Le livre d’Elizabeth Perego, Humor and Power, 1920-2021, ou comment les Algériens ont pu transcender les événements

Cet ouvrage compte 292 pages

 

Le livre d’Elizabeth Perego, “Humor and Power in Algeria, 1920-2021”

                           Par Arezki Ighemat, Ph.D in economics

                           Master of Francophone Literature (Purdue University)

 

                    “Revolution is serious but not austere. It has to know how to smile and laugh at itself” (Bachir

                            Boumaza, former minister of interior, quoted by Elizabeth Perego, op. cit, p. 59).

                   “Jokes are ‘thermometers’ for social unrest but can never be ‘thermostats’ (Elizabeth Perego,

                            Humor and Power in Algeria, 1920-2022, p. 5).

                   “Algerians often refer derisively to their country as ‘Bled Mickey’/the country of Mickey Mouse’

                         When something goes awry, particularly wih their undemocratic political system” (Elizabeth

                          Perego, op. cit, p. 10).

 

Le titre du livre d’Elizabeth Perego, Humor and Power in Algeria, 1920-2021 » (l’humour et le pouvoir en Algérie, 1920-2021, publié par Indiana University Press en 2023) peut prêter à controverse car il met en présence deux activités, l’humour et le pouvoir, qui, à première vue, semblent ne rien à voir l’une avec l’autre, mais à la lecture du livre, il n’y a aucun doute que les deux sont intimement liés comme l’auteure le montre à travers tout le texte. L’auteure analyse comment, depuis l’indépendance et notamment pendant les années 1990s—qui ont reçu divers noms, « Décennie Noire », Epoque du Terrorisme, Années de Sang, Sale Guerre, Deuxième Guerre d’Algérie, Guerre Civile, etc—l’humour, sous ses différentes formes (orale, écrite, films, théâtre, bandes dessinées, caricatures, etc, a servi comme moyen, pour la population, de transcender la violence résultant du conflit entre les autorités algériennes et les groupes affiliés au Front Islamique du Salut. Si le livre se focalise sur les années 1990s, il examine aussi comment l’humour était utilisé pendant la période coloniale. Le livre est divisé en cinq chapitres.

Le premier chapitre, intitulé « Side-splitting while nation-forming, 1914 to the 1980s” (Usage de l’humour parallèlement à la formation de la nation, 1914 jusqu’aux années 1980s). Le deuxième chapitre, « Humour in Rebellion and Uncertain Times, 1980 to 1992 » (l’humour pendant les années de révolte et les périodes d’incertitude, 1988-1992). Le troisième chapitre, portant le titre de « Laughing at Victims and Assailiants Through Popular Jokes From the Black Decade » (Rire des victimes et des assaillants par le biais de blagues populaires au cours de la Décennie Noire). Le quatrième chapitre, « Drawing lines through the Ambiguity of Terror, 1992-1997” (Dessiner les lignes dans le contexte de l’ambiguïté de la terreur, 1992-1997). Le cinquième et dernier chapitre—mais pas le moindre comme nous le verrons plus loin—s’intitule « ‘Dancing on Coffins’ and ‘Drumming Up Memory’ During Reconciliation, 1997-2005 » (‘Danser sur les cercueils’ et faire revivre la mémoire durant la phase de réconciliation, 1997-2005). Le livre se termine par une conclusion portant le titre « Remembering Algeria’s 1990s Conflict and Humor Over Times » (Se remémorer le conflit des années 1990 en Algérie et l’humour à travers les époques).

Le livre s’ouvre par une Introduction dont le titre est « The Price of Humour in Algeria’s Time of Terrorism » (Le prix de l’humour en Algérie pendant l’époque du terrorisme). Dans cette introduction, l’auteure commence par indiquer pourquoi elle a choisi le titre « Humor and Power in Algeria, 1920 to 2021 » : « C’est parce que le rôle de l’humour en tant qu’espace populaire de définition et de redéfinition de la nation que j’ai choisi le titre « Humor and Power in Algeria » (p.15). L’auteure dira que « En plus d’être une histoire de l’humour et de ses fonctions à travers les époques, ce livre souligne l’importance de l’humour comme source de la recherche historique » (p.14). Toujours sur le rôle de l’humour, Elizabeth Perego écrit « A travers l’humour, les Algériens avancent des idées sur les motivations des acteurs politiques ainsi que sur la nature de la Décennie Noire » (p.16). Elle ajoute que « En raison ou non de son ambiguïté, l’humour peut avoir des effets sociaux significatifs et peut même façonner les évènements sociaux ». La preuve de l’influence de l’humour sur les évènements socio-politiques est que les acteurs politiques « have viewed humor as a threat to their authority » (les acteurs politiques considèrent l’humour comme une menace à leur autorité) (p.6). Par ailleurs, si le livre ne se focalise pas spécifiquement sur la Décennie Noire—mais couvre la période 1920-2021—l’auteure ne pouvait pas ne pas rappeler le contexte politique de violence qui caractérisait cette période, en passant par la problématique des divers noms attribués à cette période qu’elle cite souvent en dialecte algérien : « Waqt al Irhab » (époque du terrorisme), (années de sang), « guerre sans nom », « el hachriya sawda/el hamra »» (Décennie Noire/Décennie Rouge), « Guerre Civile », « Tragédie Nationale », « Guerre contre les Civils », etc. Elle dira, à ce propos, que l’absence d’un terme précis pour ce conflit […] montre la grande ambiguïté et l’inexistence d’un discours unifié ou de mémoires sociales entourant le conflit » (p.20).

Dans le chapitre 1, dont le titre est « Usage de l’humour tout en construisant la nation, 1914 jusqu’aux années 1980s », l’auteure souligne que l’emploi de l’humour en Algérie remonte au 7è siècle, au temps des conteurs d’histoires (storytellers) qui participaient aux festivals et autres évènements sociaux, soit en solo, soit en groupes, sous la forme de « guwwak » (diseurs), « maddah » (diseurs de louanges), « hakawati » (conteurs), « malhum » (poèmes), « karakuz » (marionnettes, fréquentes pendant la période Ottomane), etc. L’auteure dira que cette dernière forme humoristique avait été interdite par les autorités coloniales qui l’avaient remplacée par ce qu’elles appelaient « Cagayous », qui critiquaient les comportements des « indigènes » et qui étaient plus apologétiques envers les colons. Ce chapitre rappelle aussi le rôle important joué par le théâtre de Abdelkrim Bachtarzi dans lequel des mots jusque-là interdits—« huquq » (droits), « watan » (nation), « ittihad » (unité), « bladna » (notre pays), « qahr » (répression)—ont été utilisés, notamment dans la pièce appelée « Béni oui, oui ». L’auteure parle aussi de la répression que les autorités coloniales françaises avaient exercée contre les pièces de Bachtarzi et autres humoristes algériens. C’est ainsi que la pièce « Béni, oui, oui » a été plusieurs fois interdite (p.49).

Le chapitre 2, « l’humour en périodes de révoltes et en temps incertains, 1988-1992 » parle de l’usage de l’humour pendant la révolte d’Octobre 1988 et après. L’auteure dira que les jeunes algériens étaient sortis dans les rues parce qu’ils « railed against corruption and the disdain that they believed the state and country‘s kleptocratic elite had shown them” (parce qu’ils s’insurgeaient contre la corruption et le dédain [la ‘hoggra »] que cette élite kleptocratique manifestait à leur égard). Rappelons qu’un régime politique est considéré comme « kleptocratique » lorsque ses dirigeants utilisent leur pouvoir pour s’approprier les ressources du pays. L’auteure résume le fonctionnement de la kleptocratie dans le cas algérien en ces termes « Young people particularly became enraged as party officials and generals lined their pockets with embezzled state money while ordinary civilians suffered from a lack of steady income and endured long lines to get even the most basic necessities” (Les jeunes, en particulier, étaient devenus furieux parce que les officiels du Parti [le FLN] et les généraux remplissaient leurs poches de deniers spoliés à l’Etat tandis que les citoyens ordinaires n’avaient pas un revenu suffisant et enduraient de longues chaînes pour se procurer les biens de nécessité les plus vitaux) (p.82). L’auteure dira encore que l’humour était utilisé par la population pour exprimer son rejet du régime kleptocratique du pays, notamment du gouvernement Chadli Bendjedid et sa politique. Concernant les partis politiques, elle dira que les humoristes leur ont donné des noms drôles. C’est ainsi que le RCD (Rassemblement pour la Culture et la Démocratie) est appelé « Rassemblement Contre Dieu » ; le FIS (Front Islamique du Salut) est désigné par le vocable « Femme Interdite de Sortie » ; et le FFS (Front des Forces Socialistes) est surnommé « Fatma T’fettel Seksu » (Femme roulant le Couscous) ou encore « Femmes Faut Sortir ».

Dans le chapitre 3, « Rire des victims et des assaillants par le biais des blagues au cours de la Décennie Noire », Elizabeth Perego cite un certain nombre de blagues sur les présidents (notamment sur Chadli Bendjedid) et explique que l’humour peut avoir plusieurs objectifs. Il sert à critiquer le « Pouvoir » et ses représentants, comme il peut servir ses intérêts. Un de ces objectifs, explique l’auteure, est de permettre à la population de transcender les évènements et la violence de l’époque : « By themselves, jokes worked as touchtones of resistance to the terror, significant elements that permitted Algerians to survive during unprecedented period of carnage, a sign of how banal death had become » (En elles-mêmes, les blagues fonctionnaient comme des outils de mesure de la résistance à la terreur, éléments importants permettant aux Algériens de survivre pendant les périodes inédites de carnage, un signe indiquant comment la mort était devenue si banale) (p.121). L’auteure ajoute « […] certain jokes appear to have strictly served as a pressure valve for the bitter sentiments and hopelessness that plagued the population at the time” ([…] les blagues semblent avoir servi strictement comme une valve de sécurité contre les sentiments d’amertume et le désespoir qui minaient la population à certains moments) (p.140).

Le chapitre 4, « Dessiner les lignes face à l’ambiguïté de la terreur, 1992-1997 » montre qu’en dépit de la violence extrême qui régnait de 1992 à 1997, les humoristes trouvaient quand même le moyen de faire rire la population prise entre le marteau et l’enclume. L’auteure montre que c’est précisément pour ce travail de transcendance des évènements que les journalistes et les humoristes étaient ciblés et assassinés pour beaucoup d’entre eux, accusés qu’ils étaient de travailler pour l’Etat. Une des blagues faites à ce sujet est celle qui consiste à dire que les journalistes ainsi visés font partie du « hit parade » (p.153). L’auteure dira que quelques 100 000 dessins humoristiques avaient été produits durant les « années de terrorisme », dessins entre lesquels elle devait choisir. Elle parle aussi des restrictions et de la répression qui étaient appliquées par les autorités du pays contre les journalistes et les humoristes. Par exemple, elle citera Mohamed Samraoui, un ancien des services algériens d’intelligence (DRS) qui aurait affirmé que le DRS avait établi un service de presse chargé de manipuler l’opinion publique (p.157). De la même manière, l’auteure dira que, selon un rapport de Human Rights Watch de 1997, le gouvernement de l’époque aurait installé des « comités de lecture » pour contrôler les articles publiés dans les journaux nationaux et locaux afin qu’aucune information relative à la sécurité ne soit divulguée, allant jusqu’à saisir les journaux ou à sanctionner les journalistes qui en enfreignaient les instructions. Elle cite le cas du journaliste/humoriste Chawki Amari « who spent a month in prison in July 1996 for a caricature insinuating that the forces of order in charge in the country […] had sullied Algeria’s national flag” (Chawki Amari avait passé un mois en prison en Juillet 1996 pour une caricature insinuant que les forces de l’ordre en charge dans le pays […] avaient souillé le drapeau national du pays) (p.181). L’autre moyen, selon Elizabeth Perego, utilisé par les autorités consistait à menacer de suspendre les subventions accordées par l’Etat aux journaux, les poussant ainsi à l’endettement et les obligeant, soit à se conformer aux règles étatiques, soit à cesser leurs activités.

Le chapitre 5, « Les bandes dessinées ‘Danser sur les cercueils’ et la recollection de la mémoire pendant la période de réconciliation, 1997-2005 » parle de l’usage de l’humour au cours de la période de

réconciliation nationale résultant des lois Bouteflika de 1999 sur la Concorde Civile et de 2005 sur la Charte de la Paix et Réconciliation Nationale. Dans ce chapitre, l’auteure parle du contexte dans lequel les lois Bouteflika sur la réconciliation avaient été adoptées. Elle dira que si ces lois ont ramené la paix et la sécurité, elles n’ont pas éclairci le doute qu’elles semaient sur le sort réservé aux terroristes ayant commis des crimes individuels ou collectifs—tueries, viols, etc—ainsi que les mesures prises à l’égard des victimes et des disparus et de leurs familles. Elle dira, parmi tant d’autres choses, « The public was left in the dark as to whether those terrorists who had placed bombs or killed or raped individuals had received adequate punishment under the law” (Le public était maintenu dans l’obscurité sur la question de savoir si les terroristes ayant posé des bombes, tué ou violé des individus avaient reçu les châtiments adéquats selon la loi) (p.196). Elle dira, à ce propos, « Throughout the campaign that Bouteflika had spearheaded in support of the Civil Concord, the president also repeated that ‘those with blood on their hands’ would be ineligible to benefit from the full terms of amnesty” (Au cours de la campagne qu’il avait menée en faveur de la Concorde Civile, Bouteflika avait répété que ‘ceux qui ont du sang dans leurs mains’ ne seraient pas éligibles pour bénéficier des termes généraux de la l’amnistie) (p.196). Elle parlera aussi du rôle joué par les dessins humoristiques dans le maintien de la mémoire des victimes et des disparus. Parlant des caricaturistes, elle écrit « These cartoonists voiced sharp, articulate, and at times searing opinions concerning the terms of the peace agreements and reminded readers of ongoing and pas violence, they would violate the memory of Algerians who had perished in the conflict, a memory that cartoonists kept alive for readers” (Ces caricaturistes ont exprimé des opinions virulentes claires et dans certains cas même très dures à propos des termes des accords de paix et ont rappelé aux lecteurs la violence en cours et celle du passé et qu’elles violeraient la mémoire des Algériens qui ont péri dans le conflit, mémoire que les caricaturistes ont gardé vivante pour les lecteurs) (p.199). L’auteure cite Jacob Mundy qui considère que « Algeria’s reconciliation process was aimed at concluding the conflict without ascribing it a history, a collective story, or narratives that a nation as a whole coule use in the future when referring to events” (Le processus de réconciliation en Algérie avait pour objectif de mettre fin au conflit sans pour autant l’inscrire comme période de l’histoire algérienne, comme un conte collectif, ou encore comme une série de narrations que la nation toute entière utiliserait dans le futur pour faire référence à ces évènements) (p.201). Elle dira que les caricaturistes comme Dilem, le HIC, et plusieurs autres, ont contribué, par leurs dessins, à la remémoration de cette partie de l’histoire algérienne. Elle parlera aussi des représailles exercées par les autorités politiques contre ces humoristes. C’est ainsi, dira-t-elle, que Dilem entamera une grève de la faim en juin 2001 pour « dénoncer les restrictions à la liberté d’expression dans le pays ». D’après l’auteure, selon le journal Le Monde, Dilem était considéré comme « le cauchemar du Pouvoir » (p.211). Selon l’auteure toujours, qui cite l’écrivain et journaliste algérien Mustapha Benfodil, Dilem aurait été 38 fois référé devant la justice pour ses caricatures et aurait été passible de 9 années de prison si ces sanctions n’avaient pas été suspendues (p.214). Les mêmes persécutions avaient été aussi appliquées contre le caricaturiste Le HIC.

En conclusion, Elizabeth Perego soutiendra que, en dépit des restrictions et des lois adoptées par le régime algérien (notamment l’article 46 de la Charte Nationale pour la Paix et la Reconciliation, qui réprime la diffusion d’informations se rapportant à la Décennie Noire), les humoristes algériens ont pu exprimer leurs idées et opinions et défier le discours officiel par leurs caricatures (p.241). In fine, l’auteure maintient que « l’humour et le pouvoir sont des phénomènes intimement liés en Algérie ». Elle ajoute Elizabeth Perego « Humor has historically served as a site of significant political engagement when regimes have curtailed other outlets for civilians political expression, almost a constant throughout the territory’s modern history » (L’humour a historiquement servi comme moyen d’un engagement politique important, notamment dans les périodes où les régimes politiques avaient réduit les moyens des citoyens d’exprimer leurs opinions politiques, ce qui est une quasi constante dans l’histoire moderne du pays) (p.243). Dans cet article, nous n’avons pas cité les nombreuses caricatures et les multiples exemples d’humour que l’auteure a indiqués dans son livre pour éviter d’allonger le texte. Cependant, pour une compréhension plus complète du livre, il est absolument nécessaire de lire le livre dans son entièreté.

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