Les démons-crates jouent aux démocrates ou Qui est contre la démocratie ?

Violences policières aux Etats-Unis. D. R.

Par Kadour Naïmi –

Suite aux réflexions sur les droits civiques (1), examinons pourquoi et comment les oligarchies impérialistes, contrairement à leurs déclarations, sont hostiles à toute forme de démocratie dans leur propre nation comme dans celles où elles prétendent l’exporter.

 

Pharisiens dans le rôle de Prophètes

À tout Seigneur tout honneur, d’abord, qu’en est-il du Saint des Saints, le « Modèle » mondial, avec ses « Règles » et ses « Valeurs », la nation qui, pour exister, a exterminé le peuple indigène : les États-Unis ?

Dans cette nation « élue par Dieu », la « démocratie » est le Credo des credo.

Notons, d’abord, que le mot n’existe pas dans la Déclaration d’Indépendance des États-Unis. À vous de découvrir le motif.

En outre, quand seuls deux partis politiques (« démocrate » et « républicain ») s’alternent au pouvoir, sans jamais qu’un autre parti politique puisse exister et conquérir le pouvoir, est-on vraiment en démocratie ? En réalité, ne s’agit-il pas d’une forme de Parti unique bicéphale ?… En effet, en quoi se distinguent ces deux partis quand l’un d’entre eux est au pouvoir ?… Quelques mesures sociales nouvelles (avec le parti « démocrate ») ou supprimées (avec le parti « républicain »), mais tous les deux partis maintiennent la domination de la minorité de riches (oligarchie) sur la majorité de la population ; et, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, les agressions militaires extérieures assurent la domination de cette même hiérarchie sur la planète.

« Basta avec le complotisme ! » objecterait-on avec un accent scandalisé. Voici, alors, une cerise sur le gâteau :

« Le capital doit assurer sa propre protection avec tous les moyens possibles, grâce à notre union et à nos lois. Les dettes doivent être récupérées le plus rapidement possible ainsi que la valeur des hypothèques sur les biens. Ainsi, quand par exemple les personnes ordinaires perdent leurs maisons, elles deviennent plus dociles et sont plus facilement dirigées grâce au bras fort du gouvernement représenté par les principaux acteurs financiers.

« Ces vérités sont bien connues par nos représentants qui agissent à créer un impérialisme pour gouverner le monde. Grâce au système des partis politiques qui divisent les citoyens, nous les manipulons pour faire dépenser leur énergie sur des problèmes sans aucune importance. En agissant avec discrétion, nous garantissons la pérennité de ce que nous avons si bien planifié et réalisé. » Auteur de cette déclaration : l’Association des banquiers des États-Unis, en 1924.

Mais combien de personnes connaissent cette déclaration ? Quant aux «  problèmes sans aucune importance », allez voir du coté du wokisme actuel.

C’est donc constater combien le système social capitaliste impérialiste demeure la Vache Sacrée, la Poule aux œufs d’or ; et malheur à qui remet en question la domination du Saint Dollar : Thomas Sankara, Mouammar Khadafi et, aujourd’hui, la Russie et, après elle, les autres membres du Bric, et candidats membres comme l’Algérie.

Venons au « noble » et « admirable » dessein d’exporter la « démocratie » dans le monde.

« Les États-Unis ont soutenu, et dans bien des cas engendré, toutes les dictatures militaires droitières apparues dans le monde à l’issue de la Seconde guerre mondiale. Je veux parler de l’Indonésie, de la Grèce, de l’Uruguay, du Brésil, du Paraguay, d’Haïti, de la Turquie, des Philippines, du Guatemala, du Salvador, et, bien sûr, du Chili. L’horreur que les États-Unis ont infligée au Chili en 1973 ne pourra jamais être expiée et ne pourra jamais être oubliée.

« Des centaines de milliers de morts ont eu lieu dans tous ces pays (…)

« L’invasion de l’Irak était un acte de banditisme, un acte de terrorisme d’État patenté, témoignant d’un absolu mépris pour la notion de droit international. » (2)

Déclaration d’un complotiste, ennemi de la démocratie et agent des dictatures ?… À vous de juger : l’auteur est Harold Pinter, discours à l’occasion du prix Nobel de littérature, à Stockholm, en 2005.

À ce qu’a mentionné l’écrivain, ajoutons les agressions militaires de certaines « démocraties » européennes contre la Libye et la Syrie, sans oublier les opérations d’exportation de la démocratie par la stratégie des « révolutions colorées », dont la plus « réussie » est celle opérée en Ukraine, en 2014. Dans ce pays, voici les merveilles de la démocratie : on « a épuré les bibliothèques (3), pris le contrôle de tous les médias du pays, interdit 13 partis politiques et l’Église orthodoxe, et en définitive instauré un régime autoritaire. (…) la plupart des journalistes ont été arrêtés et (que) la plupart des avocats ont fui à l’étranger » (4). Dans cette liste de « succès » de la démocratie, il faut ajouter l’interdiction de pratiquer la langue maternelle par les citoyens russophones et leur bombardement depuis 2014, ainsi que  les multiples scandales de corruption où est mêlé un homme addict aux drogues, Hunter Biden, fils du président U.S. Joe Biden (5).

« Ouais !… objecterait-on. Vous oubliez qu’aux États-Unis les citoyens sont totalement libres de choisir leurs représentants ! »

Questions. Pourquoi, dans ce pays, jamais un parti politique autre que celui bicéphale arrive à gagner les élections ? Que faites-vous de la puissance du conditionnement des cerveaux des citoyens de la part des médias (dont les propriétaires sont directement ou indirectement financés par des membres de l’oligarchie), jusqu’à ceux en apparence neutres (films d’ Hollywood, publicité et réseaux sociaux). À ce sujet, recommandons la lecture du texte « canonique » de référence : « Propagande » de Edward Louis Bernays. Ce neveu de Sigmund Freud fut tellement génial qu’il est  parvenu à utiliser les films d’ Hollywood pour faire fumer les femmes, en leur faisant croire que c’était là un signe d’émancipation, et encaissant, lui, une part des bénéfices financiers des multinationales du tabac.

 

Venons, ensuite, aux vassaux du Seigneur : les nations européennes, ces « berceaux » de la « Civilisation » mondiale (dont on connaît les prouesses dans les pays où ils ont exporté leur « civilisation », et, également, Région Bienheureuse de la « Démocratie » et des « Droits de l’Homme ».

Les thuriféraires de ces nations européennes proclament urbi et orbi: « En Europe, existe une pluralité de partis, de «droite » et d’ « extrême-droite, ainsi que de « gauche » et d’ « extrême-gauche ».

Comment expliquer, alors, que les partis extrêmes n’ont jamais pu vaincre les élections, tout au moins depuis la fin de la Seconde Guerre Mondiale ? Quant à, ceux de « droite » et de « gauche », des « libéraux » aux « socialistes », ces derniers ont pris quelques mesures sociales certes utiles pour le peuple, mais n’ont jamais mis en question le système : la domination de l’oligarchique capitaliste impérialiste.  Et malheur à qui tente de la remettre en cause, comme l’italien Enrico Mattei dans le secteur du pétrole.

Par conséquent, grâce à l’emprise de l’oligarchie capitalise impérialiste dans tous les secteurs d’activité sociale (industrie, économie, militaire, lois, culture, « divertissement », paradis fiscaux), le jeu « démocratique » est totalement contrôlé pour garantir la pérennité du « Modèle Éternel et Indépassable » : le système capitaliste impérialiste, appelé (« Cachez ce sein que je ne saurai voir ! ») « libéral », joli mot qui renvoie au très enchantant terme « liberté ». Mais combien comprennent qu’il s’agit de la liberté du loup dans la bergerie ? Et cela depuis la naissance de ce système « libéral ». Voici des recommandations d’un de ses Papes : « Soyez autant que vous pouvez avides, égoistes, dépensiers pour votre plaisir. C’est ainsi que vous ferez la prospérité de votre nation et le bonheur de vos concitoyens.” Bernard de  Mandeville,1670-1733.

 

L’« Évangile » selonle « Divin marché »

Venons à l’exportation de la démocratie dans les nations économiquement moins développées. Ses prophètes proclament toujours, de la manière la plus biblique, que cette exportation sert les intérêts du peuple visé. Alors, raisonnons en modeste paysan, illettré mais doté de bon sens pratique.

Dans le cas où la démocratie, la vraie, est instaurée dans dans une nation économiquement moins développée, quelles en sont les principales conséquences pratiques ?

D’abord, ce sont les citoyens eux-mêmes qui choisissent librement, et sans conditionnement quelconque, leurs représentants ; cela implique que ces derniers servent honnêtement leurs électeurs.

Que s’ensuit-il logiquement ?… Que la nation agira pour devenir économiquement développée. Qu’est-ce que cela veut dire ?

D’une part, les dirigeants de la nation gèrent les ressources naturelles du pays dans l’intérêt bien compris des citoyens. Cela signifie vendre les ressources naturelles sur le marché international selon la loi capitaliste de l’offre et de la demande, donc au prix maximum possible. Quelle en serait la conséquence ?… Les nations économiquement développées devraient payer ces ressources naturelles au prix le plus élevé. Question : est-ce dans leur intérêt, plus exactement de celui des oligarchies financières qui dominent ces nations ?… Beh ! Non.

D’autre part, les dirigeants de la nation économiquement moins développée, pour la  développer, créeront une base économique de production de biens matériels, donc importeront moins ou pas du tout ceux produits dans les nations économiquement développées. Quelle en serait la conséquence ?… Les nations exportatrices de « démocratie » n’auront plus de débouchés pour leurs produits à vendre aux nations économiquement moins développées. Question : cela est-il dans l’intérêt des oligarchies qui dominent les nations exportatrices de « démocratie » ?… Beh ! Encore non.

Ne devient-il pas, alors, d’une clarté lumineuse le fait que les nations exportatrices de « démocratie » n’ont absolument aucun intérêt à voir la réelle démocratie s’instaurer dans les nations économiquement moins développées.

 

Mercenaires qui se prennent pour des hérauts (ou « héros »)

Examinant le cas des « militants » qui, dans les nations candidates à l’importation de la « démocratie », « luttent » pour son instauration.

Écartons un malentendu : certes, dans ces nations existent des citoyens qui luttent pour une réelle démocratie, mais en comptant uniquement sur leurs propres forces et sur leurs relations avec les citoyens de leur pays. Bien entendu, ces militants rencontrent d’énormes difficultés dans leurs actions qui se placent dans un authentique développement économique de la nation, lequel exige  l’élection vraiment démocratique des gouvernants, au service réel de leur nation. À cette authentique action sociale militante s’opposent deux adversaires : d’une part, la caste interne qui domine la nation, et, d’autre part, les oligarchies externes qui veulent en gérer les ressources naturelles.

De cette catégorie de militants sociaux, les médias non seulement ne parlent jamais, mais exercent toute la répression possible, comme c’est le cas, par exemple, de Nathalie Yamb par les autorités françaises.

Mais il y a une autre catégorie de « militants » pour la « démocratie » dans les nations économiquement moins développées. S’il est vrai que ces dernières souffrent de carence de démocratie qui sert réellement les intérêts des citoyens, peut-on croire à la bonne foi de cette seconde catégorie de « militants » quand les représentants des oligarchies capitalistes impérialistes leur accordent :

– dans les médias le maximum de publicité ?

– une consistante aide financière, plus ou moins occulte, en matière de logistique, visas de séjour, bourses d’études, constitution de médias, etc. ?

– un soutien d’avocats dont une recherche minutieuse montre leurs affiliations aux intérêts des oligarchies capitalistes impérialistes ?

– une exfiltration par des « services » étatiques ?

Et, encore, peut-on croire à la bonne foi de cette seconde catégorie de « militants » :

– quand ils déclarent lutter pour la démocratie dans leur nation d’origine, sans jamais évoquer les atteintes à la démocratie dans les nations exportatrices de « démocratie » ?

– quand ils défendent le droit à l’existence d’Israël, sans jamais parler du droit du peuple palestinien à un territoire libre et autonome ?

– quand ils dénoncent les agressions de certaines nations, par exemple la Russie en Ukraine, sans dénoncer des agressions encore plus destructrices, comme celles opérées par l’armée U.S. et d’autres pays de l’Otan, et cela depuis la Seconde Guerre Mondiale ? Ou, encore, l’intervention armée de l’Arabie saoudite au Yémen ?

– quand ils dénoncent une dictature militaire dans leur pays sans mentionner la dictature des oligarchies financières, notamment celle du complexe militaro-industriel, dans les nations exportatrices de « démocratie » ?

Question générale : quand on défend et lutte pour « le Bien, la Vérité, le Droit, la Démocratie »», etc., ne faut-il pas le faire sur toutes les nations dela planète, sans en excepter aucune ? Plus encore, de défendre ces droits dans les nations qui s’en réclament le plus ?

Question de bon sens : peut-on faire appel à l’aide d’un renard pour sauver un poulailler ? Réponse :  « Quand un gouvernement dépend des banquiers pour son argent, ce sont ces derniers qui contrôlent la situation, parce que « la main qui donne est au-dessus de la main qui reçoit ». (…) L’argent n’a pas de patrie ; les financiers n’ont pas de patriotisme ni de décence ; leur unique objectif est le gain. » Napoléon Bonaparte.

Kaddour Naïmi


(1) http://kadour-naimi.over-blog.com/2023/02/droits-civiques-legitimite-et-manipulation.html

(2)   https://www.nobelprize.org/prizes/literature/2005/pinter/lecture/

(3) « Déjà 19 millions de livres radiés des bibliothèques ukrainiennes » https://www.voltairenet.org/article218803.html

(4) https://www.voltairenet.org/article218730.html

(5)  https://www.voltairenet.org/article218773.html


Lire aussi :

         Où va la démocratie ?

                              par Derguini Arezki*

Il semblerait que la démocratie soit coincée entre un gouvernement représentatif et une démocratie directe à moins que les sociétés ne se défassent de leur fétichisme institutionnel et ne s’engagent dans un expérimentalisme démocratique. Ainsi pense le philosophe et politique brésilien Roberto Mangabeira Unger. C’est dans cette veine-là que je vais inscrire ma présente réflexion.

«Deux conceptions très différentes de la représentation coexistent depuis les révolutions américaine et française : les élus sont considérés soit comme des mandataires libres de leurs décisions, soit comme de simples délégués tenus par le vote de leurs électeurs. On parle alors de mandat impératif, qui peut être associé à la mise en place de réunions citoyennes complétant ou contournant les institutions représentatives. La promotion des expériences participatives témoigne de la volonté d’élargir les pratiques démocratiques au-delà du modèle de représentation traditionnel. Cette évolution exige cependant des citoyens l’acquisition d’une vraie culture politique. »[1]

Le partage entre mandataires libres et délégués n’est en vérité évident qu’au niveau institutionnel. Pour les électeurs, les élus sont à la fois mandataires et délégués. Leurs préférences passent du mandataire au délégué quand ils le jugent profitable. Mandataire quand les électeurs n’ont pas d’opinion précise et veulent confier le travail politique aux élus, soit lorsqu’ils ont confiance et peuvent se décharger ; délégué lorsqu’au contraire ils veulent restreindre la liberté des élus dont ils se défient et doivent prendre en charge le travail politique. C’est que la division du travail a quelque chose de confortable, sauf qu’elle ne profite pas toujours à tout le monde. C’est que le rapport entre élus et électeurs peut se desserrer à un moment et se resserrer à un autre. Quand le travail politique est spécifique, le rapport se desserre, quand une telle spécificité lui est déniée, il se resserre.

Le travail des élus au mandat non impératif n’est justifié que par la spécificité de leur tâche. Il est spécifique quand le travail politique est de formation, quand il va du militant au citoyen, de l’élu à l’électeur, consommateur ou producteur. Il n’est pas spécifique quand il est celui des métiers de la société civile. L’élu n’est mandaté pour être l’ « avocat » de l’électeur que comme compétence politique et non comme compétence technique, juridique ou autre. Mais l’élu ne pourra défendre convenablement les intérêts de son électeur que s’il peut disposer de compétences techniques, de la compétence d’un avocat, d’un économiste ou d’un journaliste par exemple. L’avocat défendra une cause qu’il n’aura pas définie, alors que l’élu aura défini avec l’électeur la cause qu’il défend. C’est la définition de la « cause » qui est l’objet du travail politique en même temps que la définition des publics qui la porte. Il est le travail de médiation qui permet la transformation des préférences individuelles en préférences collectives avec la contribution de certaines compétences civiles. On voit ainsi l’importance qu’avait le parti politique et l’importance qu’il perd quand la formation politique a commencé à lui échapper ou/et quand les croyances collectives commencent à se défaire. Le travail de médiation politique ne s’effectuant pas sans la société civile, il reflue alors vers la société civile. La société civile lui dispute alors le travail de médiation.

C’est pourquoi le travail politique est dit de médiation, intermédiaire entre la société civile et la société, mais non pas simple intermédiaire, car il transforme le travail de l’une en travail de l’autre. On pourrait dire à l’aide d’une métaphore militaire que la société civile fabrique les armes du travail politique et que la société définit le combat du travail politique. Les armes doivent servir le combat et le combat les armes, sans quoi ni les armes ni le combat ne peuvent progresser. Mais tout est différent selon que les armes définissent le combat ou l’inverse. Les frontières entre société, société civile et société politique sont comme des membranes qui filtrent les échanges et évoluent avec le corps social. La société civile peut bien embrasser l’ensemble de la société, il reste que pour faire société, elle aura besoin de la société politique dont elle ne peut prendre la place. Constituée d’un ensemble de métiers et de savoirs, elle ne peut faire corps d’elle-même, le travail de médiation politique restera nécessaire pour former et transformer les préférences sociales. Quand il fait défaut, ce sont les croyances collectives qui sont défectueuses. Elles ne fournissent plus les hypothèses de travail aux divers métiers de la société civile. Les croyances étant des hypothèses, les théories des instruments et les préférences des faits avérés, les unes réagissant sur les autres.

Mais dans le système de la démocratie représentative qui s’apparente davantage à une république libérale où l’élu jouit d’un mandat non impératif, il se peut que l’électeur ne puisse pas resserrer son rapport à l’élu, les institutions permettant au mandataire de refuser de se transformer en délégué, ou lorsque les préférences collectives au cours du mandat ayant changé, il refuse de s’y adapter. Les électeurs doivent alors descendre dans la rue pour exprimer leur différence. Lors des élections, lorsque les électeurs veulent resserrer leurs rapports aux élus, mais ne le peuvent pas, ils peuvent alors voter pour des candidats antisystème, contre le système politique qui ne leur permet pas de composer l’intérêt général, plutôt que pour de réels représentants au mandat libre.

« Les défauts de ce paradigme existant de la démocratie sont bien connus. La « démocratie représentative », comme nous l’appelons, est historiquement datée et liée aux (xiii) épistémologies et technologies du XVIIIe siècle. Il s’agit sans doute d’une construction libérale-républicaine plutôt que démocratique, principalement orientée vers la protection de certains droits individuels plutôt que vers l’autonomisation des citoyens en soi et congénitalement liée à l’idéal du régime mixte connu sous le nom de «gouvernement représentatif». Cette forme de régime a historiquement consisté à privilégier l’idée de consentement du peuple au pouvoir sur celle d’exercice du pouvoir par le peuple. Dans une telle compréhension faussée de la démocratie, les décisions des élites élues sont assimilées au choix du peuple. Mais cette équivalence, longtemps tenue pour acquise, est aujourd’hui remise en cause. Parce que la démocratie représentative n’est manifestement pas assez démocratique – certains diraient qu’elle est devenue explicitement oligarchique et, plus précisément, ploutocratique au cours des dernières décennies -, le peuple transforme alors son seul accès direct au pouvoir sous cette forme de régime, à savoir le vote aux élections nationales ou, à l’occasion, référendum, en une occasion d’exercer leur voix contre le système plutôt que pour le bien commun. (Bien que ces deux éléments se chevauchent parfois, nous n’avons aucune garantie que ce sera le cas.) (xiv)»[2]

Collusion des sociétés civile et politique

Cette démocratie parlementaire, ou plutôt cette république libérale, a toléré le creusement d’un écart entre monde rural et monde urbain. Il autorise un retour de l’autoritarisme comme cela est le cas en Tunisie. Dans les riches démocraties, c’est le fossé entre propriétaires et non-propriétaires, travail qualifié et non qualifié qui autorise la montée dudit phénomène populiste. La démocratie parlementaire ne suffit plus pour faire l’unité de la société. La majorité des électeurs exige un resserrement des liens avec leurs élus. Le tout est de savoir comment de tels liens vont se stabiliser.

Deux traits majeurs caractérisent la vie politique dans la démocratie représentative : la professionnalisation de la politique et une domination sociale de la classe moyenne en politique. La professionnalisation est accentuée avec la managérialisation. Les collectivités sont alors gérées comme des entreprises privées. Il faut alors disposer d’une certaine culture politique qui est l’apanage de la classe moyenne. Alors que les notables se sont effacés devant la classe moyenne, les classes populaires sont sous-représentées. La professionnalisation conduit à l’autonomisation du champ politique et à la formation d’un groupe d’intérêts concurrentiels qui se dissocient des intérêts collectifs de la société (P. Bourdieu). Autonomisation du champ politique, dépendance à l’égard de la société civile et managérialisation de la gestion de l’Etat et des collectivités réduisent le crédit des élus plus souvent absorbés par leur compétition que par le service des intérêts de la population.

Avec la professionnalisation des élus, la complexification de la division sociale du travail et la multiplication des médiations, la relation de la société politique avec la société se distend et celle avec la société civile se resserre. La société politique confie de plus en plus la définition de son lien avec la société à la société civile, sa représentation de la société à ses théories. Je voudrais soutenir ici l’hypothèse selon laquelle la séparation de la société civile et de la société politique pourrait servir la déprofessionnalisation de la politique et donc l’approfondissement de la démocratie sociale, soit la réappropriation par la société de la politique. La professionnalisation s’étant accompagnée d’une compénétration des sociétés civile et politique qui de ce fait exclut la société de la politique. La séparation, mais non la destruction. Société civile et société politique n’étant pas moins nécessaires à l’expérimentalisme démocratique. Le député est censé avoir la compétence politique, le voilà qui dans la démocratie représentative s’efforce de regrouper l’ensemble des compétences civiles d’abord dans sa personne puis dans celles de collaborateurs ou d’employés pour être à la hauteur de sa tâche politique. La compénétration des compétences civiles et politique réduit la compétence politique a son minimum. L’élu n’est plus au service de la demande des électeurs, mais de l’offre de la société civile. La notion de compétence politique est alors associée prioritairement à l’efficacité, de laquelle la confiance sociale est censée résulter. Or dans le gouvernement représentatif, cette efficacité est elle-même censée dépendre de l’efficacité de l’économie, de sa capacité à redistribuer le revenu en particulier. Il est, avec la crise économique mondiale actuelle, improbable que l’efficacité économique puisse servir celle politique. L’efficacité économique du politique faisant défaut, son incapacité à redistribuer le revenu étant patente, la confiance suit alors l’efficacité dans sa chute. L’électeur ne peut plus alors se reposer sur l’élu au mandat non impératif ni sur celui au mandat impératif si celui-ci ne met pas en cause la distribution primaire du revenu. Ainsi peut-on parler d’une société que son système politique met dans l’impasse. L’économie de marché perdant de sa capacité d’intégration, la confiance sociale faisant défaut du fait de l’inefficacité politique, il y a difficulté à faire société. L’efficacité ne produisant plus la confiance sociale nécessaire à la production de l’unité sociale par le politique, l’électeur récuse le mandat libre de l’élu. Mais de quel mandat impératif le chargera-t-il ? Sociétés civile et politique perdant leur crédit, le resserrement du lien entre élus et électeurs perdant du même coup les compétences de la société civile et politique, il y a toujours du mal à faire société. Ce n’est donc pas le resserrement du lien entre l’élu et les électeurs qui aboutit à une disqualification des sociétés civile et politique qui est la solution, mais une requalification du lien des deux sociétés, une révision du lien de l’élu et de l’électeur comptant sur un autre rapport entre société civile et société politique, qui ne soit pas de collusion, mais de coopétition dont la société peut juger.

Pour l’heure, démocratie représentative ne pouvant plus faire office de système politique, démocratie directe ne le pouvant pas étant donné la complexité de la société, on va injecter de la démocratie directe dans la démocratie représentative de sorte à ne pas dénaturer cette dernière, quand le problème dont il faudrait traiter serait celui des croyances de la société, société civile et politique comprises, sur lesquelles construire les nouvelles institutions et les nouveaux comportements sociaux.

La crise politique en démocratie représentative intervient quand la société ne peut plus confier le travail politique à l’ancienne société politique. Cela arrive dans les riches démocraties à la suite d’un décrochage des catégories sociales non diplômées, en Tunisie par exemple, quand intervient avec le laminage de la classe moyenne qui ne peut plus assurer la base sociale du régime politique une aggravation de la situation des classes défavorisées qui les pousse à faire une irruption intempestive sur la scène politique. La majorité des électeurs ne peut plus se satisfaire des élus comme mandataires ni ne pourra se satisfaire de délégués. La confiance dans les élites et le système politique, mais pas seulement, sont alors mis en cause.

Croyances, Science et expérience

Un de nos célèbres, mais peu pratiqués proverbes dit : « demande à l’homme d’expérience et pas au médecin ». C’est que le médecin a oublié l’expérience dont il tire son savoir. Notre santé souffre aujourd’hui de l’oubli d’une telle sagesse, tant du côté du médecin que du malade. Pourtant dans sa pratique le médecin sait que son diagnostic est une hypothèse, que son traitement est expérimental. Sa science n’est pas exacte, il essaie un traitement dont il voudra connaître le résultat. Il ne s’étonnera pas si sa première tentative a échoué, il pourra mieux établir son diagnostic, il pourra mieux cibler son traitement. Quant au malade, prenant le médecin pour Dieu Tout-puissant ou un de ses amis, quoique la sagesse populaire leur fasse dire, à lui et au médecin, le contraire, il s’en détournera dès qu’il n’aura pas obtenu ce qu’il est venu chercher. Médecins et malades, trahissant ainsi l’esprit expérimental de la science médicale, participeront alors au désordre du système de santé.

C’est que la Science idole de la société civile délivre des produits (des ordonnances pour la Science médicale), mais laisse la société dans l’ignorance de ses expériences. Elle lui conteste même le droit de juger des effets de ses produits, de parler au nom de son expérience à ses yeux trop particulière. Nous avons désappris à expérimenter, nous attendons toujours le « médecin » qui du haut de son savoir séparé de l’expérience, celle médicale et la nôtre, nous dira la conduite à tenir. Nous nous sommes dessaisis de notre expérience, nous n’y prêtons plus attention, on l’abandonne aux travailleurs de la Science qui oublient trop souvent l’expérience qui nourrit leur science et se complaisent dans une position transcendante. Nous n’écouterons pas le sage médecin qui parle d’expériences et nous nous abandonnerons aux recettes du servant de la Science, qui sait ce que nous ne savons pas, à qui nous confierons notre conduite, car nous croyons, avec lui, qu’il détient la solution à notre problème, le médicament qui rétablira notre santé. On ne se comporte pas différemment avec le charlatan, sauf que celui-ci ne dispose pas de la vérité officielle. Tous les produits magiques n’ont pas droit de cité, cela ferait désordre. C’est que ne sachant pas comment ça marche, nous nous contenterons de prendre, dans une certaine frénésie, le produit qui marche. Nous croyons avoir rompu avec la magie, nous ne nous rendons pas compte que l’on a seulement changé de monde. Nous croyons être devenus rationnels, mais nous oublions que nous préférons le transport sans heurts de la magie au transport laborieux de la preuve. En vérité, nous avons toujours été rationnels et nous préférons toujours la magie au travail. Ne multiplions-nous pas les fétiches, ne travaillons-nous pas à transformer tous les produits en produits magiques, à confier leur mode de production à des machines, des algorithmes, tout genre de boites noires pour des usagers intuitifs qui les consommeront sans peine ?

C’est qu’entre le médecin et le patient, la société civile et la société, passe une ligne invisible qui sépare savoir et ignorance. À l’une le savoir, à l’autre la croyance sans le savoir. C’est pourtant le corps de l’un et la théorie expérimentale de l’autre. C’est que le corps de l’un n’existe pas vraiment, il est celui que lui prête la théorie de l’autre, un corps standard. Et la Science affirme qu’ils se recoupent. Mais où commencent vraiment les corps et où finissent-ils ? Pourtant Science et pratique scientifique ne se recoupent pas. La Science est générale, la pratique scientifique est toujours celle d’un laboratoire particulier, même si celui-ci est porté à vendre son produit plus qu’à s’exporter lui-même. Comme on peut l’observer maintenant en comparaison avec l’expérience non occidentale, la Science abstraite traite la maladie en général et non le malade. Marché qui convient parfaitement au commerce des produits de laboratoire, à l’industrie pharmaceutique et au progrès technologique débridé, mais beaucoup moins à la santé mondiale.

Nous avons renoncé à nous conduire, la Science a phagocyté le politique et cela sous l’impulsion des puissances de l’argent, avec la complicité du système de la représentation parlementaire qui a fait croire que nous pouvons décider de nos vies en désignant à chaque élection des mandataires qui feront pour nous ce que la Science leur dira ce qu’ils peuvent faire pour nous. C’est d’avoir cru qu’un contexte pouvait durer indéfiniment : celui où une redistribution équitable des revenus sera toujours possible étant donné une répartition primaire inégale, celui où l’efficacité de la société civile pourra toujours se porter garante de l’efficacité politique. Celui où la société politique assistée de la société civile pourra dispenser la société de son implication politique. Le politique s’étant dissout dans une société civile dominée par celle de l’argent, les sociétés civile et politique divorceront de la société. Pour séparer la société civile de la société politique, il faudra mettre fin à la domination de l’argent sur la société civile. Ce n’est pas l’argent qui doit piloter l’innovation. La théocratie iranienne se trompe d’ennemi, qui n’est pas la liberté, mais celle de l’argent. Ce n’est pas à la religion de définir le système politique, qui ne peut être qu’expérimental, mais le rapport de l’argent à la conduite humaine en général. Ce n’est pas aux hommes de religion de se mettre au-dessus des autres espèces d’humains et de non humains, mais d’être au plus près des croyances et des pratiques de la société, dans l’expérimentation sociale, comme tout un chacun, hommes de science ou autres.

Il faut tourner le dos à la Science qui détourne de la pratique scientifique, qui efface ses pratiques quand elle quitte ses laboratoires, s’adresse aux non-scientifiques, pour mieux monopoliser le travail scientifique. Les droits de propriété intellectuelle séparent le laboratoire de l’expérience commune, ils la gardent dans le secret pour mettre à la vente publique les produits du laboratoire. Il n’est pas rare que le vendeur profite de l’asymétrie d’information. Lui seul sait vraiment ce qu’il vend. Il préfèrera vendre une dépendance, un service après-vente qui ne finit pas. Acheter un produit n’est rien face au fait de s’approprier une expérience de laboratoire. Les réparations que les sociétés postcoloniales sont en droit de réclamer des anciennes puissances coloniales se trouvent dans la limitation de ces droits de propriété intellectuelle. Il ne peut y avoir de convergence économique si de tels droits gouvernent le commerce international.

Nous n’avons qu’à regarder notre développement : nos universités dispensent les théories de la Science auxquelles les jeunes ne croient plus beaucoup, elles n’avaient pas accès aux pratiques de leurs laboratoires. Nous avons échangé démocratisation de l’enseignement supérieur contre industrialisation réelle. Nous n’avions alors probablement pas tort. Nous n’avions pas alors suffisamment confiance dans nos élites civiles pour leur confier l’accumulation de nos capitaux. Mais pourquoi continuer de vouloir nous contenter de nos moyens pour parfaire notre formation pratique ? Pourquoi l’État et la société ne préparent-ils pas mieux leurs étudiants assoiffés de réussite à s’approprier les pratiques scientifiques des pays étrangers, les travailleurs les pratiques industrielles des autres pays ? Si nous ne voulons pas rester plombés dans la trappe du revenu intermédiaire, après la formation quantitative, il nous faut passer à une autre qualitative et nous en avons désormais les moyens. Reste la volonté sociale et politique. La société ne doit plus avoir peur de se confronter à la compétition extérieure, elle doit faire l’effort de soutenir sa jeunesse qui est disposée. La Science ne doit plus penser pour la société et nos élus, la société doit penser par elle-même et pour elle-même l’accumulation de son capital expérience. Elle doit désormais moins se fier à l’argent qu’à ses compétences civiles et politiques.

Expérimentation démocratique[3]

Il ne s’agit pas d’opposer démocratie directe et démocratie représentative, ou de doser la démocratie représentative d’une part de démocratie directe pour réformer le système politique. Nous aurons toujours besoin de représentants politiques certes, mais dans le cadre d’une démocratie expérimentale où la pratique scientifique sera probablement reine, mais de nos expériences collectives et non au service de laboratoires entre des mains étrangères ou celles d’une oligarchie. Nous avons besoin de rétablir la sagesse sociale dans sa position. C’est toute la société qui doit être impliquée, qui doit expérimenter et évaluer en mettant fin à la division entre une Science qui sait et une société qui croit sans savoir. C’est la seule façon de permettre à la société de se libérer de ses fausses croyances. La société cherche toujours à vérifier ses croyances, et quand l’expérimentation scientifique lui est refusée, elle se perd dans le nouveau monde magique. La sagesse a pour particularité de se méfier de la généralité, elle ne construit pas de système, elle ne vend pas à tout le monde, elle s’attache toujours à une expérience et se soucie toujours de ce que son exportation ou importation peut provoquer. Au lieu de nous perdre dans l’histoire de la philosophie occidentale, qui nous promène dans ses théories sociales, cultivons la sagesse qui fait la part de nos expériences réussies de celles qui ne le sont pas. Théorisons nos expériences pour multiplier ces dernières et non pour faire les charlatans.

En expérimentation démocratique, il faut s’engager dans l’innovation sociale, politique, institutionnelle et économique. Les institutions doivent être jugées d’après leur performance. Les croyances, les institutions ont une histoire. Il faut défaire l’emprise de la société civile qui sépare la société politique de la société pour retrouver la confiance sociale. Ce qui ne signifie pas défaire la société civile, mais la rétablir à sa juste place au sein de la société, à son niveau et non pas au-dessus et en rupture avec elle. La société a besoin d’expérimenter avec son aide. Il faut, dans ce cadre, envisager la nouvelle situation de l’économie de marché dont on n’espère plus qu’elle puisse intégrer la société.

Comment retrouver la situation où confiance sociale et efficacité politique pourraient concorder ? Comment l’intervention de la société civile peut-elle améliorer la relation politique au lieu de l’endommager ? Car il n’y a pas de doute, la société a besoin d’une société civile compétente, mais autrement disposée que par une propension à se substituer à la société politique. La société civile est d’autant plus marquée que la distribution du savoir et de l’avoir au sein de la société est polarisée. Une meilleure distribution primaire du savoir et de l’avoir dans la société, ferait une meilleure distribution de la société civile dans la société[4]. Mais aussi, comme vu plus haut, une meilleure insertion de la société civile dans la société, qui accompagne alors l’expérimentation sociale, dès lors que la pratique scientifique est rétablie au cœur des pratiques sociales. Ni au-dessus, ni en dessous, mais à côté.

Les trois étages de l’économie et leurs rapports

Comment restructurer une vie économique lorsque le marché ne peut plus aspirer à intégrer la société ? Il faut rétablir l’économie sur ses pieds, mettre en cohérence les trois étages de l’économie selon F. Braudel : une économie non marchande, que je dirais de subsistance, une économie de marché et une économie capitaliste[5]. L’économie capitaliste tend à étendre l’économie de marché qu’elle domine à l’ensemble de l’économie. Elle veut étendre l’économie de marché à l’économie non marchande. Monopoles pour elle, compétition généralisée pour le reste. Elle aspire à l’omnipotence. Sa destruction créatrice de l’économie de subsistance apparait désormais pour ce qu’elle est : dans sa tentative d’absorber toute la production dans la production de marchandises par des marchandises elle s’attaque aux fondements de la vie matérielle en général. Elle prétend pouvoir tout acheter et tout vendre, le travail humain et non humain, jusqu’à la confiance sociale qu’elle veut confier aux machines et aux algorithmes. Car l’économie de subsistance ne peut être réduite à la simple production et consommation de la force de travail. Elle est production humaine et non humaine. Nous ne pouvons subsister sans l’air que nous respirons, etc.. La production et la consommation de la force de travail mettent toute une vie matérielle en œuvre, des ressources, une énergie bon marché qu’elle ne produit pas. Toute la production n’est pas une production de marchandises par des marchandises. De plus la production marchande produit des produits qu’elle ne consomme pas. Elle produit une force de travail non qualifiée qu’elle n’utilise pas. Elle produit des déchets qui dérèglent la production non marchande. Bref, la croyance selon laquelle la production de marchandises par des marchandises peut absorber toute la production, rêve d’omnipotence de l’économie capitaliste, est toxique. Elle pousse la production marchande à s’abstraire toujours davantage de la production en général (pour une bonne part non humaine, pensez aux énergies fossiles qui ont rendu possible une révolution de la production humaine), jusqu’à s’exterritorialiser du système Terre à la recherche de nouvelles matières.

Il faut remettre le marché à sa place, étage supérieur de l’économie qui ne subsumera jamais toute l’économie, et le soustraire à la domination de l’économie capitaliste qui tend à l’étendre partout. La vie économique non capitaliste est donc constituée d’une économie de subsistance (humaine et non humaine, vie matérielle) et d’une économie de marché. Avec Fernand Braudel et Karl Polanyi, on ne confondra pas économie de marché et capitalisme, même si dans l’histoire occidentale, ils ont été confondus. Je parlerai indifféremment d’économie marchande et d’économie de subsistance, car la subsistance de l’homme n’est pas concevable sans la subsistance de la nature dont il vit. L’économie de subsistance se soucie de la reproduction des conditions de la vie matérielle en général, se focalise sur une économie physique, l’économie marchande sur celle de la production particulière de marchandises par des marchandises, sur une économie monétaire. Il va sans dire que cette production particulière ne peut s’abstraire totalement de cette autre générale. L’économie de marché s’inscrit dans une économie générale que l’on pourra dire écologique[6]. Tant que l’on ne pourra pas produire ex nihilo, créer quelque chose à partir de rien, l’économie de marché aura toujours une économie non marchande comme frontière, comme économie qu’elle a laissée en dehors d’elle. La science économique doit retrouver sa place au sein de l’écologie et de l’anthropologie. Une place certes active, mais non dominante. Il faudra renoncer au mythe de la domination de la nature, il faudra reconnaître que l’économie de marché est soumise à l’économie de subsistance, comme le prouve les crises écologiques et sociales actuelles, mais plus largement notre soumission aux énergies fossiles, au contraire de ce que rêve l’économie capitaliste qu’a nourri le mythe de la domination et qui veut faire oublier cette soumission. Nous sommes dans la nature, au point où nous risquons d’être engloutis, et non plus au-dessus. Soustraire l’économie de marché à l’économie capitaliste, la finance à la production, c’est soumettre l’économie de marché à sa base et non à son étage supérieur. C’est soumettre la vie marchande à la vie matérielle, à la subsistance humaine et à la reproduction du système Terre dont elle dépend. C’est reterritorialiser l’économie marchande que l’économie capitaliste a tendance à déterritorialiser. Le développement des trois étages doit être cohérent, respecter une certaine pyramide où la base ne s’effilocherait pas et où le sommet s’hypertrophierait et se détacherait.

Faut-il pour autant se défaire du troisième étage de l’économie, de son système financier ? Certainement pas, mais il faut certainement revoir le rapport de la finance à la vie marchande, celui de la société marchande et de sa hiérarchie dans la société civile. Il faut revoir leurs attachements. On peut avancer qu’une fois admise la soumission de la production marchande à la production non marchande, il faut aller plus loin, admettre que cela ne peut avoir lieu sans une soumission de la finance à l’économie de subsistance, sans remettre les hiérarchies de l’argent à leur juste place, à côté des autres hiérarchies et non au-dessus d’elles. On pourrait alors traiter convenablement de la question décisive des rapports entre actionnaires, producteurs indépendants et salariés dans la production. Quel contexte permettrait leur collaboration, plutôt que leur opposition ? Quels types de propriétés et quels rapports entre les différents types ? C’est ici que nous interromprons notre réflexion. Nous retiendrons que pour un approfondissement du gouvernement du peuple par le peuple, de la démocratie, nous avons besoin de certains rapports entre société, société civile et société politique et de certains rapports entre les trois étages de l’économie.


*Enseignant chercheur en retraite, Faculté des Sciences économiques, Université Ferhat Abbas Sétif – Ancien député du Front des Forces Socialistes (2012-2017), Béjaia.


Notes

[1] Luc Rouban. La démocratie représentative est-elle en crise ? Cahiers français, n° 420-421, mars-juin 2021, Paris. La Documentation française.

[2] Hélène Landemore, Open democracy, reinventing popular rule for the twenty-one century. Princeton University Press. 2020.

[3] Chez un philosophe théoricien de l’expérimentalisme démocratique, Roberto Unger, il y a beaucoup à prendre. L’opposition entre Science et pratique scientifique bien qu’absente chez cet auteur est assez compensée par l’importance qu’il accorde à l’expérimentation.

[4] Je parle indifféremment de société civile et de société du savoir et de l’avoir.

[5] Fernand Braudel. Dynamique du capitalisme, Arthaud, 1985.

[6] La spécificité de base de l’économie écologique, à distinguer de l’économie environnementale, est de renverser la relation entre économie et nature. Ici, l’économie n’est pas conçue comme un système isolé et autorégulé, mais comme un sous-ensemble intégré dans et dépendant d’une structure plus grande : l’écosystème. Voir Aurélie Marchal. Économie écologique : principes de base. https://base.socioeco.org/docs/r8_marechal.pdf

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