Algérie / Omar Aktouf, Professeur des universités : «Définissons notre modèle de société!»

     

Omar Aktouf, intellectuel algérien installé au Canada, est professeur titulaire de management à HEC Montréal. Détenteur de plusieurs hauts diplômes dont Ms. Psy, Ms. Gestion-Éco du développement, MBA et PhD en économie-management, il enseigne autant au Canada que dans différents pays, à travers trois continents et en différentes langues. Il cumule une carrière de cadre dirigeant en entreprises durant une quinzaine d’années, puis de professeur, chercheur et consultant international. Il a à son actif près d’une centaine de publications en revues scientifiques en plusieurs langues, plus d’une dizaine de livres.

L’Expression: En tant que spécialiste, vous tirez la sonnette d’alarme sur la dualité entre le modèle de société et le modèle économique. Pouvez-vous nous en expliquez les tenants et les conséquences de cette contradiction?

Omar Aktouf: En effet, je me suis maintes fois exprimé sur ce sujet, sous bien des formes. Hélas, comme dit l’adage, n’est pas plus aveugle que celui qui ne veut voir, ni plus sourd que celui qui ne veut entendre. Le fait que ces alertes que je lance depuis maintenant des dizaines d’années, ne soient pas entendues, ni écoutées, ni encore moins relayées, est dû à plusieurs facteurs. Tout d’abord l’immense majorité, sinon la totalité, des intellectuels, politiciens, gens d’affaires… économistes… sont formés et «formatés» à ne penser qu’en termes de logique du capitalisme, et pire, du capitalisme néolibéral financier dominant (car il en existe d’autres, ce sur quoi nous reviendrons plus bas). Tous ces gens n’ont, en fait, presque aucune autre «arme» mentale pour penser autrement qu’en termes néolibéraux, du fait de l’hégémonie sans partage, imposée par et accordée à ce modèle. Inutile de dire que l’on voit bien, aujourd’hui, les catastrophes et cataclysmes en tous genres auxquels ce modèle nous mène. Faute de tenir compte du social (incluant l’écologique) ce paradigme, qui n’est ni pensée économique, ni économie, ni science, ni théorie… mais tout simplement «logique de fonctionnement du capitalisme et desiderata des capitalistes» (croissance et enrichissement infinis, privatisations des profits et socialisations de coûts, élimination des régulations étatiques…) creuse indéfiniment et toujours plus rapidement sa propre tombe (voir notamment, John Hobson: Imperialism).
Il est plus qu’impératif et urgent de mettre la société et la nature avant et au-dessus de tout modèle économique: définissons avant tout, le type de société que nous désirons; un «projet de société», puis les rapports que nous voulons entretenir avec la Nature… et bien après le modèle économique qui convient aux réalisations et au maintien de ce type de société et rapports à la Nature, voilà les bases de toute économie minimalement «intelligente». Or, le modèle néolibéral c’est exactement l’inverse. On en voit les résultats!

Vous avez toujours défendu dans vos livres et chroniques l’idée de «sortir du stupide piège économique néolibéral de la croissance infinie pour tous». Pensez-vous que la phase actuelle du monde est idoine à même de rompre avec ce statu quo néolibéral?

Oui, et non! Ce statu quo néolibéral protège et garantit beaucoup trop d’intérêts colossaux, incommensurables. C’est la raison pour laquelle je dis «non». Il n’est qu’à voir ce que donnent les risibles cirques que sont les «COP» (le SG de l’ONU les qualifiait il y a quelques jours de «sièges de promesses creuses». Bien au contraire de ces promesses, d’après tous les rapports sérieux (ceux du Giec, de l’ONU…): les néfastes conséquences du néolibéralisme ne discontinuent guère, et ont même pratiquement doublé depuis les trente dernières années! Aujourd’hui, avec la Guerre d’Ukraine… on en est à hausser inconsidérément les usages des énergies fossiles. C’est tout simplement parce qu’on ne sait pas faire autrement (même les filières dites «vertes» s’avèrent, en amont et en aval, souvent plus polluantes que l’on veut bien le faire croire). Je dis aussi «oui» car il arrivera -si ce n’est déjà fait- le moment où on n’aura plus d’autres choix que de mettre fin abruptement à nos manières actuelles de faire fonctionner ce monde: c’est-à-dire entrer dans une inexorable nécessité de décroissance tous azimuts (n’oublions pas que déjà, nous usons par an, presque deux fois plus que tout ce que la Terre peut donner, et que plus du tiers de la population n’a plus d’accès direct à l’eau potable). Hélas, ce ne sera qu’acculés à une disparition imminente que ce genre de décisions seraient prises.

Vous êtes l’adepte d’une monnaie de la mondialisation autre que le dollar. La conjoncture actuelle que traverse le monde n’est-elle pas propice pour aller dans cette optique?

Bien sûr! Cela fait des années que ce genre de période propice à un changement de cet ordre monétaire et financier mondial insensé et injuste depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale aurait dû être à l’ordre du jour. C’est une chose que j’ai toujours clamée et défendue. Car, à business et économie mondialisés, il FAUT une monnaie et une gouvernance tout aussi mondialisées. Sous l’égide d’instances transnationales (ONU ou autres). Mais ce sont les «Grands Vainqueurs» de la Seconde Guerre qui ont imposé leur monnaie et donc leur hégémonie multiforme sans partage. C’est un système de dictature financière US et de vol monétaire répandu sur la planète. Point! Oui donc, heureusement que le Brics effectue déjà une grosse partie de ses échanges en Won. Une économie différente et un système monétaire alternatif existent déjà. Il faudra en «formaliser et généraliser» plus concrètement et officiellement les nouveaux mécanismes de régulations finances-économies, et aboutir à une monnaie qui prendra le relais du dollar.

L’Algérie n’est pas isolée du monde en pleine transformation. Comment voyez-vous le processus du changement économique et social de l’Algérie dans le sillage des remodelages qui se font actuellement au niveau international?

L’Algérie n’est pas isolée du reste du monde et ne peut l’être. Mais je répète ce que j’ai toujours préconisé: faire comme la Malaisie de Mahatir. Sortir de la mainmise des IFI et de la domination idéologique franco-américaine. «Regarder vers l’EST» (formule de Mahatir dont le pays est désormais «développé»), c’est-à- dire vers le Japon, la Chine, la Corée… et même la Russie si on se donnait la peine d’y voir ou d’en entendre autre chose que la propagande occidentale! Donc, rompre avec le sempiternel et létal modèle franco-US, ses multinationales, ses banques, ses monnaies… et faire appel immédiat àux coopérations japonaises, allemandes, scandinaves, asiatiques…

On vous attribue la déclaration suivante: «L’Algérie dispose de richesses matérielles et humaines nécessaires pour faire face à des situations de crises». Pouvez-vous être plus explicite?
Personnellement je n’ai pas souvenir d’avoir prononcé cette phrase, pas plus que du contexte. Cela dit, je dirai que notre pays, en plus des énormes ressources en hydrocarbures encore à découvrir, possède, en son sol, tout ce qui est nécessaire pour s’engager dans quasi n’importe quelles filières industrielles ou agricoles (plaines mal utilisées, Hauts-Plateaux, Sahara, réseaux hydriques souterrains à recenser). Si on ajoute les colossaux capitaux informels, et les non moins colossaux en offshore… tout cela deviendrait un «levier» que beaucoup de pays nous envieraient sérieusement. Sur le plan humain, une démographie dont la taille et la jeunesse peuvent ouvrir, en quelques années, d’insoupçonnables horizons. Ceci associé aux énormes potentialités que recèle notre diaspora de partout au monde… alors, oui, que ce soit crises financières mondiales, crise de type Covid ou autres, et si notre pays est capable de faire adhérer à une mobilisation collective, toutes ces ressources de sorties de crises ne demanderaient qu’à s’exprimer.

Vous avez toujours dénoncé la collusion des «clercs du management» avec le pouvoir dominant. N’y a-t-il pas un paradigme concret en mesure de mettre un terme à cette mainmise ultra-libérale?

Voici une réponse très directe à votre question: oui! Il existe même plusieurs alternatives au modèle US dominant. Il suffirait de lire cinq ou six livres essentiels – pas plus – pour comprendre et s’en convaincre: 1- «Capitalisme» de Michel Albert; 2- «Capitalisme contre La grande désillusion» du Nobel Joseph Stiglitz; 3- «Demain la décroissance» de Nicolas Georgescu-Roegen; 4- «Comment les riches détruisent la planète» de Hervé Kempf; 5- «L’Horreur économique» de Viviane Forrester; «Halte à la croissance» de Meadows-Forrester et «Club de Rome» (publié en 1972!)…; et si je puis me permettre un de mes best-sellers mondiaux «La stratégie de l’autruche». Un certain Bruno Amable a recensé jusqu’à cinq types de capitalismes presque radicalement différents dans le monde! Pourquoi choisir l’américain?
On peut choisir par exemple, celui que préconise M. Albert: le «Nippo-Rhénan» (nom inspiré par les pas qui l’appliquent: Japon, Allemagne, Scandinavie) qui est un modèle qui, depuis les politiques économiques gouvernementales jusqu’à la «cogestion» en entreprise, et l’admission du syndicat comme force gestionnaire et naturel «contrepoids» démocratique face au patronat – est évidemment bien «autre» que le néolibéral. Mais… moins séduisant pour les classes dominantes, et autres patrons… On s’acharne à faire l’autruche pour les raisons exposées plus haut, mais aussi parce qu’aucun modèle ou paradigme alternatifs ne sont ni évoqués, ni enseignés, ni connus… ni voulus par nos «élites»… et pour cause!

Dans votre livre «Halte au gâchis: En finir avec l’économie-management à l’américaine» vous avez abordé la question de la «mondialisation». Le Brics peut-il se substituer à ce modèle d’intoxication financière planétaire?

J’ai partiellement répondu à cette question plus haut. J’ajouterai ici simplement que Nous n’avons plus aucun autre choix de sortir du néolibéralisme! Continuer ainsi les affaires économiques et managériales n’est même plus une option depuis longtemps. Et chaque jour supplémentaire sous ce régime représente des décennies de dégâts et de gâchis toujours plus difficiles à compenser. Que le néolibéralisme et sa mondialisation ne soient que nouvelle facette (en plus féroce et impitoyable) des ex-hégémonies colonialistes est un truisme: il suffit de lire le livre que vous mentionnez et aussi «La stratégie de l’autruche». Je répondrai donc très directement et radicalement «oui!», le Brics (et ses nombreux sous-produits latino-américains surtout accords et traités économiques qui courent hors hégémonie du dollar: Alba,, Alcoa, Pacte Andin, Mercosur, Can, Caricom, Mcca…) est indéniablement une porte de sortie de cet inique ordre mondial imposé par les USA et ses vassaux depuis 1947! L’agitation frénétique dont fait preuve l’Occident – USA en tête – avec les guerres un peu partout, les provocations contre la Russie et la Chine, la grave atteinte à l’économie allemande avec le sabotage (et bien signé) du gazoduc russe… sont une preuve de ce que cet Occident est aux abois devant les avancées du Brics. Quel que soit le nouvel ordre financier mondial qui en sortira, il sera infiniment moins inique et dévastateur que l’actuel.


 

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *