Patrimoine palestinien : une station fondatrice

     

par Mourad Betrouni *

Le 29 juin 2012, le Comité du patrimoine mondial (CPM), réuni à Saint-Pétersbourg, en Fédération de Russie, avait adopté la « Décision 36 COM 8B.5 », d’inscrip tion du « Lieu de naissance de Jésus : l’église de la Nativité et la route de pèlerinage, Bethléem, Palestine, sur la Liste du patrimoine mondial sur la base des critères (IV) et (VI) ». L’évènement était d’importance, une année seulement, après l’entrée de la Palestine à l’UNESCO, le 31 octobre 2011, dans un contexte mondial perturbé par les évènements du « printemps arabe ».

Cet évènement, d’il y a une dizaine d’années, participe de l’actualité et de ce qui se passe, aujourd’hui, à Ghaza et en Cisjordanie Il s’agit d’un dossier UNESCO concernant la Palestine, dans lequel l’Algérie avait joué un rôle de premier plan mais qui n’a pas été porté à l’opinion. Nous avons considéré opportun d’en parler, aujourd’hui, non pas pour revenir sur les aspects formels et normatifs, qui sont consignés dans les archives de l’UNESCO et donc à la portée, mais pour restituer certains faits inédits, dont nous avions été témoins et parfois même auteurs et qui méritent d’être portées à l’attention.

QUELS ETAIENT LES ENJEUX ?

En juin-juillet 2012, l’Algérie avait participé en sa qualité de membre, à la 36ème session du Comité du patrimoine mondial (CPM) (1) à Saint-Pétersbourg. Après une longue absence, l’élection de l’Algérie au CPM en 2011, à Paris, dès le premier tour, avec une forte majorité de voix (110 voix), parmi un premier peloton, constitué par l’Allemagne, le Japon…, lui conférait une place de premier ordre et donc une lourde responsabilité vis-à-vis des Etats qui lui ont accordé leur confiance.

L’élection de l’Algérie, par l’Assemblée générale des Etats parties, était concomitante de l’élection de la Palestine en qualité de membre de l’UNESCO. L’Algérie était mise au-devant de la scène, d’une part ; par sa position vis-à-vis d’Israël, d’autre part par sa stabilité, face aux bouleversements et troubles régionaux et également par l’état de santé de ses ressources financières, qui lui conféraient un rôle de premier ordre.

Ces élections se sont déroulées dans un climat de forte tension, marqué, notamment, par les évènements du « printemps arabe » et une crise financière acerbe en Europe. Par son statut de pays stable, sa crédibilité et sa solvabilité, des atouts qui lui garantissaient la liberté d’agir, L’Algérie était appelée à envisager les approches requises en matière d’alliances au sein même de l’UNESCO et du CPM, sur des dossiers qui d’apparence techniques (délimitation, consistance et propriété des biens culturels et naturels, relation Etats/communautés locales).

L’ALGERIE ET LE GROUPE ARABE V (B)

Suivant les textes de l’UNESCO, la notion de « Groupe » a été créée pour remédier à un déséquilibre dans la répartition des sièges au sein du Conseil exécutif de l’UNESCO. Les Etats membres de l’UNESCO sont répartis en groupes électoraux régionaux pour des raisons pratiques et non politiques. Six groupes électoraux ont été constitués, jusque-là : Groupe I (États d’Europe occidentale et autres), Groupe II (États d’Europe orientale), Groupe III (États d’Amérique latine et des Caraïbes), Groupe IV (États d’Asie et du Pacifique), Groupe V (a) (États d’Afrique), Groupe V (b) (États arabes).

Ce type de regroupement permet d’élire les États membres du Conseil exécutif (CE) de l’UNESCO, selon un dispositif régional, en garantissant à chaque région un certain nombre de sièges au CE. Il en est de même du CPM, le découpage régional n’est qu’une simple « pratique habituelle d’assurer une représentation équitable des différentes régions et cultures ». Dans les faits, les choses sont un peu plus complexes, l’engagement des Etats parties est parfois confondu dans une sorte de consensus de « Groupes », sur des questions qui peuvent relever de la souveraineté même des Etats.

Dans la session du CPM de Saint-Pétersbourg, le groupe arabe était constitué par l’Algérie, le Qatar, l’Irak et les Émirats Arabes Unis. C’est dans le contexte du « printemps arabe » que le groupe arabe devait construire les consensus, à la lumière des lectures et des positions politiques de chaque Etat sur cet évènement.

LES ORGANES CONSULTATIFS DU CPM

Le CPM est conseillé dans ses choix et ses décisions par trois organisations internationales : l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN), organisation non gouvernementale, organe consultatif du CPM pour les aspects liés au patrimoine naturel. Le Conseil international des monuments et des sites (ICOMOS) organisation non gouvernementale, organe consultatif du CPM pour les aspects liés au patrimoine culturel. Le Centre international d’études pour la conservation et la restauration des biens culturels (ICCROM), organisation intergouvernementale, organe consultatif du CPM pour les aspects liés à la conservation et la restauration des biens culturels.

Ces trois organes participent à l’élaboration des schémas conceptuels et techniques du CPM, à travers des experts qui réalisent des missions d’évaluation et de suivi sur l’état de santé de santé des sites du patrimoine mondial et sur les opportunités d’inscription des sites dans liste du patrimoine mondial. Ils examinent les projets de décisions soumis par le CPM et donnent leurs avis et suggestions.

L’ALGERIE ET LE DOSSIER PALESTINIEN

A Saint-Pétersbourg, la délégation de la Palestine, représentée par son Ambassadeur auprès de l’UNESCO, en tant qu’observateur, a sollicité la délégation algérienne(2), membre du CPM, pour présenter un amendement au projet de décision, soumis par l’ICOMOS au CPM, qui refusait l’inscription de l’Eglise de la Nativité de Jésus à Bethlehem sur la liste du patrimoine mondial.

Le sujet était d’un enjeu politique considérable, considérant le travail de coulisses, entrepris par un puissant lobby pour empêcher l’inscription de l’Eglise de la Nativité de Jésus à Bethlehem sur la liste du patrimoine mondial, c’est-à-dire empêcher la reconnaissance mondiale d’une patrimonialité territoriale palestinienne (3). Consciente des difficultés du contexte et du climat de tension, l’Algérie a accepté de présenter et défendre le dossier palestinien, partant de la conviction que ce dossier était techniquement juste et le rapport de l’ICOMOS non pertinent. Avant de s’engager, l’Algérie a fait savoir au Groupe arabe, le sens de sa stratégie de plaidoyer (4).

Le jour « J », le 29 juin 2012, en séance plénière, la Présidente du PCM (5) invita l’Algérie à introduire l’amendement au projet de décision soumis par l’ICOMOS, qui refusait l’inscription de l’Eglise de la Nativité de Jésus à Bethlehem.

Un membre de la délégation algérienne (6) pris le premier la parole, en prononçant la déclaration suivante :

« Madame la Présidente ; je veux être rassuré, moi qui suis de confession musulmane, nous parlons bien de l’Eglise de la Nativité, de là où est né Jésus de Nazareth, le Messie, le Prophète ?Qui oserait, entre nous, douter, ne serait-ce qu’un seul instant du caractère universel et exceptionnel – Nous dirions même qui transcende l’exceptionnel – de ce haut lieu de la mémoire de l’humanité, lieu fondateur d’une religion : Le christianisme. Alors, de quoi s’agit-il au juste ? C’est la première proposition d’inscription d’un site du patrimoine mondial par la Palestine, une année après son adhésion à l’UNESCO.

Une Palestine à forte majorité musulmane qui a élu le plus emblématique des lieux de la chrétienté comme patrimoine de l’humanité. N’est-ce pas là un acte hautement symbolique qui devrait nous inspirer dans la conduite de nos travaux.

Nous nous attendions, Madame la Présidente, à ce que ce soit les experts de l’ICOMOS eux-mêmes qui expriment le caractère d’urgence et non pas le Comité. »

Ce libellé, qui a été rédigé sous la forme d’un plaidoyer, allait déterminer le cheminement des débats : L’idée de musulmans (Palestine) qui classent un site chrétien, est en soi la traduction d’une reconnaissance de la valeur universelle exceptionnelle (VUE) du lieu de naissance de Jésus. Une idée qui dépassait le cadre restreint de l’expertise de l’ICOMOS, en créant une situation nouvelle : la recherche d’un consensus, par la solution du vote à main levée. Qui oserait voter la non reconnaissance de la VUE de l’Eglise de la Nativité et l’urgence de sa protection ?

Ainsi, par le vote (13 voix pour, 6 contre et 2 abstentions), l’Eglise de la Nativité est inscrite sur la liste du patrimoine mondial. L’Algérie peut être fière d’avoir participé à cet acte fondateur : Le premier site palestinien inscrit sur la liste du patrimoine mondial.


*Dr.


Renvois

(1) par ordre alphabétique : Afrique du Sud, Algérie, Allemagne, Cambodge, Colombie, Émirats Arabes Unis, Estonie, Éthiopie, Fédération de Russie, France, Inde, Irak, Japon, Malaisie, Mali, Mexique, Qatar, Sénégal, Serbie, Suisse, Thaïlande.

(2) La délégation algérienne était représentée par M. Lahcen Biskri, Délégué permanent de l’Algérie auprès de l’UNESCO, Mme Rachida Zadem : membre du Comité du patrimoine mondial, chargée d’études et de synthèse et Mourad Betrouni, Directeur de la protection légale des biens culturels et de la valorisation du patrimoine culturel, Zouhir Ballalou, chargé d’études et de synthèse.

(3) « Pour Israël et les Etats-Unis, ce verdict prouve que l’Unesco s’est prononcée sur la base de considérations politiques et non culturelles », « Au lieu de prendre des décisions pour faire avancer la paix, les Palestiniens adoptent des initiatives unilatérales qui ne font que «l’éloigner », a insisté le bureau du Premier ministre israélien, Benyamin Netanyahou, tandis que l’administration américaine se déclarait « profondément déçue » (Article de Laurent Zecchini, publié dans le Monde du 02 juillet 2012 : « Colère d’Israël après l’inscription de la Nativité à l’Unesco », « Le gouvernement israélien et les Etats-Unis dénoncent une démarche « politique »).

(4) Le groupe arabe était composé par les membres du CPM (Algérie, Qatar, Irak, Émirats Arabes Unis) et des membres arabes observateurs (Jordanie, Sultanat d’Oman, Palestine…). Mr Mounir Bouchenaki, Directeur de l’ICCROM, participait à ces séances.

(5) Le CPM était dirigé par un Bureau constitué par : un Président : S.E. Mme Mitrofanova Eleonora (Fédération de Russie), un Rapporteur, Mme Beatriz Hernández Narváez (Mexique) et de cinq Vice-présidents, Afrique du Sud, Émirats Arabes Unis, France, Malaisie, Mexique.

(6) Betrouni Mourad.

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