C’est en Afrique où le discours a trouvé de suite le plus grand écho. Poutine semble y disposer d’une popularité qui gagne peu à peu tout le continent. Elle est portée par une jeunesse désormais instruite, à l’intelligence et la lucidité stupéfiantes et qui prend la tête de ce qui apparait bien comme une nouvelle lutte de libération. Mais celle-ci s’appuie cette fois-ci sur des forces bien plus armées culturellement.
Le mouvement est si fort qu’il gagne les armées africaines et notamment les jeunes officiers. Qu’y a-t-il dans ce discours qui suscite un tel enthousiasme et une telle adhésion.
Un réquisitoire exhaustif contre la domination occidentale
Poutine parle sans ambages. Il n’est d’évidence pas un idéologue. Il dit les choses directement, simplement, clairement. Et il les dit toutes: l’esclavagisme en Afrique, le colonialisme, le racisme, le génocide des Amérindiens et les autres génocides, les agressions sans fin contre les peuples, les dernières d’entre elles, la Yougoslavie, l’Irak, la Libye, la Syrie
Rien n’est oublié dans le réquisitoire de Poutine, y compris les bombes d’Hiroshima et de Nagasaki, qui «n’avaient même pas de justification militaire» précise-t-il, un crime contre l’humanité absolu, sur lequel les Japonais eux-mêmes sont resté silencieux, prostrés, comme sidérés historiquement, cherchant à oublier l’innommable. Il en reparle d’autant plus que c’est la seule fois où on n’a pas hésité à utiliser la bombe nucléaire contre un peuple et que, d’après lui, ceux qui l’ont déjà fait pourraient être tentés de le refaire.
On n’a jamais entendu un tel discours. Poutine n’oublie rien comme s’il voulait présenter la facture de plusieurs siècles de domination occidentale. Le réquisitoire est impitoyable, exhaustif. Dans le monde, notamment non occidental, les peuples écoutent surpris, étonnés, ravis, séduits, puis enthousiasmés. Poutine dit tout ce qu’ils pensaient déjà, ce qu’ils savaient déjà, ce qu’ils ont vécu dans leur chair, mais il en fait une nouvelle synthèse. Certes d’autres l’ont dit déjà en partie, avant lui, et se sont levés contre cette hégémonie ces dernières décennies, Saddam Hussein, Kadhafi, mais ils l’ont payé de leur vie, et par la destruction impitoyable de leur pays par les États-Unis et leurs alliés.
Mais aujourd’hui c’est diffèrent, tout le monde le sent, car ce discours cette fois n’est pas celui d’un petit État, mais d’un État qui s’appuie sur une puissance militaire incontournable. Il s’appuie aussi sur un changement de rapport de forces économiques, avec la montée en puissance irrésistible de la Chine qui dénonce elle aussi l’hégémonisme américain. C’est ce qui fait que le discours de Poutine peut, cette fois-ci, dresser le bilan terrible de ces siècles d’hégémonie occidentale, tout en pouvant annoncer désormais raisonnablement au monde la fin de celle-ci.
Ce discours contre l’hégémonie occidentale est désormais systématisé. Il devient une nouvelle idéologie de libération dans le monde. Il se diffuse comme une trainée de poudre.
La Russie paie en roubles
Le discours de Poutine s’oppose au projet d’occidentalisation du monde. Le terme d’occidentalisation est peut-être plus juste que celui de «mondialisation» car il recouvre les deux aspects, économique et culturelle, de la domination exercée jusqu’à présent par l’Occident.
Économique avec le pillage des richesses, ou leur appropriation et leur drainage sous des formes diverses, mais aussi avec ses conséquences culturelles à travers l’aliénation des esprits.
Un bon exemple de cette aliénation sont les rapports hiérarchiques qui s’établissent entre les monnaies nationales. Ce n’est pas un hasard si cet aspect est un des volets essentiels du discours de Poutine. L’imposition du dollar comme référence, comme monnaie de réserve, comme source de richesse, comme la monnaie d’échange par excellence, sa place au sommet des relations financières internationales a abouti culturellement à sa sacralisation, à l’aliénation à son égard, à son fétichisme.Tandis que financièrement il a abouti à un système de relations inégales, et à la fin, à la violation même du droit de propriété sur lequel s’est fondé le libéralisme occidental, comme l’a bien illustré le vol pur et simple des avoirs placés par des États dans les banques occidentales. La Russie paie en roubles, et Poutine annonce la restructuration inévitable des relations financières, la dignité redonnée aux monnaies nationales. Les peuples écoutent, ravis, de voir s’écrouler ces tabous dans lesquels on les avait emprisonnés.
Comme l’Histoire est surprenante
Dans le discours de Poutine, il y a, plus généralement, la remise en cause radicale du côté culturel de l’occidentalisme, celui de l’imposition partout des standards occidentaux, dans les relations sociales, dans la façon de penser, dans la façon de s’habiller, et même dans les représentations de l’identité sexuelle que la théorie occidentale du «genre» veut remettre en question et régenter. Il fallait se soumettre à ces standards au risque d’être traité de sauvage, de barbare. C’est donc la perspective enfin d’un progrès qui est multiple et différent, et qui ne consiste pas à marcher tous, comme des somnambules, dans la même voie, dans la même direction.
Le discours de Poutine vient rompre avec cela aussi lorsqu’il proclame que «personne n’a le droit d’imposer un modèle de société à l’autre»(1) et qu’il fait de l’identité de chaque nation une valeur, un moteur de son progrès.
C’est un autre projet, cette fois-ci réellement universel, qui reconnait la diversité, l’identité, le génie de chaque nation là où l’occidentalisation proposait l’uniformisation.
Comme l’Histoire est surprenante. Au 20ème siècle, on s’attendait à ce que la libération du monde arrive à travers le socialisme et sa généralisation universelle. Mais le socialisme européen avait peut-être péché par son européocentrisme, par sa propension à imaginer un monde où la civilisation, les valeurs démocratiques occidentales s’épanouiraient partout, au bénéfice de tous les peuples, grâce à la libération sociale. Il avait assimilé occidentalisation et progrès. «Le progrès, fait remarquer Poutine, ne consiste pas à aller dans une même direction, mais à parcourir tout le domaine de l’activité historique de l’humanité dans toutes les directions»(1).
Aujourd’hui la Russie et aussi la Chine viennent dire qu’il y a différentes formes de démocraties, différentes formes d’accès au développement économique et que chaque nation doit respecter l’autre et son chemin vers le progrès.
Au centre, la nation
En d’autres termes, le discours de Poutine vient dire que l’hégémonie occidentale est le principal obstacle à la libération de l’humanité, que la libération sociale passe par la libération nationale, qu’il faut l’égalité des nations pour qu’il y ait l’égalité des hommes. Il place la nation au centre de la révolution actuelle. C’est un nationalisme certes, mais un nouveau nationalisme du 21ème siècle, non pas un nationalisme qui recherche la puissance et la domination mais qui se revendique de l’égalité entre nations, et qui veut l’apaisement de la planète. C’est toute une nouvelle approche, c’est une nouvelle synthèse de l’histoire contemporaine, de ses succès, de ses échecs, de la chute de l’URSS jusqu’aux défaites de bien des mouvements populaires, des tentatives un peu partout des peuples et des nations pour se frayer un chemin vers la liberté et l’égalité des nations, à travers des idéologies diverses, qu’elles soient d’inspiration marxiste, religieuse ou nationaliste.
Inséparable de l’idée de nation, celle de l’identité culturelle occupe une grande place dans le discours de Poutine. Cette identité est reconnue, aux côtés des luttes sociales, comme une force historique essentielle, à travers un discours qui proclame le droit de chaque nation «de ne pas se voir imposer des valeurs qui ne sont pas les siennes». Il dit à ce propos :»Le respect des identités nationales et des civilisations est dans l’intérêt de tous, y compris dans celui du soi-disant Occident. Et en perdant sa suprématie, il est devenu rapidement une minorité sur la scène mondiale». «Étant une minorité, la civilisation occidentale n’a pas le droit d’imposer sa vision au reste du monde, »Le droit de cette minorité occidentale à sa propre identité culturelle doit être assuré, certes, mais à égalité avec les autres. Pour Poutine, «Ce sont les sociétés traditionnelles d’Orient, d’Amérique latine, d’Afrique et d’Eurasie qui constituent la base de la civilisation mondiale (1). C’est, chez Poutine, toute une relecture de l’histoire du monde.
Démocratie nationale et démocratie internationale
Dans le discours de Poutine, le conflit en Ukraine est avant tout une guerre contre l’hégémonie occidentale. Ses adversaires, sans peut-être y prendre garde, viennent eux-mêmes le confirmer : le régime ukrainien proclame qu’il est un poste avancé de l’Occident et qu’il en défend les valeurs. L’OTAN, l’Union européenne, les dirigeants occidentaux le proclament eux aussi et disent que c’est avant tout une lutte pour la défense de la démocratie occidentale, de l’ordre mondial perturbé par la Russie. Ils avertissent qu’une victoire de la Russie serait la défaite de l’Occident.
Les peuples du reste du monde, eux, reçoivent le message de Poutine sur la réelle signification du combat de la Russie au-delà de l’Ukraine, c’est-à-dire la lutte contre un monde unipolaire, dominé par la partie occidentale du monde. C’est dans ce message qu’ils reconnaissent leurs aspirations profondes. Dès lors le discours de Poutine devient un élément du rapport de force. Il enthousiasme ici, il fait peur et suscite une opposition rageuse et passionnelle là. Dans sa lutte idéologique contre ce discours, l’Occident va jusqu’à faire ressurgir, de façon assez amusante, les catégories d’impérialisme et de colonialisme produites à l’époque contre lui.
Le discours de Poutine vient dire que le principal obstacle jusqu’à présent à la libération sociale a été l’hégémonie occidentale, la dictature de l’Occident sur le reste du monde. Poutine dit alors «l’Occident n’est pas capable de gouverner seul l’humanité mais il essaie désespérément de le faire. La plupart des peuples du monde ne veulent plus le supporter.
C’est là que réside la principale contradiction de la nouvelle ère». Et il ajoute «comme le disait Lénine, la situation est révolutionnaire»(1), les uns ne pouvant plus diriger, les autres ne pouvant plus accepter la situation. Poutine parle relativement peu de la démocratie par rapport à ce qu’il développe au sujet de la nation.
C’est sans doute parce qu’il place la souveraineté des nations comme condition de la démocratie et que donc, pour lui, la démocratie nationale ne peut s’épanouir sans démocratie internationale, sans le respect de la souveraineté des nations. Il dit à ce sujet: «Pendant des années, les idéologues et les politiciens occidentaux ont répété au monde entier qu’il n’y avait pas d’alternative à la démocratie.
Il est vrai qu’ils parlaient du modèle occidental, dit libéral, de démocratie. Ils ont rejeté toutes les autres variantes et formes de démocratie avec mépris ( ) Mais aujourd’hui, la grande majorité de la communauté mondiale exige la démocratie dans les affaires internationales et n’accepte aucune forme de diktat autoritaire de pays individuels ou de groupes d’États. Qu’est-ce que c’est, sinon l’application directe des principes de la démocratie au niveau des relations internationales ? Je suis convaincu que la véritable démocratie dans un monde multipolaire présuppose avant tout la possibilité pour toute nation, je tiens à le souligner, toute société, toute civilisation de choisir sa propre voie, son propre système socio-politique. Si les États-Unis et l’Union européenne ont ce droit, les pays asiatiques, les États islamiques, les monarchies du golfe Persique et les États des autres continents l’ont aussi » (2).
Un discours post-occidental
Poutine annonce au monde»la fin de la période historique de domination indivise de l’Occident»(1), une nouvelle ère, et l’avènement d’un monde multipolaire. Le discours de Poutine est un discours post-occidental. C’est un discours fondamentalement optimiste de l’avenir du monde, celui où règnera l’égalité des nations, la démocratie internationale et donc la paix, grâce à la fin de la principale cause de la guerre que sont la volonté de domination et d’hégémonie.
Cependant cet avenir se heurte à deux obstacles qui l’obscurcissent :
– le premier c’est la gravité de la situation mondiale actuelle. Poutine n’est pas dans une vision déterministe de l’Histoire et un optimisme béat. Ainsi que le 27 octobre il déclare que «la décennie la plus dangereuse et la plus importante depuis la seconde guerre mondiale nous attend»(1). Poutine le sait donc bien, sa remise en question de la domination des États-Unis sur le monde est en elle-même un facteur de guerre, de mise en danger du monde. L’humanité ne risque-t-elle pas de disparaitre dans un holocauste nucléaire, victime de ses vieux démons?
– ces vieux démons, et c’est le deuxième obstacle, sont dans une vision qui voit l’Histoire comme un éternel recommencement où seule la recherche de la puissance et de la domination compte. C’est hélas le fond même de la pensée occidentale dominante.
En voici un exemple tout récent : d »après le journal américain «The Wall Street», l’administration Biden révélait dernièrement «une nouvelle stratégie de défense selon laquelle la Chine représente la plus grande menace pour la sécurité américaine et appelait à des efforts intensifs pour dissuader Pékin dans les années à venir». Telle est la vision que propose au monde pour l’avenir, et pour l’éternité, l’administration américaine.(3)
L’Humanité est à la croisée des chemins.
Notes
1-Réunion plénière du Valdaï international, Discussion Club, le 27 octobre 2022
2- Discours de Vladimir Poutine au Club Valdaï sur le respect des cultures, 27 octobre 2022
3- «The Wall Street» cité par al Manar, frech.almanar.comlb, 28 octobre 2022
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