
Le grand perdant que l’on occulte : la langue arabe
Cette décision a souvent été présentée par certains comme étant dirigée contre le français et donc comme un règlement de compte géopolitique dans la confrontation supposée entre l’Algérie et la France. Cette tendance à aller vers l’anglais avait été déjà décrite de manière dramatique par certains nostalgiques comme «un crime contre la Nation et une atteinte à l’élite francophone».
En fait, il y a un grand perdant que l’on occulte derrière cette fausse bataille ou on substituerait une langue étrangère par une autre; c’est la place de la langue nationale, l’arabe. D’abord rétablissons une vérité trop souvent passée sous silence. Ce n’est pas vrai que l’enseignement des matières scientifiques à l’Université algérienne est francisé comme le sous-tendent maintes discussions sur le sujet. En réalité, une majorité des universités, du moins celles de l’Est et du Sud, enseignent la première année voire la deuxième année majoritairement en langue arabe, même si les années suivantes les enseignements sont dispensés en français et même parfois en anglais. Il s’avère donc que c’est surtout l’arabe qui se trouve être écarté par cette décision ! Or même si l’arabisation des sciences à l’Université menée dans les années 90 a échoué pour des raisons que l’on ne discutera pas ici, il subsistait au moins au niveau des années du tronc commun l’enseignement des matières scientifiques en arabe. Pour les sciences sociales et humaines, leur arabisation complète avait eu lieu dès les années 80-90.
Or cette élimination de l’enseignement en arabe dans la phase universitaire est à même d’affaiblir considérablement la langue arabe, voire constitue une menace existentielle quant à sa pérennité: une langue que l’on n’utilise pas pour l’enseignement des sciences et des techniques et qui donc ne peut être mise à profit pour communiquer la modernité -dont les sciences- au public perd son statut de langue de haute civilisation, et devient bréhaigne et est même appelée à terme à péricliter… Le scientifique perd de facto son rôle naturel et complémentaire de médiateur scientifique avec sa société et en particulier les jeunes qui ne sont pas facilement perméables à un discours en français. La culture scientifique et ses modalités ne sont pas correctement transmises et l’irrationnel est conforté dans nos sociétés. Il est un truisme que toute discussion sur des sujets touchant à ces domaines devrait se faire dans une autre langue que sa propre langue ne ferait que dévaloriser cette dernière. C’est ce qui passe déjà pour bien des activités scientifiques chez nous et ou le public décroche. C’est encore plus évident chez nos voisins en Tunisie et au Maroc ou l’enseignement des matières scientifiques au secondaire est en français, et donc toute conférence technique même de vulgarisation se déroule systématiquement dans la langue de Molière.
Inclus dans la décision du MESRS semble être aussi les sciences humaines et sociales, or ces branches sont encore moins prêtes à être anglicisées que celles des sciences et techniques au vu de la formation des enseignants dans ces disciplines en plus d’être complètement arabisées. S’il s’avérait être inclues dans la directive, cela serait encore un autre coup dur au statut de la langue arabe et là, la langue française n’est pas impliquée. De plus dans ces disciplines, les travaux de recherche sont le plus souvent publiés dans des revues en arabe et donc l’argumentaire de base supportant la décision ministérielle ne s’applique pas ou prou. Pourtant dans son projet initial de généralisation de l’usage de l’anglais, l’objectif du MESRS était de former « 80% d’enseignants en sciences et technologie et 100% en sciences humaines, sociales… ». Donc ces dernières disciplines avaient la plus haute priorité.
Un choix basé sur une fausse prémisse
Ce choix d’enseigner en anglais pour tout le cycle universitaire, en plus du peu de préparation et de moyens matériels et humains disponibles, se base sur le raisonnement suivant : la production scientifique étant en anglais, il faut que nos étudiants maitrisent très tôt l’anglais. Ainsi lisons-nous ad nauseam dans certains médias cette justification tirée droit du MESRS que le but de cette stratégie était «… de renforcer la visibilité de l’université algérienne et de la hisser dans les classements internationaux.» Pour cela, il est donc préconisé d’assurer l’enseignement de tout le cycle universitaire et pour toutes les disciplines en anglais.
Mais la langue de la recherche ne saurait dicter la langue de l’enseignement universitaire. Les universités en Italie, en France, en Russie devraient-elles angliciser leur cycle universitaire pour être plus performantes? Si c’était une recette pour une meilleure performance académique, ces pays l’auraient déjà appliqué. Pourquoi donc vouloir appliquer cette logique aberrante qui ne relève ni de considérations pédagogiques, ni n’aboutira à des résultats escomptés chez nous si l’expérience des autres pays en est une indication? La recherche est en effet menée par un petit nombre de chercheurs (1 à 2% des effectifs estudiantins entrants) et la majorité des autres étudiants qui finissent avec leur licence ou leur Master ne sont pas vraiment concernés par cette exigence linguistique. Les autres, ceux en phase de doctorat, qui ne maitrisent pas l’anglais ce qui à l’ère d’internet sont de plus en plus rares, ils se débrouillent pour publier en anglais, améliorant avec le temps leur maitrise de cette langue. On pourrait ajouter que tous les étudiants prennent depuis de nombreuses années de modules d’anglais obligatoires à chaque phase de leur cursus scolaire et universitaire. A l’université, c’est quasiment un module d’anglais par an. L’efficacité de cet enseignement est discutable, mais ceci est le cas pour bien d’autres choses encore, y compris les enseignements de base qui leur sont dispensés. De plus, une intensification de cette formation en anglais lors de la première année de doctorat est stipulée par un arrêté émanant du MESRS durant l’année qui vient de se terminer. Il est ainsi mis en place au niveau national « un programme de formation principale dans cette langue au profit des étudiants lauréats du concours d’accès au doctorat de l’année 2022-2023 ». Aussi aurait-il été judicieux de faire le bilan de cet enseignement de l’anglais existant avant de passer à une décision aussi radicale que le tout anglais.
Aucune étude sérieuse ne supporte cette thèse
Le raisonnement derrière cette stratégie du tout anglais pour améliorer le rendement de l’institution universitaire n’est supporté par aucune étude et ressemble plus à un slogan jeté à notre face pour qu’en bons Pavloviens, nous acquiesçons sans réfléchir lorsqu’est évoquée ce slogan racoleur de « l’anglais, langue de la science et de l’internet ». Encore une fois, cette « substitution du français par l’anglais » à l’université est une caractérisation très partielle de la situation ; c’est plus une élimination de l’arabe comme langue d’enseignement qui est actée.
De plus, l’utilisation du français est solidement ancrée dans nos universités, et l’enseignement en anglais dans les premières années ne changera pas la réalité et que les années suivantes se feront en français, du moins encore pour un certain temps. De plus, rien ne prouve qu’une utilisation systématique de l’anglais dans une phase précoce des études universitaires aille dans le sens de l’amélioration de la productivité scientifique.
Au contraire, si l’opération était menée tambour battant et se poursuivrait durant les années suivantes pour englober toutes les années du cycle de l’enseignement universitaire come il est prévu -en supposant que le ministère ne change pas d’avis entre temps- on peut s’attendre à une baisse conséquente de niveau des étudiants avec en sus un taux élevé d’échec et d’abandon.
Ceci fut le cas en première année de tronc commun dans les universités du Centre lorsque les bacheliers forts d’un bac totalement arabisé furent confrontés à un enseignement exclusivement en français, les sections arabisées étant passées à la trappe. Durant cette période-là, le taux d’échec en tronc commun SM et ST fut presque le double entre les universités du Centre et celle de l’Est, une véritable catastrophe pédagogique et humaine.
Aucun autre pays au monde n’a adopté cette «stratégie»
Puis posons mos la question : Y a-t-il un pays au monde dont l’enseignement universitaire se fait dans une langue étrangère au pays, du moins dans le premier cycle? Même les pays qui ne sont pas aussi avancés que ceux susmentionnés, comme la Pologne, la Türkiye, la Hongrie, le Brésil, le Panama, le Sri Lanka ont tout leur cursus universitaire dans leur langue… Nombre d’exceptions certes existent et leur nombre réduit nous permet d’ailleurs de les passer en revue. D’abord un bon nombre de pays africains dont leurs langues locales (qui pour la plupart ne sont pas écrites) n’ont jamais été mises à niveau et n’ont donc jamais acquis de statut académique, en plus de leur multiplicité de ces langues pour un même pays. Le recours à l’utilisation d’une seule langue, celle que le colonisateur a imposé de fait à ces pays et dans laquelle les élites se sont formées est inévitable jusqu’à un certain degré. Le cas de nos voisins immédiats du Nord tombe dans la même catégorie: le retour de l’enseignement en français des matières scientifiques au secondaire a consolidé le rôle impérial du français à l’étape universitaire. Au Maroc, il est notoire que cela s’est fait il y a quelques années seulement sur ordre du Makhzen et contre la volonté du ministère de l’Education nationale de l’époque… L’Inde qui a adopté l’anglais comme la langue principale pour l’enseignement est aussi une exception pour des raisons historiques bien connues. Autre cas notoire sont les pays du Golfe qui sont à la base des sociétés bédouines et qui n’ont pas de traditions scientifiques et ont adopté l’anglais par expédience. Encore faudrait-il ajouter que ces pays, les sciences sont enseignées surtout par des non-locaux et pour une vaste majorité d’enfants d’expatriés.
En conclusion
Au final, l’imposition de l’anglais en premières années universitaires n’est pas la « substitution du français par l’anglais » et n’a pas comme «victime» principale le français mais bien l’arabe. Ceci est encore plus évident pour les sciences sociales et humaines qui semblent inclues dans la décision ministérielle et dont l’enseignement s’effectue totalement en arabe. Une université algérienne authentique ne peut qu’enseigner, du moins dans son premier cycle, que dans sa langue nationale. La maitrise par les étudiants jusqu’à un certain degré de l’anglais est une nécessité qui touche en particulier la formation en phase avancée, mais elle ne peut se faire aux dépens de l’Algérianité de l’Université, et un programme intensif de renforcement de l’anglais comme cela se fait dans tous les universités non anglophones du monde devrait pallier à ce déficit linguistique tout naturel. La faiblesse de la production scientifique chez nous est à chercher ailleurs que dans la langue d’enseignement et nécessite une analyse séparée.
*Départ. de Physique, Université Constantine1 – Directeur, Unité de Recherche en Médiation Scientifique, CERIST, Constantine