Depuis le milieu des années 1990, les Nations Unies organisent des sommets mondiaux sur le climat, appelés COP (Conference of the Parties). L’année dernière, le 26e sommet annuel s’est déroulé à Glasgow. La COP26 était censée être « un moment charnière pour la planète », mais les résultats n’ont pas été à la hauteur des actions nécessaires à entreprendre pour empêcher la crise climatique de devenir totalement catastrophique. Cette année, la COP27 se tiendra en Égypte, en pleine crise énergétique et au milieu d’une guerre qui remodèle l’ordre mondial.
La COP27 se soldera-t-elle par un nouvel échec des dirigeants mondiaux dans leur tentative de ralentir ou arrêter le réchauffement de la planète ? Noam Chomsky et Robert Pollin partagent leurs réflexions et leurs idées concernant l’énigme de la crise climatique en décortiquant l’état actuel des choses et en analysant ce qui devrait être fait pour arrêter la marche de l’humanité vers le précipice climatique.
Chomsky est professeur émérite du département de linguistique et de philosophie du MIT, professeur lauréat de linguistique [Le titre de professeur lauréat est décerné aux universitaires les plus éminents en reconnaissance de leurs réalisations et de leur contribution exceptionnelle à leur domaine d’études et à leur université, NdT] et titulaire de la chaire Agnese Nelms Haury du Programme sur l’environnement et la justice sociale de l’université d’Arizona. Il est l’un des chercheurs les plus fréquemment cités dans le monde et un intellectuel reconnu considéré par des millions de personnes comme un trésor national et international, Chomsky a publié plus de 150 ouvrages sur la linguistique, la pensée politique et sociale, l’économie politique, l’étude des médias, la politique étrangère des États-Unis et les affaires mondiales. Ses derniers livres sont The Secrets of Words (avec Andrea Moro ; MIT Press, 2022) (Le mystère des mots, non traduit) ; The Withdrawal : Iraq, Libya, Afghanistan, and the Fragility of US Power, avec Vijay Prashad (Le repli : Irak, Libye, Afghanistan, et la fragilité de la puissance américaine, non traduit, The New Press, 2022) ; et The Precipice : Neoliberalism, the Pandemic and the Urgent Need for Social Change (avec C. J. Polychroniou ; Haymarket Books, 2021) (Le Précipice : néolibéralisme, pandémie et urgence d’un changement social, non traduit).
C.J. Polychroniou : La 27e session de la Conférence des parties (COP27) à la Convention-cadre des Nations Unies sur le changement climatique (CCNUCC) se tiendra en Égypte du 6 au 18 novembre 2022. Près de 200 pays vont se réunir pour tenter une nouvelle fois de faire face au dérèglement climatique. La COP26, qui s’est tenue à Glasgow à peu près à la même époque l’année dernière, avait été saluée comme « notre dernier meilleur espoir », mais elle n’a pas donné grand-chose car trop de compromis ont été passés. Pour la COP27, on peut espérer que le monde fixera des exigences plus strictes en matière de réduction des émissions de gaz à effet de serre, compte tenu des conséquences de plus en plus évidentes du réchauffement de la planète. Noam, s’agit-il d’une réunion importante sur le climat ? Peut-on s’attendre à une percée, ou s’agira-t-il d’un nouvel effort international futile pour inverser le changement climatique ? En effet, quels sont les obstacles qui empêchent les gouvernements de freiner, voire d’inverser, le réchauffement de la planète ? N’est-il pas déjà évident que le monde se trouve au bord d’un précipice climatique ? Les preuves en sont accablantes. Quels sont les obstacles qui nous interdisent de nous écarter de l’abîme ?
Noam Chomsky : Les décisions des gouvernements sont en général le reflet de la répartition du pouvoir dans la société. Pour reprendre la formulation d’Adam Smith dans son ouvrage classique, « Les maîtres de l’humanité » – à son époque, il parlait des marchands et des industriels d’Angleterre – sont les « principaux architectes » de la politique gouvernementale et agissent pour garantir que leurs propres intérêts seront « tout particulièrement pris en compte », quelles que soient les conséquences « désastreuses » pour le bien-être général. Si les gouvernements n’ont pas agi de manière à prévenir les catastrophes, c’est parce que leurs principaux architectes ont des priorités plus importantes.
Regardons cela de plus près. Le gouvernement américain vient d’adopter un projet de loi sur le climat, une bien pâle copie de ce qui avait été proposé par l’administration Biden sous la pression de l’activisme climatique populaire, qui n’a finalement pas pu rivaliser avec le pouvoir des vrais maîtres du monde des affaires. Cette pâle copie n’est pas dénuée de sens. Elle est toutefois fondamentalement insatisfaisante dans sa portée, et elle est également grevée de mesures destinées à garantir que les intérêts des maîtres sont « très particulièrement protégés. »
Dans le projet de loi que les maîtres étaient prêts à accepter, on compte d’importantes subventions gouvernementales qui « font déjà avancer de grands projets pétroliers et gaziers qui pourraient avoir une lourde empreinte carbone, des entreprises comme ExxonMobil, Sempra et Occidental Petroleum étant extrêmement bien positionnées pour obtenir de gros bénéfices », rapporte le Washington Post. L’un des moyens permettant de satisfaire les désirs des maîtres est « une énorme liasse de billets » pour la capture du carbone – une phrase qui signifie : « Continuons d’empoisonner l’atmosphère librement et peut-être qu’un jour quelqu’un trouvera un moyen d’éliminer les poisons ».
Voilà qui est trop gentil. C’est bien pire. « Le paradoxe du piégeage du carbone réside dans le fait que l’endroit où il connaît le plus de succès est aussi l’endroit où on extrait le plus de pétrole du sol. Tous les grands projets construits aux États-Unis à ce jour, à l’exception d’un seul, sont destinés à permettre aux entreprises de combustibles fossiles de capturer le carbone piégé afin de l’injecter dans des puits souterrains pour en extraire le brut. »
Les cas concrets seraient comiques si les conséquences n’en étaient aussi graves. Ainsi, « des subventions très lucratives incitent les entreprises à forer des puits de gaz dans les sites qui se révèlent être les plus défavorables au climat, là où la concentration de CO2 dans le combustible est particulièrement élevée. Le CO2, un puissant gaz à effet de serre, est inutile pour fabriquer du carburant, mais les crédits d’impôt sont accordés en fonction du nombre de tonnes de CO2 que les entreprises piègent. »
Il est difficile de croire que telle est la réalité. Mais pourtant ça l’est. C’est ce que devient le capitalisme 101 quand les maîtres sont au pouvoir. [ du livre de Leon A. Weinstein : « Capitalisme 101 » est une attaque contre les notions de solidarité et de partage forcés. Il appelle à un changement dans la façon dont nous gouvernons nos démocraties occidentales, NdT].
D’autres exemples illustrent les mêmes priorités. Le pergélisol de l’Arctique contient d’énormes quantités de carbone et commence à fondre car l’Arctique se réchauffe beaucoup plus vite que le reste du monde. Les scientifiques d’une major pétrolière, ConocoPhillips, ont découvert un moyen de ralentir le dégel du permafrost. Dans quel but ? « Pour le garder suffisamment résistant pour permettre d’y forer du pétrole, dont la combustion va continuer à aggraver la fonte des glaces », selon le New York Times.
La course effrénée à la destruction est bien plus générale. De nouveaux champs sont ouverts à l’exploration. On assiste à une expansion considérable des oléoducs, avec « plus de 24 000 km d’oléoducs prévus dans le monde », ce qui montre « une volonté quasi délibérée de ne pas atteindre les objectifs climatiques. »
Dans ce contexte, la meilleure solution consiste en une mobilisation de masse à même de contraindre tous les politiciens à rendre des comptes.
Les lobbyistes d’entreprises font même pression sur les États afin que ceux-ci sanctionnent les entreprises (en retirant les fonds de pension, etc.) qui osent ne serait-ce que fournir des informations sur les impacts environnementaux de leurs politiques. Rien n’est laissé au hasard. Toute opportunité de destruction doit être exploitée, aussi minime soit-elle, conformément au scénario de Marx sur le capitalisme devenu frénétique.
Pas vraiment étonnant qu’une fois que Reagan et Thatcher eurent amorcé la présente vague de lutte sauvage des classes, en supprimant toutes les contraintes, les maîtres en aient profité pour poursuivre leur « vile maxime, tout pour nous et rien pour quiconque », comme nous le conseillait Smith il y a 250 ans.
Il y a une certaine logique derrière tout cela. Les règles du jeu sont celles-ci : vous accroissez vos bénéfices et votre part de marché, ou alors vous êtes perdant. Pour se bercer d’illusions, il suffit de garder le mince espoir que notre culture technique trouvera peut-être des réponses.
Il existe une alternative à la marche résolue vers le suicide. La répartition du pouvoir peut être modifiée par une population sensibilisée ayant ses propres priorités qui sont très différentes, telles que survivre dans un monde habitable. Il est possible de contrôler les maîtres actuels et de les amener sur la voie de l’élimination de leur autorité illégitime. Les règles du jeu peuvent être modifiées, et à court terme modifiées suffisamment pour permettre à l’humanité d’adopter les moyens qui ont été décrits en détail pour « éviter l’abîme ».
Polychroniou : Bob, peux-tu nous indiquer où nous en sommes en matière de changement climatique et ce qu’il faut faire pour que le monde atteigne la neutralité carbone d’ici 2050 ?
Robert Pollin : Notre position sur le changement climatique est simple et a été exprimée clairement dans les deux rapports les plus récents, de février et avril 2022, du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), la ressource principale la plus autorisée en matière de recherche sur le changement climatique. En résumant son rapport de février, le GIEC a déclaré que « le changement climatique d’origine humaine provoque des perturbations dangereuses et de grande ampleur pour la nature et affecte la vie de milliards de personnes dans le monde, et ce, même si des efforts sont déployés pour réduire les risques. Les individus et les écosystèmes les moins à même de faire face sont les plus durement touchés. » Le rapport de février décrit la façon dont « l’augmentation des vagues de chaleur, des sécheresses et des inondations dépasse déjà les seuils de tolérance des plantes et des animaux, entraînant la mort massive d’espèces telles que les arbres et les coraux. Ces phénomènes météorologiques extrêmes se produisent simultanément, entraînant des répercussions en cascade de plus en plus difficiles à gérer. Ils ont plongé des millions de personnes dans une insécurité alimentaire et hydrique aiguë, notamment en Afrique, en Asie, en Amérique centrale et du Sud, dans les petites îles et dans l’Arctique. » Je tiens à souligner que des climatologues de renom critiquent régulièrement le GIEC pour avoir sous-estimé notre situation écologique désastreuse.
Ce que nous devons faire pour avoir une chance de stabiliser le climat est également très simple. Le principal facteur de changement climatique est, de loin, la combustion de pétrole, de charbon et de gaz naturel pour produire de l’énergie. En effet, la combustion de carburants fossiles pour produire de l’énergie génère des émissions de CO2. Ces émissions, à leur tour, sont la principale cause du stockage de la chaleur dans notre atmosphère et du réchauffement de la planète. C’est pourquoi, dans son rapport historique de 2018 intitulé « Réchauffement planétaire de 1,5° Celsius », qui a fait date, le GIEC a fixé comme objectifs prioritaires de réduire les émissions mondiales de CO2 d’environ 50 % à partir de 2030 et de faire en sorte que le globe atteigne des émissions nettes zéro d’ici 2050. Dans son rapport de 2018, le GIEC est arrivé à la conclusion, et l’a souligné avec encore plus d’insistance dans ses études de 2022, qu’il est impératif de stabiliser le climat mondial à 1,5 degré Celsius (1,5°C) au-dessus des niveaux de température moyens préindustriels pour avoir une quelconque chance de réduire significativement, voire de prévenir, les « dérèglements dangereux et généralisés de la nature qui affectent la vie de milliards de personnes dans le monde. »
Il est donc clair que pour faire avancer un programme viable de stabilisation du climat, le projet le plus important consiste à éliminer progressivement la consommation de pétrole, de charbon et de gaz naturel dans la production d’énergie. Alors que les infrastructures énergétiques à base de combustibles fossiles seront progressivement réduites à zéro d’ici 2050, nous devrons parallèlement construire une infrastructure énergétique mondiale entièrement nouvelle dont les pièces maîtresses seront des sources d’énergie renouvelables propres et à haut rendement, principalement l’énergie solaire et éolienne. Il est évident que les gens auront encore besoin de consommer de l’énergie, quelle que soit la source disponible, pour éclairer, chauffer et refroidir les bâtiments, pour faire fonctionner les voitures, les bus, les trains et les avions, et pour faire fonctionner les ordinateurs et les machines industrielles, entre autres. En outre, tout programme égalitaire de stabilisation du climat un tant soit peu décent – ce que nous pourrions appeler un New Deal vert mondial – entraînera une augmentation significative de la consommation d’énergie pour les personnes à faibles revenus dans le monde entier.
L’autre grand moteur du changement climatique est l’agriculture industrielle dans ses multiples facettes. Il s’agit notamment de la forte dépendance à l’égard des engrais à base de gaz naturel ainsi que des pesticides et herbicides synthétiques pour accroître la productivité des sols. Cela englobe également la déforestation, dont l’objectif principal est d’augmenter la superficie de terres disponibles pour le pâturage du bétail et encore davantage d’agriculture industrielle. S’attaquer à ces causes du changement climatique est, du moins en principe, également simple. Il suffira de remplacer l’agriculture industrielle par des pratiques d’agriculture biologique qui reposent sur la rotation des cultures, les fumiers animaux et le compostage comme engrais et la lutte biologique contre les parasites. Cela signifie que les humains doivent manger moins de viande bovine, ce qui libère les pâturages pour les cultures biologiques. Cela signifie également qu’il faut mettre fin à la déforestation, en particulier dans la forêt amazonienne, qui est « le poumon de la Terre ». C’est la raison pour laquelle, comme Noam l’a souligné dans une récente interview, il est absolument impératif, ne serait-ce que pour la question du climat, que Lula batte Jair Bolsonaro lors de l’élection présidentielle brésilienne du 30 octobre. Bolsonaro ne recule devant rien pour détruire la forêt amazonienne s’il y a de l’argent à gagner, alors que Lula s’est engagé à préserver et à reboiser la forêt amazonienne.
Si nous ne prêtons attention qu’à la Chine, aux États-Unis et aux pays de l’Union européenne, nous continuons de négliger les pays qui sont responsables de la production de près de la moitié des émissions mondiales totales actuelles.
Donc, pour répondre à vos deux questions – où nous en sommes aujourd’hui en matière de changement climatique et ce qu’il faut faire – nous aurons une vision plus claire après les élections du 30 octobre au Brésil. Nous pouvons également extrapoler à partir de la situation du Brésil. En effet, partout dans le monde, nous devons élire des personnes comme Lula et vaincre tous les négationnistes du climat et ceux qui font l’apologie de l’industrie des combustibles fossiles, c’est-à-dire tous les Bolsonaro dans toutes les régions du monde.
Dans le même temps, la politique électorale en elle-même ne constituera jamais un plan d’action suffisant. Même des dirigeants politiques respectueux des principes comme Lula peuvent être tentés de s’écarter d’un programme énergique de « New Deal vert » face aux pressions énormes exercées par les entreprises de combustibles fossiles qui continuent de s’enrichir en détruisant la planète. Ici, il n’y a qu’une seule solution : une mobilisation de masse capable d’obliger tous les politiciens à rendre des comptes. Ces dernières années, le monde entier a connu un formidable activisme climatique, emmené par les jeunes. Cet activisme doit simplement s’intensifier et continuer à avoir de plus en plus d’impact.
Pour être plus précis, les investissements nécessaires pour renforcer de façon spectaculaire les normes d’efficacité énergétique et pour accroître tout aussi spectaculairement l’offre mondiale de sources d’énergie propres constitueront un des principaux facteurs de création de nouveaux emplois, dans toutes les régions du monde. C’est une excellente nouvelle, pour autant que ce soit le cas. Mais rien ne garantit que ces nouveaux emplois seront des emplois de qualité. Après tout, nous fonctionnons toujours dans le cadre du capitalisme. Les militants pour le climat doivent donc unir leurs forces à celles des syndicats et des autres acteurs du monde du travail pour lutter en faveur de salaires corrects, d’avantages sociaux et de conditions de travail satisfaisantes pour ces millions de nouveaux emplois dans le domaine de l’énergie propre. Dans le même temps, l’élimination progressive de l’industrie mondiale des combustibles fossiles entraînera des pertes à grande échelle pour les travailleurs et les communautés qui dépendent actuellement de l’industrie des combustibles fossiles. Assurer une transition équitable pour ces travailleurs et ces communautés doit également être au centre du New Deal vert mondial.
La transition énergétique a connu récemment des évolutions positives. Les investissements dans les énergies renouvelables propres ont augmenté au cours des deux dernières années, à un rythme d’environ 12 % par an. Cela contraste fortement avec les cinq années qui ont immédiatement suivi la grande conférence COP21 à Paris en 2015, au cours desquelles les investissements mondiaux dans les énergies propres ont augmenté d’un taux annuel dérisoire de 2 %.
Ce récent pic d’investissements dans les énergies propres est alimenté par le fait que les coûts de l’énergie solaire et éolienne baissent de façon spectaculaire et sont désormais inférieurs à ceux des combustibles fossiles et du nucléaire. Ainsi, en 2020, le coût moyen de l’électricité produite à partir de combustibles fossiles se situait entre 5,5 et 14,8 cents du kilowattheure [ dollar et euro sont à ce jour pratiquement paritaires, NdT] dans les économies à revenu élevé. Ces coûts ont ensuite fortement augmenté en 2021, en raison de la rupture de la chaîne d’approvisionnement de l’industrie des combustibles fossiles après les confinements dus à la COVID et de l’invasion de l’Ukraine par la Russie. En revanche, depuis 2021, les installations solaires photovoltaïques produisent de l’électricité à 4,8 cents du kilowattheure et l’éolien terrestre à 3,3 cents. De plus, les coûts moyens du solaire ont chuté d’environ 90 % entre 2010 et 2021. Les coûts moyens du solaire et de l’éolien devraient continuer à baisser au fur et à mesure des progrès technologiques, tant que l’expansion mondiale rapide de ces secteurs se poursuivra.
Dans le même temps, ces évolutions positives doivent être mises en balance avec la triste réalité du terrain : à ce jour, rien ne prouve que les émissions mondiales de CO2 ont commencé à diminuer. Une modeste réduction s’est produite en 2020 en raison des confinements COVID dans le monde. Mais en 2019, les émissions mondiales de CO2 s’élevaient à 37 milliards de tonnes. Cela représente une augmentation de 50 % par rapport à 2000 et de 12 % ne serait-ce que par rapport à 2010. Généralement parlant, la transition depuis une infrastructure énergétique mondiale dominée par les combustibles fossiles jusqu’à une infrastructure à haut rendement et dominée par les énergies renouvelables, ainsi que la préservation des forêts tropicales et une infrastructure agricole dominée par l’agriculture biologique doivent être considérablement accélérées pour avoir une chance d’atteindre les objectifs de stabilisation du climat fixés par le GIEC.
Il nous faut également reconnaître que cette transition doit avoir lieu partout, dans tous les pays, quelles que soient leurs émissions actuelles ou indépendamment de leurs niveaux de revenus. Pour s’en convaincre, il suffit de procéder à un simple décompte des émissions mondiales. À l’heure actuelle, la Chine et les États-Unis sont de loin les principaux responsables des émissions totales actuelles. En effet, pour la Chine elles représentent 31 % du total mondial actuel et pour les États-Unis il s’agit de 14 %. Donc, si on additionne les émissions de la Chine et celles des États-Unis, on arrive à 45 % du total mondial. Mais nous pouvons analyser cette même statistique sous un angle inverse : même après avoir additionné les niveaux d’émissions de la Chine et celles des États-Unis, il nous manque encore 55 % du total des émissions mondiales. On peut ensuite ajouter les émissions totales des 27 pays de l’Union européenne. On obtient ainsi un pourcentage supplémentaire de 8 %, ce qui nous amène à 53 % du total. Cela signifie que si nous ne nous intéressons qu’à la Chine, aux États-Unis et aux pays de l’Union européenne, nous négligeons encore les pays responsables de près de la moitié des émissions mondiales actuelles. En fait, chaque région a son importance si notre objectif est vraiment d’atteindre zéro émission nette au niveau mondial d’ici 2050 au plus tard. Zéro émission c’est vraiment zéro, partout.
Polychroniou : On a qualifié la COP27 de COP de l’Afrique. Le continent africain ne contribue en effet qu’à hauteur de 3 % aux émissions de gaz à effet de serre, mais souffre de manière disproportionnée de leurs effets négatifs. La question de savoir qui doit payer pour les « préjudices et dommages » liés à la crise climatique occupera certainement le devant de la scène lors de la COP à venir. Que pensez-vous de cette question ? Nous savons déjà, par exemple, que l’UE ne cautionnera pas les négociations sur le financement des dommages climatiques lors de la COP, et je ne pense pas que nous devions nous attendre à une attitude différente de la part des États-Unis. Y a-t-il des arguments en faveur des réparations climatiques ? Existe-t-il une meilleure option ?
Pollin : D’un point de vue historique, les pays à revenu élevé, à commencer par les États-Unis, mais aussi le Canada, l’Europe occidentale, l’Europe et l’Australie, sont presque entièrement responsables des émissions de gaz à effet de serre et du changement climatique. Ils devraient donc être les principaux acteurs du financement du New Deal vert mondial. Mais plus récemment, comme je l’ai indiqué plus haut, la Chine produit des émissions beaucoup plus importantes que tout autre pays. Par conséquent, on ne peut pas laisser la Chine hors du jeu en tant que source de financement de la lutte contre le changement climatique.
Mais il nous faut également reconnaître que l’empreinte carbone des personnes à hauts revenus, dans tous les pays et toutes les régions, est beaucoup plus importante que celle des autres. L’empreinte carbone moyenne d’une personne appartenant aux 10 % les plus riches de la population mondiale est 60 fois supérieure à celle d’une personne appartenant aux 10 % les plus pauvres. De ce point de vue, le financement d’un New Deal vert mondial doit peser de manière exponentielle sur les riches de tous les pays.
Toutefois, d’une manière plus générale, il n’est ni pertinent ni productif de considérer la question du financement de la transformation du système énergétique comme étant simplement la question de savoir qui doit assumer quelle proportion de la charge globale. Nous devons également reconnaître que la responsabilité globale n’est en fait pas excessivement importante et que la construction d’une économie verte mondiale engendrera par ailleurs des avantages et des opportunités considérables. Considérons, par exemple, ce qui suit :
Selon mes propres recherches et celles d’autres personnes, un programme mondial de stabilisation du climat qui permettrait d’atteindre l’objectif de zéro émission d’ici 2050 nécessitera des investissements dans les énergies propres à hauteur d’environ 4 500 milliards de dollars par an jusqu’en 2050. Au total, cela représente environ 120 000 milliards de dollars sur l’ensemble de la période. Vu sous un certain angle, ces chiffres sont impressionnants. Pourtant, ils ne représentent en moyenne qu’environ 2,5 % du revenu mondial total (PIB) d’ici à 2050. En d’autres termes, nous pouvons transformer le système énergétique mondial et sauver la planète tout en continuant à consacrer environ 97 % du revenu mondial total à tout autre chose que des investissements dans les énergies propres. Et ce, alors que les revenus moyens augmentent au fil du temps.
Avec le temps, on amortira la dépense due à la création d’une infrastructure énergétique mondiale propre et cela permettra à tous les consommateurs d’énergie de faire des économies. En effet, les investissements en matière d’efficacité énergétique signifient, par définition, qu’il faut dépenser moins d’argent pour obtenir la même quantité de services énergétiques, par exemple pour garder sa maison bien éclairée et chaude en hiver. En outre, comme je l’ai indiqué plus haut, le coût de la fourniture d’un kilowatt d’électricité à partir de sources d’énergie renouvelables est déjà inférieur, en moyenne, à celui de la fourniture du même kilowatt à partir de combustibles fossiles ou de sources d’énergie nucléaire, et les coûts des énergies renouvelables sont en baisse.
La mise en place d’une infrastructure d’énergie propre se fera de manière plus décentralisée que l’actuelle infrastructure de combustibles fossiles, à forte intensité de capital et dominée par les grandes entreprises. On peut installer des panneaux solaires sur les toits, les parkings et dans son propre quartier. On peut installer des éoliennes sur des terres agricoles sans pour autant compromettre la productivité des cultures ou de l’élevage. Ainsi il sera possible d’étendre l’accès à l’énergie aux communautés à faibles revenus du monde entier, y compris dans les régions rurales des pays à faibles revenus. Près de la moitié des habitants de ces régions n’ont actuellement aucun accès à l’électricité.
Par conséquent, il convient de considérer la construction de cette économie mondiale de l’énergie propre comme une formidable occasion pour les investisseurs et les consommateurs, notamment les petits investisseurs tels que les entreprises coopératives publiques et privées.
Ceci étant dit, il sera bien sûr toujours nécessaire de débloquer les fonds de départ pour les investissements initiaux. Ce ne sont pas les grosses sommes d’argent qui manquent et elles peuvent être utilisées à cette fin et de manière équitable. Nous pouvons commencer par transférer des fonds provenant des budgets militaires de tous les pays. Étant donné que le budget militaire des États-Unis représente 40 % des dépenses militaires mondiales, le transfert de, disons, 5 % de toutes les dépenses militaires vers des investissements climatiques mondiaux signifiera que la part américaine des fonds s’élèvera également à environ 40 % du total mondial. Nous pouvons également éliminer les subventions actuelles aux combustibles fossiles dans tous les pays et les convertir en subventions aux énergies propres. Les banques centrales des pays riches peuvent acheter des obligations vertes pour soutenir les investissements dans leur propre pays et dans le monde. Elles recevront ensuite les revenus qui seront générés par ces investissements. Les banques centrales des pays riches n’ont pas hésité à fournir massivement des fonds pour soutenir les marchés financiers pendant les confinements dûs à la COVID, et ce, à hauteur de 10 % ou plus des PIB respectifs de leurs pays. Le fonds mondial d’obligations vertes pourrait représenter un dixième de la taille de ces programmes de relance. Enfin, les taxes sur le carbone peuvent constituer une source de financement fiable à condition que ce soit les consommateurs à haut revenu qui en supportent majoritairement la charge et que la majeure partie des recettes générées par la taxe soit reversée aux consommateurs d’énergie ayant des revenus moyens ou faibles.
Le financement d’un New Deal vert mondial doit peser de manière exponentielle sur les riches de tous les pays.
Par la suite, le projet de financement mondial devra également être soutenu par des investisseurs privés, à un niveau au moins égal à celui des fonds publics. Or, nous savons que les investisseurs privés ne fourniront jamais de fonds suffisants à moins que ne soient instaurées des politiques publiques imposant des limites strictes quant aux possibilités de profit offertes par les investissements dans les combustibles fossiles, quand elles ne les éliminent pas purement et simplement. L’impôt exceptionnel sur les bénéfices des compagnies pétrolières proposé au Congrès américain par le sénateur Sheldon Whitehouse et le représentant Ro Khanna est un bon point de départ.
La nécessité de telles mesures est devenue encore plus évidente depuis le fiasco entourant les engagements pris par les principales institutions financières privées à l’issue de la conférence sur le climat COP26 de l’année dernière à Glasgow. L’événement le plus marquant de la conférence de Glasgow a sans doute été la formation de la Glasgow Financial Alliance for Net Zero (GFANZ), un groupe d’environ 500 entreprises du secteur financier détenant 130 000 milliards de dollars d’actifs, soit environ un tiers des actifs financiers privés mondiaux. Lors de la conférence, les membres du GFANZ ont engagé leurs institutions à soutenir les investissements qui permettront de mettre en place une économie mondiale à émissions nulles d’ici 2050. Mais aujourd’hui, bon nombre des principaux acteurs de la coalition renoncent à leurs engagements. L’explication en est simple, comme le rapporte Bloomberg Green : « Le retour en grâce des combustibles fossiles, en particulier du charbon, peut expliquer en partie le fléchissement de la détermination de décarboner. Les prêts bancaires mondiaux aux entreprises de combustibles fossiles ont augmenté de 15 % pour atteindre plus de 300 milliards de dollars au cours des neuf premiers mois de cette année par rapport à la même période en 2021. » Justin Guay, directeur de la stratégie de financement climatique du Sunrise Project, a parfaitement résumé la situation en déclarant : « Les banques étaient bien contentes de s’inscrire au grand concours de fanfaronnades lors de la COP26 et grâce à cela d’être chaudement applaudies. Mais lorsqu’elles ont réalisé que le monde attendait d’elles qu’elles fassent ce qu’elles avaient dit qu’elles feraient, elles ont cherché tous les prétextes possibles pour se soustraire à cette responsabilité. »
Polychroniou : Noam, que pensez-vous de cette question ? La soi-disant « triple urgence » – c’est-à-dire responsabilité, atténuation et adaptation – doit être abordée par les pays les plus responsables de la dégradation du climat, selon les activistes climatiques et divers gouvernements du Sud, dont l’Égypte, hôte de la COP27.
Chomsky : Nous pouvons nuancer la question. Plus précisément, ce sont les riches des pays riches qui sont les plus responsables de la dégradation du climat, et de bien davantage encore. En ce moment, les travailleurs des super riches États-Unis sont victimes d’une grave inflation, dont une grande partie est due à la forte hausse des prix du pétrole elle-même due à l’invasion russe de l’Ukraine. Pendant ce temps, le complexe industriel des combustibles fossiles voit ses profits s’envoler de façon faramineuse. Un remède à court terme serait une taxe sur leur quête rapace conforme à la maxime infâme, comme le propose la législation visant à lutter contre l’arnaque des prix du pétrole présentée par les sénateurs Sherrod Brown et Sheldon Whitehouse, les recettes allant directement aux consommateurs. Des mesures beaucoup plus ambitieuses peuvent facilement être envisagées.
Ces questions doivent être considérées dans le contexte de la guerre de classe néolibérale des 40 dernières années, qui a vu quelque 50 000 milliards de dollars passer dans les poches des 1% de super-riches. Bob Pollin nous rappelle que l’augmentation régulière des salaires réels s’est arrêtée dans les années 70, alors que se dessinait la stratégie patronale contre les travailleurs et les pauvres, avec les vannes ouvertes par Reagan et Thatcher. Si les salaires réels avaient continué de suivre les gains de productivité, « le salaire horaire moyen du travailleur en 2021 aurait été de 61,94 dollars et non de 25,18 dollars ». Et si on avait mis un frein à cette offensive contre la population, la rémunération des PDG des grandes entreprises ne serait pas passée « de 33 fois supérieure à celle du travailleur moyen en 1978 à 366 fois supérieure en 2019 – c’est-à-dire une rémunération relative plus que décuplée. » Ce n’est qu’une partie des graves coups portés aux travailleurs et aux pauvres auxquels on peut s’attendre, pour des raisons institutionnelles, une fois les rênes lâchées.
Tout ceci est le contexte dans lequel il faut considérer la « triple urgence ». Le New Deal vert mondial devrait affronter ces questions directement et avec détermination, non seulement en se préoccupant comme il se doit des pays victimes du réchauffement climatique, mais aussi en mettant fin aux prédations des siècles passés, qui ont parfois pris des formes vraiment sauvages comme au cours des récentes années néolibérales.
La crise actuelle est trop pressante pour le changement social radical que nous devrions envisager, mais les efforts pour le mener à bien devraient aller de pair avec la réponse aux exigences immédiates. Si les institutions capitalistes traditionnelles sont maintenues, le New Deal vert mondial ne pourra pas aller aussi loin que nécessaire pour permettre un monde vivable qui privilégie la liberté et la justice.
Polychroniou : Il se peut que le New Deal vert mondial représente notre seul espoir de parvenir à relever efficacement le défi du réchauffement climatique tout en engageant l’économie mondiale sur la voie d’un développement durable. Pourtant, lors de la COP 26, il ne faisait pas partie des préoccupations en matière de décarbonation et il ne figure pas à l’ordre du jour de la COP27. Pourquoi ?
Chomsky : Qui se réunit dans les salles majestueuses où sont élaborés les ordres du jour ?
Revenons à notre discussion sur les réalisations de la COP26. La plus enthousiasmante, celle qui a suscité beaucoup d’euphorie, a été l’engagement des grandes institutions financières privées à consacrer jusqu’à 130 000 milliards de dollars à des projets aussi nobles que le câblage de l’Afrique en énergie solaire. Le marché à la rescousse ! – avec toutefois une petite note de bas de page, comme l’économiste politique Adam Tooze a eu l’amabilité d’ajouter. Les géants de la finance seront heureux d’apporter leur généreuse contribution au New Deal vert mondial si le Fonds monétaire international et la Banque mondiale « atténuent les risques » des prêts en absorbant les pertes et « si le prix fixé pour le carbone donne aux énergies propres un avantage concurrentiel. »
Tant que la vile maxime est bien en place, leur munificence n’a pas de limites.
Nous en revenons aux mêmes conclusions. Le New Deal vert mondial ne peut être retardé, mais il doit aller de pair avec la prise de conscience et la mise en œuvre de mesures visant à contraindre et finalement à démanteler les structures institutionnelles de l’autocratie capitaliste.
Polychroniou : Bob, vous êtes l’un des principaux défenseurs du Green New Deal mondial. Pourquoi ce projet ne gagne-t-il pas en popularité ? Serait-il trop idéaliste pour être au goût de la réalité, où les intérêts nationaux règnent encore en maître ? Si oui, que faut-il faire ?
Pollin : Comme j’ai essayé de le faire passer dans mes réponses ci-dessus, je ne considère pas le New Deal vert mondial comme idéaliste. Je le vois plutôt comme étant le seul programme réaliste permettant d’atteindre les objectifs de stabilisation du climat fixés par le GIEC tout en développant des opportunités d’emplois décents et en augmentant le niveau de vie de la population dans toutes les régions du monde, quel que soit le niveau de développement. Cela implique notamment un meilleur accès des populations à une énergie à faible coût dans le monde entier. En tant que tel, le New Deal vert mondial devrait susciter un soutien massif, tant chez toutes les personnes qui sont impliquées dans la lutte contre le changement climatique que chez celles dont l’objectif premier est de payer leur loyer et de manger à leur faim.
Ce niveau de soutien ne peut être atteint que grâce à la mobilisation et à l’éducation. Pour prendre un exemple, depuis plus de dix ans, les militants du monde du travail et de l’environnement, tels que ceux associés au Labor Network for Sustainability et à la BlueGreen Alliance aux États-Unis, s’efforcent de créer des coalitions solides. Contre toute attente, ils ont commencé à remporter des victoires importantes. Ainsi, en Californie, le syndicat représentant les travailleurs des raffineries de pétrole de l’État a approuvé un solide programme d’investissement vert et de transition solidaire et équitable.
Bien entendu, de telles mesures et des initiatives du même type se heurtent à l’opposition inexorable des multinationales du secteur des combustibles fossiles et de l’ensemble des intérêts qui leur sont liés. Un programme mondial clair et cohérent de New Deal vert mondial constituera un outil utile dans la lutte en cours pour sauver la planète.
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C. J. Polychroniou est économiste politique/scientifique politique, auteur et journaliste. Il a enseigné et travaillé dans de nombreuses universités et centres de recherche en Europe et aux États-Unis. Actuellement, ses principaux intérêts de recherche portent sur l’intégration économique européenne, la mondialisation, le changement climatique, l’économie politique ainsi que la politique des États-Unis et la déconstruction du projet politico-économique du néolibéralisme. Il contribue régulièrement à Truthout et est membre du Public Intellectual Project de Truthout. Il a publié de nombreux livres et plus de 1000 articles qui sont parus dans une variété de revues, de magazines, de journaux et de sites d’information populaires. Nombre de ses publications ont été traduites en plusieurs langues étrangères, notamment en arabe, chinois, croate, espagnol, français, grec, italien, néerlandais, portugais, russe et turc. Ses derniers livres sont Optimism Over Despair : Noam Chomsky On Capitalism, Empire, and Social Change (2017) ; Climate Crisis and the Global Green New Deal : The Political Economy of Saving the Planet (avec Noam Chomsky et Robert Pollin comme principaux auteurs) ; The Precipice : Neoliberalism, the Pandemic, and the Urgent Need for Radical Change, une anthologie d’entretiens avec Chomsky publiée à l’origine sur Truthout et rassemblée par Haymarket Books ( 2021) ; et Economics and the Left: Interviews with Progressive Economist (2021).
Source : C. J. Polychroniou, Noam Chomsky, Truthout – 23-10-2022 Traduit par les lecteurs du site Les-Crises