Germaine Tillion et l’Algérie

     

 

 «La tâche la plus importante serait peut-être d’entreprendre des recherches sur ce qui remplace actuellement l’orientalisme, de se demander comment l’on peut étudier d’autres cultures et d’autres populations dans une perspective qui soit libertaire, ni répressive ni manipulatrice.»
Edward W. Saïd, 1997, L’orientalisme, l’Orient créé par l’Occident, Paris, Le Seuil, p. 38 (1re publication anglaise, 1978)

Cette année est celle du soixantième anniversaire de l’indépendance de l’Algérie. On commémorera, bien sûr, cet événement. On tentera aussi de faire le bilan des avancées et reculs du pays, depuis 1962. Pour notre part, nous voudrions, à cette occasion, rendre hommage à quelques figures, écrivains et chercheurs, algériens ou amis de l’Algérie, qui ont témoigné, chacune et chacun, des circonvolutions de la société algérienne, dans une perspective anti-coloniale, humaniste et avec une démarche sincère.
La raison n’est pas fortuite. L’Algérie n’est pas un terrain discursif neutre. La colonisation française n’a pas été qu’une entreprise humaine, matérielle, économique. Elle a constitué aussi, et peut-être avant tout, un affrontement idéologique, qui a encore ses effets et se prolonge parfois, d’une autre manière, jusqu’à nos jours. La sortie du Président français Emmanuel Macron, du 30 septembre dernier, en est un exemple. Mais on pourrait trouver, dans plusieurs débats et déclarations en Algérie, dans des positions de certains intellectuels, journalistes, ou citoyens algériens, des traces ou des réminiscences de certaines idées coloniales ou néo-coloniales.
Les sciences sociales et la littérature comparée nous permettent de décrypter les discours et les idéologies qui les sous-tendent. Nous concernant, ces disciplines nous aident à analyser et déconstruire les discours politiques, journalistiques et médiatiques portés sur l’Algérie. Elles nous outillent face à ce que l’intellectuel palestino-américain Edward Saïd appelle, dans le sillage du philosophe Antonio Gramsci, l’hégémonie culturelle : la domination culturelle des classes dirigeantes ; et également, dans notre contexte globalisé, des pays dominants.
Nous souhaiterions, ici, proposer au public algérien une petite initiation à ces disciplines, à partir d’écrits portant sur l’Algérie. Nous brosserons le portrait de témoins disparus ou peu connus, qui ont œuvré à décrire ou raconter l’Algérie dans une perspective alternative, décolonisée, non hégémonique, non manipulatrice.
    Yazid Ben Hounet

Germaine Tillion fut d’abord une ethnologue de l’Algérie, menant une étude approfondie sur les Chaouis dans l’Aurès, puis une femme d’action lors de la guerre d’indépendance. Ce sont ces deux versants de sa vie qui sont ici évoqués.

L’ethnologue des Chaouis et du monde méditerranéen
Après une formation d’ethnologue et d’orientaliste sous la houlette de deux grands maîtres, Marcel Mauss et Louis Massignon, Germaine Tillion (1907-2008) obtient en 1934 des crédits de l’International Society of African Languages and Cultures, qui est basée à Londres, pour étudier les Chaouis dans l’Aurès. Elle effectue ainsi quatre missions dans l’Ahmar Khaddou, les deux dernières de ces missions étant prises en charge par le Centre national de la recherche scientifique (CNRS). Les données ethnographiques recueillies lors de ces missions devaient faire l’objet de la thèse de Germaine Tillion. Cette thèse, à peu près achevée, disparut à Ravensbrück où Germaine Tillion fut déportée pendant 18 mois pour faits de résistance.(1) Des résultats de ce travail de terrain et aussi beaucoup de leçons de méthode sont cependant réunis dans un ouvrage publié en 2002.(2)
Avant de revenir sur les principaux apports de ce livre, disons quelques mots de la méthode mise en œuvre par Germaine Tillion. Une constante dans sa démarche est une quête intransigeante d’exactitude et de vérité. Un second impératif est une longue fréquentation de la population étudiée. «Mais connaissez-vous un moyen de comprendre des sociétés sans vivre avec elles ?»(3) commente-t-elle. Elle dit aussi, pour faire ressortir la spécificité de sa méthode : «Après avoir parlé sans questionner, il faut maintenant apprendre à se taire.»(4) Elle préfère en effet l’écoute aux batteries de questions qui déterminent les réponses. L’enquête ethnographique se double, chez elle, d’une volonté sans faille de rendre service. «J’étais naturellement inclinée à rendre service au plus grand nombre de gens possible.»(5) Du cachet de quinine qui sauve un enfant à l’accueil en France de ses amis algériens, la vie de Germaine Tillion est ponctuée de gestes généreux et désintéressés.
Quels sont donc les principaux domaines de cette longue recherche ? S’étant installée dans le douar de Tadjemout, chez les Ah Abderrahmane, dans le douar le plus pauvre et le moins accessible de l’Aurès, «le plus éloigné des représentants de l’ordre», Germaine Tillion y analyse les activités de production de ces agro-pasteurs, les croyances populaires (les ogres et les ogresses, les djinns lécheurs de sang…), les phénomènes de transe, les noms propres et leur transmission, les jeux de balle et les rituels scandant l’année ; elle établit toujours un parallèle entre ces coutumes et celles attestées jadis dans les provinces françaises ; mais son intérêt principal est l’organisation sociale de cette collectivité ; sur la base de reconstitutions généalogiques, elle étudie le fonctionnement des ferqas, la ferqa étant la plus petite unité sociale à laquelle, au-delà de la famille conjugale, on s’identifie, et le fonctionnement de l’arch qui regroupe plusieurs ferqas ; cet arch est régi par une jemaâ composée de l’ensemble des chefs de famille que Germaine Tillion dénomme les «Grands-Vieux». De cette analyse ressort l’importance de la parenté patrilinéaire : «Pour être parents, écrit-elle, ‘’vraiment parents’’, solidaires pour la vengeance, héritiers les uns des autres, il fallait être cousins en ligne masculine.» C’est cette parenté patrilinéaire qui est le socle de la ferqa : «On aime autant le frère de sa mère que celui du père mais l’oncle paternel a un rang supérieur parce que, lui, il est forcément de la ferqa et on doit le venger… Celui qui est de ma ferqa, il est mon frère.»(8) Pour maintenir l’unité de la ferqa, on pratique une stricte endogamie patrilinéaire : le mariage valorisé est celui qui unit un garçon à sa cousine parallèle patrilatérale, c’est-à-dire à la fille du frère de son père. Autres caractéristiques de ce système, l’inégalité de la position des femmes, le privilège accordé à l’aîné (c’est le principe de séniorité) et, expression de cette solidarité de ferqa, une sensibilité particulière à la moindre atteinte à l’honneur du groupe, qui appelle la vengeance. «La lampe secrète de mes amis chaouïas, c’était l’honneur», écrit Germaine Tillion.(9)
Après la guerre de 1939-1945, ses activités dans la résistance, sa déportation à Ravensbrück, ses interventions dans l’Algérie en guerre (voir infra), Germaine Tillion effectue plusieurs voyages d’étude dans le monde musulman et élargit ainsi son expérience ethnographique. Il en résulte un ouvrage remarquable, Le harem et les cousins (le titre est de l’éditeur, l’auteur ayant proposé, pour sa part, La république des cousins), publié en 1966.
L’apport majeur de Germaine Tillion dans cet ouvrage est d’avoir mis en évidence, au-delà de l’Aurès, la spécificité des structures matrimoniales dans le monde méditerranéen, qui fonctionnent selon un schéma inverse, des «structures élémentaires» dégagées par Claude Lévi-Strauss. Dans les sociétés musulmanes, mais aussi antiques (Égypte, ancien Israël, Grèce, Rome…) et, à titre de vestiges, dans les mondes de la chrétienté latine et orthodoxe du pourtour méditerranéen s’affiche une prédilection pour «vivre entre soi», «pour garder toutes les filles de la famille pour les garçons de la famille»,(10) pour «le mariage avec un parent très proche appartenant à votre lignée». «La noblesse, l’honneur ne peuvent résulter que de l’absence de mélange», disait Ibn Khaldoun et, commente Germaine Tillion, «les plus vieilles aristocraties méditerranéennes y font écho»(11) dans le monde musulman comme dans l’antiquité égyptienne, grecque et latine. Bref, «plus la parenté est proche, plus le mariage est satisfaisant». Aux «républiques des beaux-frères», caractéristiques des sociétés primitives exogames, s’opposent les «républiques méditerranéennes des cousins», prohibant l’échange et ancrées dans l’endogamie patrilinéaire. Alors que, dans les premières, «une solidarité usuelle unit le garçon avec les frères et les cousins de sa femme et avec les maris de ses sœurs», dans les secondes, «les hommes (…) considèrent leurs devoirs de solidarité avec tous leurs parents en ligne paternelle comme plus importants que leurs autres obligations — y compris, bien souvent, leurs obligations civiques et patriotiques.(12) Cette vision endogamique du monde, toujours sur la défensive, s’accompagne d’«un certain idéal de brutalité virile dont le complément est une dramatisation de la vertu féminine».(13) Inculqués dès l’enfance, la suprématie des hommes et l’«écrasement des femmes sont intériorisés par celles-là mêmes qui en sont victimes ».(14) De ce livre, Assia Djebar dira : «Il nous devint ‘’livre-phare’’, œuvre de lucidité plus que de polémique.»
Un des grands mérites du Harem et les cousins et, quelque 35 ans après, du dernier chapitre d’Il était une fois l’ethnographie est de ne pas esquiver la délicate question des frontières géographiques du «système méditerranéen».
Au Sud, là où les pasteurs Ah Abderrrahmane migrent l’hiver, la société berbère semble coupée en deux, une moitié ayant un système matrimonial apparenté à celui des Arabes, l’autre ayant conservé des «structures élémentaires» exogames. Mondes maghrébin et touareg s’opposent ainsi terme à terme sur le plan de l’organisation sociale : mariage préférentiel avec la cousine parallèle patrilatérale, infériorité du statut social de l’épouse (hypogamie), voilement des filles, d’un côté, de l’autre mariage préférentiel avec la cousine croisée matrilatérale (la fille de l’oncle maternel qui est ici «la grande vedette»,(15) hypergamie, voilement des hommes. De cette opposition structurale on peut faire une équation ou, si l’on ne veut pas se prendre au sérieux, comme c’est le cas de Germaine Tillion, un poème en vers de mirliton :
«Et le bon gars du Sahara
Qui veut faire plaisir à son papa
Doit choisir pour beau-père
Non pas le p’tit frère de son père
Mais le grand frère de sa maman…
S’il vit au nord du désert,
C’est le contraire qu’il doit faire.»

Tels sont les principaux apports de Germaine Tillion dans le domaine de la connaissance, mais cette femme fut aussi, dans la résistance, puis en Algérie, une femme d’action.

Germaine Tillion dans l’Algérie en guerre
De sa résistance en France à l’occupant nazi, entraînant sa déportation au camp de Ravensbrück (où sa mère est assassinée), il ne sera pas question ici. Sauf à préciser que cette expérience majeure l’a coupée pendant quinze ans — et définitivement, pensait-elle — de la recherche ethnologique et du terrain aurésien, pour se consacrer à l’histoire moderne du phénomène concentrationnaire. L’expérience vécue l’a aussi préparée à pénétrer de l’intérieur la vie de ceux qui ont faim et de ceux qui se soulèvent contre l’oppression.
Lorsqu’en décembre 1954, elle retourne en Algérie, à l’instigation de son maître et ami, Louis Massignon, pour une mission d’observation du sort des populations civiles dans l’Aurès, ce qui aurait dû être un bref intermède va ouvrir une séquence de sept années durant lesquelles l’Algérie sera au centre de ses activités et de sa vie.
Après deux mois passés dans l’Aurès où elle renoue avec ceux qu’elle avait connus quinze ans auparavant, sa mission se prolonge, de façon imprévue, par la mise en place d’un dispositif socio-éducatif ambitieux, le Service des Centres sociaux, qui planifiait, dans les dix ans à venir, 1 000 centres répartis sur l’ensemble du territoire (en 1962, 120 centres seulement auront été construits et un millier de formateurs préparés à leur tâche). C’est au sein du cabinet du Gouverneur général, Jacques Soustelle, qu’elle trouve les moyens matériels de cette réalisation. Mais c’est parmi des francs-tireurs du système, des gens du terrain, qu’elle en recrute les cadres : militants associatifs, instituteurs, assistantes sociales, instructeurs de l’éducation populaire et des mouvements de jeunesse dont beaucoup se sont déjà engagés dans des actions pionnières. «Escalier bien large pour que toutes les générations puissent y monter ensemble», ce service d’éducation de base doit, selon l’arrêté de création du 27 octobre 1955, «mettre à la disposition de tous ceux qui n’ont pas bénéficié de la scolarisation des cadres spécialisés dans les différentes techniques de l’éducation, et un service d’assistance médico-sociale». Autrement dit, là où il n’y avait ni école, ni présence médicale, ni service public d’aucune sorte, dans les bidonvilles des périphéries urbaines, comme dans les campagnes, le Centre social allait offrir, en un même lieu, un dispensaire, un service social, des formations s’adressant aux différentes strates de la population — et parfois des loisirs. Lieu de formation non académique où ceux que la terre ne pouvait plus nourrir, livrés à la clochardisation dans un bidonville, pourraient se saisir des savoirs, des pratiques, des informations leur ouvrant accès à l’économie moderne.
Germaine Tillion choisit de rattacher le nouveau service à la Direction générale de l’éducation nationale. «Il m’a semblé que ce serait l’institution qui respecterait le plus les consciences politiques des enseignants et les personnalités originales des enseignés.» Le service s’inscrit d’emblée dans cette orientation en mettant au premier plan de son programme le respect de la dignité humaine et en enjoignant au personnel «de situer leur action sur le plan humain, sans la lier aux préoccupations politiques du moment, et en refusant de faire le jeu des propagandes».
La volonté affichée de ne pas entrer dans les objectifs de «pacification» classe très rapidement ce service du mauvais côté, au regard des «forces de l’ordre». Les arrestations, amplifiées par des campagnes de presse, commencent dès la première année (Annie Steiner, octobre 1956), se multiplient durant la Bataille d’Alger, puis en 1959. En 1961, au procès dit des Barricades, les généraux inculpés dénoncent «la pourriture» des Centres sociaux, cible toute désignée à l’OAS : menaces, plasticages, agressions contre les centres et leur personnel se multiplient, notamment dans l’Oranie. Jusqu’au massacre, le 15 mars 1962, lors d’une réunion de service, de six dirigeants du service, Marcel Basset, Robert Eymard, Mouloud Feraoun, Ali Hamoutène, Max Marchand, Salah Ould Aoudia, «trois Algériens qui aimaient la France, trois Français qui aimaient l’Algérie… Parce que cela entrait dans les calculs imbéciles des singes sanglants qui font la loi à Alger».(5)
À cette date, Germaine Tillion n’est plus en Algérie qu’elle a quittée en avril 1956 et où elle ne reviendra que pour de très brefs passages en 1957 et en 1958. Mais elle reste attentive aux aléas du service qu’elle a fondé et dont elle dira : «De toutes les choses que j’ai faites dans ma vie, ce qui me tient le plus à cœur, c’est d’avoir créé les Centres sociaux en Algérie.»
Pour répondre aux questionnements de ses camarades de déportation, elle rédige une brochure qui deviendra un livre au fort retentissement, L’Algérie en 1957. Mais elle le republiera sous le titre L’Algérie en 1956 – ç’aurait pu être en 1955, car «documenté pendant les treize premiers mois de l’atroce guerre franco-algérienne, entre novembre 1954 et février 1956».(6) Admiré par Albert Camus, critiqué par Jean Amrouche et par Pierre Nora, ce livre suscite l’intérêt du chef de la Zone autonome d’Alger et sera un des prétextes à l’entrevue clandestine qui dérivera vers d’autres sujets.
Car, en l’été 1957, Germaine Tillion est de nouveau en mission en Algérie, comme accompagnatrice des enquêteurs de la CICRC (Commission internationale contre le régime concentrationnaire), la première à avoir dénoncé le Goulag, et qui a obtenu l’autorisation de visiter les prisons et les camps d’Algérie. Germaine dit y avoir retrouvé «avec tant de honte et de chagrin» de nombreux amis et connaissances qui, tous, ou presque, ont été torturés.
Informée bien avant de ces pratiques, elle n’avait cessé d’intervenir. Et d’abord, pour obtenir la grâce des condamnés à mort, avec la même détermination que lorsqu’elle avait tenté, quinze ans auparavant, de sauver ses camarades du Réseau du musée de l’Homme. «Aucun mot ne peut exprimer le désespoir et la souffrance de Germaine Tillion à la nouvelle d’une exécution capitale…Je l’ai vue devenir la proie de terribles crises d’asthme… La crise consécutive à l’exécution de l’étudiant A. Taleb [28/4/1958], pour lequel elle avait entrepris un si grand nombre de démarches, a été d’une ampleur telle que j’ai cru qu’elle allait mourir.»(7)
Lors de sa mission avec la CICRC, en juillet 1957, une entrevue clandestine et risquée avec le chef de la Zone autonome d’Alger, Yacef Saâdi, aboutit de manière imprévue à l’ébauche d’un engagement : l’arrêt des exécutions comme contre-partie de l’arrêt des attentats contre la population civile. Cette amorce d’accord et la poursuite de négociations à un plus haut niveau sont bloquées par l’arrestation de Yacef Saâdi. Mais de son côté, Germaine Tillion s’acharnera à renouer les fils de pourparlers, lors de voyages en Tunisie et en Suisse où elle rencontrera des responsables algériens de haut niveau. Elle va aussi s’engager résolument dans la défense de celui avec qui s’était amorcé le dialogue, en témoignant à décharge lors de son procès, malgré les menaces, dans un Alger alors aux mains des colonels putschistes, en juillet 1958.
Dans les nombreux rapports, articles, correspondances qu’elle a produits en cette période, qui, de même que ses trois livres (L’Algérie en 1957, L’Afrique bascule vers l’avenir, Les ennemis complémentaires) ont pour thème le conflit algérien, le plaidoyer pour «bloquer la guillotine» est récurrent. Elle développe les conséquences politiques et sociétales des exécutions capitales, mais elle dit aussi comment elles réveillent en elle les souvenirs et les solidarités de la résistante et de la prisonnière qu’elle fut.
Un des destinataires de ses plaidoyers est le Général de Gaulle, avant et après qu’il est revenu « aux affaires ».
Lorsqu’il est intronisé premier Président de la Ve République, en janvier 1959, un de ses premiers gestes est de gracier ou de suspendre l’exécution de tous les condamnés à mort.
En cette même année, Germaine Tillion profite de son passage au Cabinet du ministre de l’Éducation nationale, André Boulloche (son répondant français lors des échanges avec Yacef), pour mettre en place deux mesures importantes pour les Algériens : un système de bourses, en France et à l’étranger, avantageux pour ceux dont le cursus a été perturbé par la grève ; et le développement de l’enseignement dans les prisons, dont, à l’époque, les principaux bénéficiaires sont aussi les Algériens.
La guerre terminée, Germaine Tillion peut se consacrer pleinement à ses activités académiques. Directeur d’études à l’EPHE-6e section (future École des hautes études en sciences sociales), elle y crée un laboratoire de littérature orale arabo-berbère, reprend la recherche sur le terrain auprès des populations nomades en Mauritanie et chez les Touareg du Mali et du Niger et publie Le harem et les cousins.
Beaucoup plus tard, alors qu’elle est nonagénaire, tout en signant l’Appel des 12 pour que soit reconnue et condamnée la pratique de la torture dans la guerre d’Algérie, elle revient, on l’a déjà vu, sur ses premières recherches dans l’Aurès. Ayant auparavant remanié à deux reprises son étude du camp de Ravensbrück, elle reprend, sous le même titre, mais en les enrichissant de nombreux documents et de nouveaux chapitres, ses «livres de guerre» sur l’Algérie.
En 2003, Germaine Tillion est la seule femme – et la seule encore en vie – des «Huit grandes figures du dialogue des civilisations» auxquelles l’Algérie rend un hommage officiel à l’Institut du monde arabe à Paris. À son décès, cinq années plus tard (le 19 avril 2008), le président de la République algérienne, démocratique et populaire, «au nom du peuple algérien, au nom de tous ceux qui ont combattu pour l’indépendance de l’Algérie… voue un profond respect et une admiration immense à cette grande dame qui a soutenu courageusement la lutte pour la liberté et pris le parti des victimes algériennes qui en ont souffert». Tandis que ses vieux amis de l’Ahmar Khaddou — ou leurs descendants — saluent «celle devant qui s’inclineront les montagnes qui les ont vus naître.»
Mais, on a appris récemment que la Fédération de France du FLN, dans les dernières années du combat, avait pris la décision de supprimer Germaine Tillion, assassinat opportunément «déprogrammé» selon l’historien Mohamed Harbi.
À cette même période, Germaine Tillion recevait les vœux des condamnés à mort de Serkadji qui, sous la plume de leur responsable, Mustapha Fettal, (n° d’écrou 3284 A) la remerciaient «pour tout ce que vous avez fait pour moi et pour mes compagnons, alors que nous étions condamnés à mort».
C. B. et N. F.

(*) Christian Bromberger est professeur émérite d’anthropologie à Aix-Marseille Université, président de l’association Germaine Tillion.
Nelly Forget est assistante sociale, Docteur en ethnologie, présidente d’honneur de l’Association Germaine Tillion.


1) Voir G. Tillion, Ravensbrück, Paris, Le Seuil, 1988.
2) Il était une fois l’ethnographie, Paris, Le Seuil, 2000.
3) Germaine Tillion citée par Jean Daniel, «Lumière ou barbarie» in Le siècle de Germaine Tillion (Tzvetan Todorov éd.), Paris, Le Seuil, 2007 (p. 37).
4) Il était une fois l’ethnographie, op.cit. (p. 104).
5) Germaine Tillion, Fragments de vie, Paris, Le Seuil, 2009 (p. 76).
8) Il était une fois l’ethnographie (op.cit.), pp.242-243.
9) Fragments de vie (op.cit.), p. 76.
10) Le harem et les cousins, op.cit. (p.81).
11) Le harem…, op.cit. (p. 148).
12) Le harem…, op.cit. (pp. 10-11
13) Ibid. (p.67).
14) Ibid. (p. 204).
15) Il était une fois… op.cit. (p. 279).
16) Ibid. (pp.265-286).
17) Ibid. (p. 11).
2) Message de Germaine Tillion lors de l’inauguration de la Maison de Quartier Valvert, au Puy-en-Velay, 3/10/2003.
3) G. Tillion, L’Afrique bascule vers l’avenir, Paris, Ed. Tirésias-Michel Reynaud, 1999, p.55.
4) Le service des Centres sociaux en Algérie, Direction de l’Éducation nationale en Algérie, Brochure de 63 p., 1959, p.27
5) G. Tillion, Le Monde 18-19/3/1962 et L’Éducation nationale 22/3/1962, repris dans À la recherche du vrai et du juste, Paris, Le Seuil, 2001, p. 252-253.
6) G. Tillion, L’Afrique bascule vers l’avenir, op. cit., p. 59.
7) Torkia Ould Daddah, Du temps où j’habitais chez Germaine Tillion in Le siècle de Germaine Tillion, Paris, Le Seuil, 2007, p. 232.
8) Ravensbrück, Cahiers du Rhône, 1946.
9) L’Afrique bascule vers l’avenir, 1999, et Les Ennemis complémentaires, 2005, Paris, Ed. Tirésias-Michel Reynaud. Leur adaptation en livre-audio sera prochainement disponible sous le titre Germaine Tillion dans l’Algérie en guerre. (Ed. Frémeaux).
10) Message du président de la République algérienne démocratique et populaire à la famille de Germaine Tillion (24/4/2008).
11) Le Monde du 19/6/2019.
12) Postface au livre de Jim House et Neil MacMaster, Paris 1961, Paris, Gallimard/Histoire Folio, 2021, p. 542.
13) Lettre.


 

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