Chercheur à l’Institut de physique du Globe relevant de l’université de Strasbourg (France), chef de la section «sciences de la terre» à l’Académie algérienne des sciences et de la technologie et ancien président de la Commission sismologique africaine, le professeur Mustapha Meghraoui est un sismologue-géologue de renommée mondiale. Présent au pays pour quelques jours, il a bien voulu répondre aux questions du «Quotidien d’Oran».
Le Quotidien d’Oran: Plus de 25.000 morts et plus de 26 millions de personnes touchées dans les régions frappées par un séisme dévastateur à la frontière turco-syrienne. En tant que sismologue, quelle est votre analyse sur l’ampleur des dégâts en matière de vies humaines et de bâti ?
Mustapha Meghraoui: En effet, il s’agit d’une terrible tragédie humaine survenue dans une large région connue pour son activité sismique. Il faut d’abord préciser qu’il y a eu deux séismes : le premier, d’une magnitude 7,8 s’est produit à 2h du matin en heure universelle, suivi d’un deuxième d’une magnitude de 7,7 à 11h du matin. Il faut bien noter qu’il s’agit bien d’un deuxième séisme et non pas une réplique. Il s’agit là de deux séismes dévastateurs superficiels, autrement dit d’une profondeur de 10 à 15 km maximum.
Et quand ce genre de séismes se produisent, ils détruisent tout, sur leur passage sur plus de 50 km de rayon. La violence de ces secousses telluriques fait que tout ce qui est debout s’écroule.
Ceci d’un côté. De l’autre côté, c’est que cette partie du monde était connue comme étant une région sismique. Elle est connue sous le nom de «la faille est-anatolienne», qui s’étend de la partie orientale du pays kurde jusqu’en mer Méditerranée. Il s’agit d’une faille qui fait environ 800 mètres de long. Les premiers 400 km au Nord-Est ont déjà généré des tremblements de terre dans le passé, en 1871 et en 1905 par exemple, alors que la deuxième partie au Sud-Ouest n’a en revanche jamais subi de tremblement de terre de forte amplitude, puisque des études ont montré qu’il y a eu un séisme d’une amplitude moyenne en 1513 et un autre de même amplitude en 1832, le plus ancien étant celui survenu en 1114 qui a dévasté toute la région. L’on parle de plus de 40.000 morts lors de ce séisme.
Q.O.: Il s’agit donc du pire séisme survenu depuis très longtemps, au vu de l’ampleur des dégâts humains et matériels occasionnés ?
M.M.: Oui, le séisme très violent de magnitude 7,8 provoque une faille sur plus de 400 km de longueur, ce qui veut dire que ce sont 400 km de faille qui se sont brutalement réveillés, ce qui ne s’est pas produit depuis 900 ans. Étant donné la très forte magnitude du séisme, il serait dans la logique des choses d’observer des déplacements de l’ordre de huit mètres. Il faut aussi garder en tête que l’échelle des magnitudes de moment n’est pas proportionnelle, il s’agit d’une échelle logarithmique.
Cela ferait donc plus de 900 ans que cette branche de la faille est-anatolienne emmagasine la tension créée par la poussée de la plaque arabe. Et vu la contrainte accumulée, il fallait s’attendre à une catastrophe de ce genre dans cette région. Tout le problème est qu’il était impossible de prévoir quand cela allait se produire. À la suite de ces deux séismes majeurs survenus en Turquie, les répliques sismiques ne cessent d’être enregistrées. Plus de 400 secousses ont ainsi affecté une large partie du pays.
Q.O.: Vous avez déjà participé en tant qu’expert sismologue à une étude sur la définition des zones sismiques dans cette région du globe.
M.M.: En effet, je connais bien cette région du monde. En 2003, juste après le séisme de Boumerdès, j’ai coordonné pour le compte de la Commission européenne, un projet d’étude paléo-sismologique, destinée surtout à la protection des sites culturels au Moyen-Orient. En collaboration avec quatre chercheurs issus des pays comme la Syrie, la Turquie, la Jordanie et le Liban, avec trois experts algérien, anglais et allemand, j’ai encadré ce projet d’étude financé par la Commission européenne dans le cadre de la recherche, comme j’ai fait des études similaires pour le compte d’autres pays, y compris pour l’Algérie consécutivement au séisme de Boumerdès en mai 2003.
Q.O.: Cette tragédie, survenue en Turquie et en Syrie, ravive chez les Algériens des souvenirs douloureux, à l’exemple des séismes meurtriers d’El Asnam en 1980 et Boumerdès en 2003, sommes-nous préparés pour faire face à une catastrophe naturelle d’une telle ampleur ?
M.M.: Pour être franc avec vous, moi, je suis spécialisé dans l’étude de la terre, les traces de tremblement de terre à la surface de la Terre plus précisément. La prévention contre ce genre de fléaux naturels relève plutôt du boulot des ingénieurs spécialisés en génie parasismique et surtout chargés de développer ce que l’on appelle un «code parasismique». Il faut dire que l’Algérie a l’avantage de disposer de l’un des meilleurs codes parasismiques au monde avec des ingénieurs de très haut niveau, sauf que ce code n’est pas appliqué sur le terrain de la réalité. Cela n’est pas spécifique à l’Algérie, d’autres pays souffrent du non-respect des normes parasismiques, à l’image de la Turquie et de l’Italie. Le code parasismique algérien est très bon, il suffit de le modéliser et de l’affiner en permanence.
Q.O.: En plus clair, que signifie précisément un code parasismique ?
M.M.: Cela veut dire que quand une étude est livrée, elle est accompagnée de paramètres spécifiques sous forme de protocole d’application pour chaque construction, comme par exemple la résistance d’un immeuble, des ouvrages d’art, des barrages, etc. Des calculs très pointus sont effectués par les ingénieurs pour assurer la meilleure protection parasismique en fonction de la spécificité de chaque construction. Il faut savoir aussi que le premier code parasismique est hérité de la période coloniale après le premier tremblement de terre de l’ex-Orléans ville en 1956, puis révisé en 1980 avant la loi n°04-20 du 25 décembre 2004 relative à la prévention des risques majeurs et à la gestion des catastrophes dans le cadre du développement durable.
Q. O.: Selon vous, l’Algérie est-elle suffisamment outillée pour faire face à une catastrophe naturelle majeure ?
M.M.: J’insiste pour dire que les ingénieurs du Centre national de recherche appliquée en génie parasismique de Hussein Dey, et leurs collègues du CRAAG de Bouzaréah, font convenablement leur travail. Si les constructeurs appliquent à la lettre le code parasismique, il n’y aura pas de grands dégâts en cas de séisme, sauf que l’Etat, en tant que puissance publique, doit sévir en cas de manquement au respect des règles de construction parasismique. Les cahiers des charges, qui contiennent des clauses obligatoires relatives aux normes parasismiques, doivent être absolument respectés. On ne doit surtout pas essayer de gagner du temps dans la réalisation des projets ni encore moins calculer pour économiser des sous quand il s’agit de sauver des vies humaines. En Californie (USA), le non-respect des normes parasismiques est passible de lourdes peines de prison.
Q.O.: Certains experts affirment que des grandes villes du littoral comme Alger sont directement menacées, partagez-vous cet avis ?
M. M.: Une vérité scientifique, c’est qu’Alger est située sur une limite de faille qui s’étend du Portugal jusqu’en Sicile, dans le sud de l’Italie. Il ne faut pas oublier qu’Alger a été détruite deux fois par des tremblements de terre survenus en 1765 et 1796. Cela m’amène à vous dire que l’une de nos recommandations principales en tant que sismologues-géologues est de déplacer les grandes villes vers l’intérieur des terres. Vu la densité de population dans une ville comme Alger, en cas de catastrophe naturelle majeure, il est aisé d’imaginer l’ampleur des dégâts. Même certaines nouvelles villes, sans les citer, ont été mal pensées.
Q.O.: En votre qualité de président de la section «sciences de la terre» à l’Académie algérienne des sciences de la technologie, est-ce que votre institution est consultée pour des études dans le domaine parasismique?
M.M.: Pour être honnête, non. Nous ne sommes pas consultés, on ne l’a jamais été depuis la création de l’Académie en 2015. Personnellement, j’ai été sollicité une fois par la présidence de la République en 2003, pour réaliser des expertises post-séisme de Boumerdès.
Q.O.: Travaillez-vous sur des projets à l’heure actuelle ?
M. M.: Je travaille actuellement sur un projet pour le compte du gouvernement tunisien, un travail de recherche qui consiste en la définition des zones sismiques dans ce pays frère et ami.