. Ils viennent tous en Libye dans le but de franchir les frontières et migrer vers l’Europe.
Certains des ressortissants du Bangladesh vivaient et travaillaient déjà en Libye, et ils ont essayé d’émigrer illégalement. Il y a eu un incident important à Mizdah, et une des personnes, mentionnée plus tôt, a été arrêtée. Elle a été accusée d’avoir tué 26 d’entre eux.
Nous avons également réussi à arrêter un certain nombre de criminels qui ont tenté de fuir le pays. Cela n’avait jamais été accompli auparavant.
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Quel rôle jouerez-vous en perspective des élections de décembre prochain ?
Avant tout, je préférerais que ces prochaines élections soient à la fois des élections présidentielle et législatives. Le GNA devra respecter la date limite et tenir le calendrier prévu qui est fixé au 20 et 21 décembre. J’aimerais me présenter aux élections présidentielles. L’accent devrait maintenant être mis sur la tenue des scrutins.
Quels seront les grands axes de votre programme ?
La première chose sur laquelle je veux concentrer mon action est l’unité du pays et la réconciliation nationale.
La sécurité et la réconciliation nationale sont toutes deux essentielles, tout autant qu’un pays redevenu stable sur le plan économique, notamment grâce à l’augmentation des investissements, le retour de toutes les entreprises internationales qui travaillaient auparavant en Libye, donnant ainsi la possibilité à de nouveaux investisseurs et à de nouvelles entreprises internationales de travailler en Libye, notamment dans les infrastructures du pays. Tous les investissements seront possibles grâce à la stabilité sécuritaire et de la réconciliation nationale qui sont essentielles et sur lesquelles je veux me concentrer.
Je voudrais ajouter que la citoyenneté, la lutte contre la corruption, la diversité en termes d’origines et d’ethnies, ainsi que le renforcement du secteur privé pour qu’il remplace le secteur public sont également des éléments importants de ce programme.
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Si vous êtes élu en décembre, comment allez-vous gérer les interférences et ingérences étrangères ?
Tout d’abord, nous allons coopérer avec tout le monde d’une manière qui soit bénéfique pour la Libye.
Deuxièmement, si nous accédons au pouvoir et formons un gouvernement, cela renforcera les institutions étatiques et permettra de défendre la Libye contre toute intervention étrangère. Troisièmement, nous comprenons que ces pays ont des intérêts en Libye et nous en tiendrons compte.
La coopération sera une bonne chose pour éviter les guerres. La Libye a beaucoup de potentiel en termes d’investissements une fois que la stabilité sera garantie. Nous permettrons à ces pays de venir investir en toute transparence.
Mais un résultat politique et diplomatique pérenne est-il désormais possible sans l’aval de ces États qui précisément ont des intérêts divergents ?
L’intervention étrangère en Libye est en fait à la fois négative et positive, mais malheureusement je sais qu’elle est à 80 % négative. Le côté positif est que certains pays s’efforcent de permettre à aider la Libye à aboutir à la formation d’un gouvernement. Certains pays agissent dans un but contraire en s’impliquant dans les discussions politiques et diplomatiques pour que celles-ci n’aboutissent pas.
Même si, officiellement, tout le monde soutient ces pourparlers, nous savons que certains pays tentent indirectement de les saboter, de les faire échouer.
Bien sûr, nous ne pouvons pas seulement blâmer ces pays. Nous devons aussi blâmer les Libyens de les laisser faire en leur donnant la possibilité de s’ingérer dans les affaires de leur pays.
Êtes-vous confiant dans votre capacité à unifier derrière votre nom ces intérêts très opposés ?
Oui, très. Nous traiterons avec ces pays sur la base d’intérêts mutuels et de la neutralité et nous traiterons tous de la même manière.
Lorsque j’étais ministre de l’Intérieur, j’ai pu connaître de nombreuses expériences réussies avec des pays qui soutenaient l’autre partie (l’Est). Je les ai contactés, je leur ai rendu visite et nous avons eu des dialogues fructueux. Nous avons clarifié notre position à leur égard. Donc j’appellerais cela un succès.
Nous avons agi de la même manière avec ceux qui nous soutenaient et avec ceux qui étaient contre nous, ce qui nous a donné de la crédibilité et a montré notre capacité à gouverner.
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Avez-vous la même confiance concernant les acteurs nationaux et locaux ?
Oui. Nous avons eu des expériences réussies dans les régions occidentales où nous avons mené une série de dialogues et de discussions qui ont abouti à un bon succès. Il est prévu de faire de même à l’Est et au Sud.
Grâce à ces discussions que nous avons lancées, nous sommes déterminés à protéger les droits des sept millions de ressortissants libyens et nous espérons qu’elles seront couronnées de succès. Nous sommes déterminés à conserver la même éthique et le même professionnalisme tout en menant ces discussions.
La question de la répartition des richesses dans le pays sera-t-elle au centre de votre action ?
La principale raison pour laquelle les Libyens demandent une distribution équitable des richesses est la corruption. Donc il nous faut décentraliser au moins pendant cette période jusqu’à ce que nous parvenions à retrouver un pays et un gouvernement. Il est essentiel de décentraliser l’État ainsi que de distribuer les richesses par le biais des municipalités directement.
Un exemple de lutte contre la corruption a été de travailler en étroite collaboration avec le bureau du procureur général pour arrêter le paiement en dinars, ce qui était considéré comme une dette du ministère de l’Intérieur. Nous avons réussi à faire cesser cette pratique, car il s’agissait là d’une tentative de prendre de l’argent à notre ministère.
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Que ferez-vous concernant la division du pays qui s’est installée ?
Par le passé, la Libye a connu un précédent dans l’unification du pays, car il était divisé en trois régions principales avant que le roi ne parvienne à l’unifier. Nous allons certainement réfléchir à cette expérience. À mon avis, les principaux obstacles sont la division des principales institutions gouvernementales. Cependant, des efforts sont entrepris en ce sens.
Une base constitutionnelle est également la clé pour surmonter la division. D’autres obstacles sont là, telles les ingérences étrangères, les mercenaires et la corruption. Tout cela demeure les principaux obstacles à l’unification de la Libye.
Les Libyens souhaitent également unifier le pays et répéter l’expérience précédente en se mettant d’accord sur une constitution.
Une dose de fédéralisme serait-elle une solution pour une diversité dans une unité institutionnelle ?
Tant que ce système protège les Libyens, et tant qu’il unifie le pays. Je n’ai pas vraiment d’objection tant qu’il accorde aux Libyens leurs pleins droits et la possibilité d’exercer leur pleine citoyenneté. Ce ne serait pas la première fois que le fédéralisme serait introduit dans la Constitution.
Il y a des exemples très réussis de fédéralisme dans les pays développés tels que les États-Unis ou l’Allemagne. Tant que cela protège les Libyens et qu’ils sont d’accord avec le principe, je n’ai pas d’objection à ce principe.
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Nous sommes dix ans après la révolution libyenne. Quel regard portez-vous sur cette période ?
Depuis dix ans, la Libye a été et est toujours le témoin de conflits politiques et de guerres qui sont principalement causés par des interventions internationales et régionales. Mais les Libyens sont parvenus à une entente : ces luttes doivent prendre fin et la seule compétition acceptable doit être politique et démocratique et par le biais d’élections équitables. L’unification des institutions de l’État est toujours un obstacle, la faute aux mercenaires sur le terrain. Nous ne surmonterons cet obstacle que s’ils partent. C’est pourquoi nous demandons au monde et à l’ONU de soutenir spécifiquement la Libye dans sa lutte contre la corruption.
Nous espérons également que la loi de stabilisation de la Libye sera adoptée par le Congrès américain, car elle aidera le pays et la région à se stabiliser.
Pour conclure, comment la Libye a-t-elle fait face à la pandémie du Covid ? Comment avez-vous eu à la gérer ?
La Libye a fait face à la pandémie avec des ressources très basiques, précisément à cause de la corruption. Tous les fonds alloués, lesquels dépassaient des millions de dinars, ont été mal utilisés et mal dépensés. Cela signifie concrètement que le soutien aux infrastructures de santé en général en Libye est vraiment faible. Le ministère de la Santé a souffert de la corruption. Il nous faudra donc restructurer le ministère et dépenser les fonds alloués de la bonne manière. Par exemple, s’appuyer sur l’assurance maladie au lieu de donner tous ces fonds directement au ministère. Nous avons demandé à l’OMS de soutenir davantage la Libye afin de lui allouer plus de ressources pour l’aider à lutter contre cette pandémie.
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La voie royale
«Impérieuse nécessité de mettre un terme à toute forme d’ingérence étrangère pour permettre au peuple libyen frère de décider de son sort…»
C’est un jour faste pour le peuple libyen martyrisé par 10 ans de guerre civile sans perspectives de sortie de la plus grave crise vécue par le pays. Pays riche, grâce aux formidables ressources en hydrocarbures, il voit ses populations soumises aux pires restrictions, à tout point de vue.
Les ingérences étrangères multiformes, les divisions de la classe politique libyenne, les affrontements armés ont fait de ce pays maghrébin un réceptacle de tous les trafics transfrontaliers: armes, drogue, mercenaires, djihadistes, etc.
Le gouvernement de transition en Libye mis sur pied laborieusement, sous les auspices des Nations-Unies à Genève, peut se mettre au travail. Il vient d’obtenir (mercredi dernier), la confiance du Parlement lors d’un vote qualifié par la communauté internationale d’«historique» et qui considère cette étape cruciale comme une «réelle opportunité» pour les Libyens en vue d’atteindre l’unité, la stabilité et la réconciliation. Et c’est après deux jours d’intenses tractations que le Parlement a approuvé, majoritairement, l’équipe d’Abdelhamid Dbeibah par 121 voix sur les 132 députés. Le gouvernement intérimaire indique-t-on, prêtera serment lundi prochain à Benghazi (Est), deuxième ville de Libye.
Le président de la République, Abdelmadjid Tebboune a «exprimé son soutien et sa disposition totale à soutenir ce gouvernement, et ce, dans l’espoir de mettre un terme à la division et de resserrer les rangs en vue d’assurer la réussite des échéances importantes prévues à la fin de cette année».
Le Président Tebboune a mis l’accent sur «l’impérieuse nécessité de mettre un terme à toute forme d’ingérence étrangère pour permettre au peuple libyen frère de décider de son sort et de préserver la souveraineté, l’indépendance et l’unité territoriale de la Libye.
Pour sa part, dans un discours télévisé, Dbeibah a qualifié ce vote comme un «moment historique», s’engageant à empêcher le retour de la guerre dans le pays. Devant cette avancée, les réactions sont nombreuses. Le Conseil présidentiel du gouvernement d’union nationale (GNA) en Libye présidé par, Fayez-al Sarradj considère l’approbation du gouvernement comme étant «un grand pas vers la cessation des conflits et des divisions». Et «appelle toutes les parties libyennes à l’union, à la fraternité, à la réconciliation et à travailler la main dans la main au profit de la Libye».
Pour la mission d’appui de l’ONU en Libye (Manul), «la Libye a, maintenant, une réelle opportunité pour atteindre l’unité, la stabilité, la réconciliation et recouvrer entièrement sa souveraineté ». Quant au Président de la Tunisie, pays frontalier de la Libye, Kaïs Saïed, il a réaffirmé que cette étape accomplie «ouvrirait la voie à d’autres», exprimant «sa sincère détermination à ouvrir de larges horizons dans tous les domaines non seulement sur la base d’intérêts communs entre les deux pays, mais aussi sur les liens particuliers qui lient les Libyens aux Tunisiens et leur enracinement dans l’histoire».
L’ambassadeur de l’Union européenne (UE) en Libye, Jose Sabadell, a déclaré que ce mercredi est «une journée historique» pour la Libye. L’ambassadeur américain à Tripoli, Richard Norland, a estimé que cette étape «ouvrira la voie aux élections du mois de décembre prochain». Plus tôt dans la journée du mercredi, le Parlement libyen a accordé la confiance au nouveau gouvernement de transition qui comprend 27 portefeuilles, en plus de 6 ministres d’État.
Le Forum pour le dialogue politique a élu, le 5 février dernier, une autorité exécutive dont la tâche principale est d’organiser des élections présidentielles et parlementaires pour le 24 décembre prochain.
B. T. / R.I