Quel bilan pour l’Occident?

             par Michael Brenner *

Les dirigeants occidentaux vivent deux événements accablants: la défaite en Ukraine et le génocide en Palestine. L’un est humiliant, l’autre honteux. Pourtant, ils ne ressentent ni humiliation ni honte. Leurs actions montrent clairement que ces sentiments leur sont étrangers, ils ne sont pas en mesure de briser les barrières profondément enracinées des dogmes, de l’arrogance et des insécurités profondément encrées. Ces dernières ne sont pas seulement politiques, mais aussi personnelles. C’est là que réside l’énigme. En conséquence, l’Occident s’est engagé sur la voie du suicide collectif. Suicide moral à Gaza; suicide diplomatique: les bases en sont jetées en Europe, au Moyen-Orient et dans toute l’Eurasie; suicide économique: le système financier mondial basé sur le dollar est menacé, et l’Europe désindustrialisée. Ce n’est pas un beau tableau. Etonnamment, cette autodestruction se produit sans qu’il y ait de traumatisme majeur, ni de l’extérieur ni de l’intérieur. C’est là une autre énigme, apparentée.

Une politique occidentale «idiote, grotesque et dangereuse»

Certaines explications de ces anomalies sont fournies par les récentes réactions des dirigeants occidentaux à la détérioration des conditions: aux émotions, à la politique dominante, aux préoccupations de politique intérieure, aux propres egos. Ces réactions entrent dans la catégorie des comportements de panique. Au fond d’eux-mêmes, ils sont effrayés, anxieux et agités. Biden et consorts à Washington, Macron, Scholz, Sunak, Stoltenberg, von der Leyen en Europe. Il leur manque le courage de leurs convictions déclarées ou le courage de regarder la réalité en face. La vérité crue est qu’ils se sont placés eux-mêmes et leurs pays dans un dilemme dont il n’y a pas d’issue tant qu’ils s’en tiennent à leurs intérêts actuels définis par eux-mêmes, et à leur engagement émotionnel. C’est pourquoi nous observons une série de réactions qui sont à la fois idiotes, grotesques et dangereuses.

Sans réflexion

L’exemple n°1 est le projet proposé par le président français Emmanuel Macron de déployer du personnel militaire de membres de l’OTAN en Ukraine, afin de servir de fil d’achoppement. Sous la forme d’un cordon autour de Kharkov, Odessa et Kiev, ce déploiement devrait empêcher les forces russes d’avancer vers ces villes, de peur de tuer des soldats occidentaux et de risquer ainsi une confrontation directe avec l’Alliance. C’est une idée très discutable, qui fait fi de la logique et de l’expérience et qui défie le destin. La France a depuis longtemps déployé des membres de ses forces armées en Ukraine, où ils ont programmé et fait fonctionner des équipements sophistiqués, notamment les missiles de croisière Scalp. De nombreuses personnes ont perdu la vie lors d’une frappe de représailles russe il y a quelques mois, au cours de laquelle leur lieu de séjour a été détruit. Paris s’est plaint du comportement antisportif de Moscou, qui avait riposté aux assaillants, et a crié au scandale. Il s’agissait de représailles pour la participation française au bombardement meurtrier de la ville russe de Belgorod. Alors pourquoi s’attendre à ce que le Kremlin abandonne une opération coûteuse mettant en jeu des intérêts nationaux vitaux parce que des troupes occidentales en uniforme seraient déployées autour de villes pour faire le piquet? Moscou serait forcée à la passivité par d’élégants uniformes disposés sous des bannières surdimensionnées portant l’inscription «Don’t mess with Nato»?

Des années de présence de troupes
occidentales dirigées par les Etats-Unis

Par ailleurs, les forces armées ukrainiennes sont déjà soutenues par des milliers d’Occidentaux. Dès le début, environ 4 à 5 000 Américains ont assumé des tâches opérationnelles importantes. La présence d’une grande partie des Américains remonte à plusieurs années avant le début des hostilités il y a deux ans. Ce contingent a été renforcé l’été dernier par un groupe supplémentaire de 1700 personnes, annoncé comme un corps d’experts en logistique chargé de détecter et d’éliminer la corruption sur le marché noir de biens volés. Les gens du Pentagone se sont infiltrés dans l’armée ukrainienne, des unités de planification du quartier général aux techniciens et forces spéciales, en passant par les conseillers de terrain. Il est de notoriété publique que les Américains ont exploité l’artillerie sophistiquée à longue portée HIMARS et les batteries antiaériennes Patriot. Ce dernier point signifie que les membres de l’armée américaine s’impliquent pour des armes qui tuent des Russes, et qu’ils appuient peut-être même sur la gâchette. En outre, la CIA a mis en place un système polyvalent massif capable de mener un large éventail d’activités de renseignement et d’opérations, à la fois de manière indépendante et en collaboration avec le FSB ukrainien. Cela comprend aussi le renseignement tactique sur une base quotidienne. Nous ne savons pas s’ils ont également joué un rôle dans la campagne d’assassinats ciblés en Russie.
La Grande-Bretagne a également joué un rôle décisif. Son personnel spécialisé a opéré les missiles Storm Shadow (l’équivalent des missiles Scalp français) qui ont été utilisés contre la Crimée et ailleurs. Le MI-6 a également joué un rôle de premier plan dans la planification de plusieurs attaques contre le pont de Kertch et d’autres infrastructures critiques. La principale leçon que l’on peut tirer de cet aperçu est que le déploiement de troupes européennes à des endroits clés en tant qu’otages humains n’est pas tout à fait nouveau. Leur présence n’a pas empêché la Russie de les attaquer sur place ou, comme dans le cas de la France, de les traquer dans leurs logements.

Les colis alimentaires américains: une démonstration éhontée
de leur manque de scrupules

Impitoyable: la preuve n°2 est le largage américain d’une cargaison dérisoire d’aide humanitaire en mer au large de Gaza. Cette action bizarre relève à la fois de l’absurde et du grotesque. Les Etats-Unis ont été les principaux complices de la dévastation israélienne de la bande de Gaza. Leurs armes ont tué 30000 personnes dans la bande de Gaza, en ont blessé plus de 70000 et ont dévasté des hôpitaux. Washington a activement bloqué toute tentative sérieuse de l’UNWRA de fournir de l’aide en retenant les fonds nécessaires au financement de ses opérations, tout en regardant silencieusement Israël bloquer les points d’entrée depuis l’Egypte et massacrer les habitants qui attendaient l’arrivée d’un convoi de nourriture. De plus, les Etats-Unis ont opposé leur veto à toute tentative de mettre fin au bain de sang par le biais de résolutions de cessez-le-feu du Conseil de sécurité de l’ONU. Ce geste absurde de jeter des palettes par l’ouverture d’un avion ne fait donc que souligner le mépris américain pour les vies palestiniennes, son mépris de l’opinion publique mondiale et la soumission éhontée au diktat d’Israël.

La Grande-Bretagne, larbin
des Etats-Unis: trahison de la liberté d’expression et d’association

Immoral: la pièce à conviction n°3 émane de Rishi (Sage) Sunak, le Premier ministre britannique par intérim. Il est un fervent partisan d’Israël et a toujours critiqué les manifestations pacifistes qui protestent contre les attaques dirigées contre les habitants de Gaza, les considérant comme un obstacle à un cessez-le-feu à long terme et à une solution politique. Il perpétue ainsi la longue tradition d’allégeance britannique à son suzerain américain. La semaine dernière, il a intensifié son attaque en dénonçant les manifestations comme des outils du Hamas, repris par des terroristes, lesquels menaceraient de déchirer le pays. Il les a qualifiées de «loi de la plèbe», ce qui a été souligné par la victoire électorale de l’outsider George Galloway, qui a battu les Tories (et le parti travailliste) lors d’une élection partielle. Bien sûr, rien ne prouve qu’un demi-million de citoyens pacifiques soit un cheval de Troie pour des djihadistes musulmans. Ce manque d’égards est reconnaissable pour ceux qui sont familiers avec la nature hautaine que cultive la classe supérieure anglaise et qui, dans ces cercles haut placés, contamine même un arrivant dont les origines remontent au Raj indien. Condescendance envers les rangs inférieurs, attitude de donneur de leçons sur les limites du comportement acceptable. Cette attitude s’accompagne souvent de remarques désobligeantes à l’égard de groupes ou de nationalités qui ne s’alignent pas. Le fait que Sunak lui-même ne se gêne pas de faire des remarques désobligeantes, quelles que soient les allusions, à l’encontre des musulmans montre la permanence des préjugés culturels ainsi que l’ouverture historique de la classe supérieure anglaise envers les personnes ayant de l’argent ou du prestige, même aujourd’hui de la part d’un rishi. Je suppose qu’il faut y voir un progrès social.
Ce qui est dangereux dans la démagogie intempestive de Sunak, ce n’est pas qu’elle aggrave la culpabilité de l’Occident dans la question palestinienne. Les protagonistes de la région, tout comme le reste du monde, sourient aux grandes envolées rhétoriques de la Grande-Bretagne, sachant pertinemment que ce pays n’est en réalité que le fidèle compagnon de l’Amérique. Au contraire, cela ouvre une brèche dans l’engagement du pays en faveur de la liberté d’expression et d’association. En effet, cela revient à considérer que tout désaccord public avec la politique de Her Majesty’s Government (le gouvernement britannique) équivaut à une trahison.

Sous l’hypocrisie occidentale:
le soutien à l’épuration ethnique

En ce qui concerne le nettoyage ethnique violent des Palestiniens, on peut affirmer à juste titre que la complicité des gouvernements occidentaux, par leur armement et leur soutien inconditionnel aux actions cruelles d’Israël, constitue un comportement grotesque. Inutile de mettre en avant des éléments particuliers parmi les différents gouvernements. L’épisode dans son ensemble est grotesque. C’est ainsi qu’il est perçu par la quasi-totalité du monde en dehors des pays de l’Occident collectif. Cela représente environ deux tiers de l’humanité. Pourtant, les élites politiques de nos nations semblent ignorer et/ou mépriser ce jugement. Cela ne les dérange guère d’être considérées par les «autres» comme inhumaines, archi-hypocrites et racistes. Dans de nombreux cas, ces fortes impressions sont encore renforcées par des souvenirs traumatisants de la manière dont elles ont elles-mêmes été assujetties, piétinées et exploitées au cours des siècles par des personnes qui leur ont enseigné avec certitude la supériorité des valeurs occidentales, exactement comme elles le font aujourd’hui.

Tout est bon pour pousser
à l’escalade de la guerre

Il y a des initiatives qui présentent manifestement un risque évident de voir éclater une guerre en Europe. Jens Stoltenberg, le belliqueux secrétaire général de l’OTAN, a hardiment déclaré la semaine dernière que les alliés occidentaux devraient donner le feu vert à l’Ukraine pour qu’elle utilise les missiles de croisière qu’elle a acquis en vue de frapper des cibles situées en Russie même. Ces armes incluent le Storm Shadow, le Scalp, le Taurus à longue portée que l’Allemagne pourrait prochainement acheminer et du matériel similaire qui sera fourni par les Etats-Unis (peut-être tiré à partir des F-16 déjà en place). D’autres dirigeants occidentaux ont fait allusion à une action de cette envergure et les factions les plus intransigeantes de Washington y sont favorables. Poutine a prévenu qu’une telle escalade de la part de l’Occident – comme dans le cas du déploiement hypothétique des troupes de l’OTAN en Ukraine – provoquerait une réponse militaire de la part de Moscou. Il est clair que les hostilités qui s’ensuivraient risqueraient d’échapper à tout contrôle et d’atteindre le seuil nucléaire.

Les dessous du déni de réalité occidental

Dans l’ensemble, les actions des dirigeants occidentaux – soutenus par les élites politiques de leurs pays – sont révélatrices d’un modèle de comportement qui a perdu tout lien avec la réalité. Elles procèdent par déduction à partir de dogmes non étayés par des faits objectifs. Elles se contredisent en toute logique, sont imperméables aux événements qui bouleversent le contexte et sont radicalement déséquilibrées en ce qui concerne la pondération des risques et les probabilités de réussite. Comment expliquer cette «irrationalité»? Il existe des conditions générales qui favorisent ou encouragent l’abandon d’un raisonnement rationnel. Elles incluent: les tendances socioculturelles nihilistes de nos sociétés postmodernes contemporaines; leur susceptibilité à l’hystérie collective/aux réactions émotionnelles exagérées face à des événements troublants – le 11 septembre, le terrorisme islamique, la fable de l’ingérence russe dans l’élection présidentielle de 2016 parmi bien d’autres sujets politiques, l’évocation du menaçant dragon chinois, les effrayantes prédictions d’une guerre inévitable avec la RPC, les affirmations farfelues selon lesquelles Poutine projette de lancer des opérations tous azimuts pour conquérir l’Europe jusqu’à la Manche. Les deux dernières sont alimentées par les angoisses latentes, c’est-à-dire la peur, engendrées par des crises antérieures de psychopathologie de masse. Ces allégations, qui sont en fait purement fictives, ont gagné en popularité parmi les hauts responsables militaires, les chefs de gouvernement et les «penseurs» stratégiques.

Une politique de pouvoir sans retenue
alimente des peurs irrationnelles

Revenons aux composantes de la panique. Nous avons noté la peur – à la fois de ce qui est identifiable et de ce qui est inconnu – et les sentiments subconscients d’insécurité. Ceux-ci trouvent leur origine dans une matrice de bouleversements déstabilisants de l’environnement mondial au sein duquel évoluent les sociétés occidentales. Ils se renforcent à leur tour mutuellement avec des évolutions intérieures préoccupantes. Le résultat est double: la déculturation de tout débat raisonnable concernant les politiques douteuses – laissant les prémisses et les finalités non vérifiées, et ouvrant des opportunités aux personnes ou aux factions animées de l’intention téméraire de remodeler l’espace géopolitique mondial en fonction des spécifications hégémoniques américaines. Pour ce faire, nos dirigeants manipulent et instrumentalisent les facteurs de désorientation émotionnelle et de suivisme politique. L’exemple le plus frappant est celui des soi-disant «néo-cons» à Washington (qui comptent Joe Biden parmi leurs frères d’armes), qui ont créé un réseau de partisans aux opinions similaires à Londres, Paris, Berlin et aux deux extrémités de Bruxelles [Dit OTAN et UE].

Le nihilisme étouffe le moindre sursaut de conscience dans l’ivresse du pouvoir

Qu’en est-il de la perplexité que nous avons soulignée quant à l’absence quasi-totale de sentiments de culpabilité ou de honte – en particulier à propos de Gaza, du fait de se sentir humilié aux yeux du monde? Dans un contexte marqué par le nihilisme, les considérations relatives à la conscience n’ont plus lieu d’être. En effet, le rejet implicite des normes, des règles et des lois libère l’individu de ses pulsions, de ses idées ou de ses intérêts égoïstes. Une fois le surmoi éliminé, on ne ressent plus l’obligation de se juger par rapport à une norme externe ou abstraite. C’est l’épanouissement des tendances narcissiques. La même psychologie supprime également tout besoin d’éprouver de la honte. Celle-ci ne peut en effet se manifester que si nous faisons subjectivement partie d’un groupe social dans lequel le statut personnel et le sentiment de valeur dépendent de la façon dont les autres nous perçoivent et du respect qu’ils nous accordent ou non. En l’absence de ce genre d’identité communautaire, qui implique une sensibilité à l’opinion, la honte ne peut exister que sous la forme perverse du regret de n’avoir pu satisfaire le besoin exigeant et dévorant d’autosatisfaction. Cela vaut pour toutes les nations, mais aussi pour leurs dirigeants pris individuellement. 

Source: Première edition sur https://scheerpost.com/2024/03/08/michael-brenner-the-wests-reckoning/  avec l’amicale autorisation de l’auteur

(Traduction Horizons et débats)


Michael Brenner est professeur émérite de sciences politiques à l’université de Pittsburgh et membre du Centre pour les relations transatlantiques à SAIS/Johns Hopkins. Il a été directeur du programme de relations internationales et d’études mondiales à l’université du Texas. M. Brenner est l’auteur de nombreux ouvrages et de plus de 80 articles et publications. Parmi ses ouvrages les plus récents, on peut citer: Democracy Promotion and Islam; Fear and Dread in The Middle East; Toward A More Independent Europe; Narcissistic Public Personalities & Our Times. Il a également été publié aux Presses universitaires de Cambridge (Nuclear Power and Non-Proliferation), au Centre for International Affairs de l’université de Harvard (The Politics of International Monetary Reform) et à la Brookings Institution (Reconcilable Differences, US-French Relations in The New Era). Ses recherches portent sur la politique étrangère américaine, la théorie des relations internationales, l’économie politique internationale et la sécurité nationale. Il a auparavant travaillé au Foreign Service Institute, au Ministère américain de la défense et à Westinghouse.


Monument à la mémoire des soldats sovietiques tombés lors de la bataille de Vienne en avril 1945. Le traité d’Etat autrichien de 1955 prévoit expressément sa conservation durable comme témoinage historique. Les dernières années, il y a eu plusieurs tentatives de le retirer. Le motif en sont les stéréotypes antirusse habituels. Après le 24 févirier 2022, des inconnus ont peinte en bleu et en jaune une clotûre de chantier derrière le monument d’honneur. (photo ef/km))

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