BRICS : de la dépendance à la contestation du dollar américain

 

 

 Les mois d’avril et mai 2023 ont été agités dans la presse internationale par les déclarations des pays des BRICS concernant leur volonté de créer une nouvelle monnaie de réserve afin de réduire leur dépendance à l’égard du dollar américain (USD).

Si de telles prises de position apparaissent dans le contexte de la guerre entre la Russie et l’Ukraine et des sanctions économiques et financières de grande envergure à l’encontre de la première, cette volonté de réduire le rôle international du dollar a des précédents. Ainsi, lorsque le dollar s’est fortement déprécié entre 1976 et 1978, les pays du Golfe ont un moment considéré l’opportunité de libeller le pétrole dans une autre monnaie. Cette velléité s’est rapidement estompée avec la remontée du dollar à partir de 1979. Il convient aussi de rappeler qu’à la suite du premier choc pétrolier mondial en 1973, les États-Unis ont fait pression sur l’Arabie saoudite, premier producteur mondial, afin que cette dernière continue de libeller le pétrole en dollar. En échange de cet accord, l’Arabie saoudite a obtenu la garantie d’un soutien militaire américain assurant sa sécurité (1). Cet exemple illustre l’étroite imbrication entre facteurs économiques et géopolitiques au niveau des relations monétaires internationales.

Le premier sommet des BRICS (2) en 2009 portait déjà l’idée de réformer le système monétaire et financier international. Par suite, les gouvernements des BRICS ont régulièrement réaffirmé cette volonté. Au début de la décennie 2010, les deux leaders de ce mouvement, la Chine et la Russie, se situent encore dans une perspective réformiste. Il ne s’agit pas de fixer de nouvelles règles du jeu mais d’adapter les anciennes aux nouveaux rapports de force internationaux. L’annexion de la Crimée par la Russie en 2014 et le changement de perception quant au leadership américain à la suite de la crise financière mondiale de 2008-2009 vont progressivement changer la donne. La Chine et la Russie se positionnent davantage en pays « révisionnistes » de l’ordre libéral international. Les discussions sur les questions monétaires internationales s’inscrivent dans une rivalité entre grandes puissances (3).

La dépendance économique à l’égard du dollar

L’USD est la principale monnaie de libellé des échanges commerciaux et des transactions financières à l’échelle mondiale. L’USD représente près de 62 % des avoirs et engagements des banques internationales ; en avril 2022, 88 % des transactions journalières sur les marchés de change étaient en USD ; fin 2022, sa part dans les réserves officielles de change étaient de près de 59 % (4). Cette dépendance génère deux principaux problèmes pouvant expliquer la volonté de diversifier les monnaies de réserve.

En premier lieu, les variations du taux de change du USD exercent une influence importante sur les conditions financières internationales. Plus précisément, beaucoup de pays émergents et en développement rencontrent des difficultés à s’endetter dans leur propre monnaie sur les marchés internationaux. Les financements en USD sont privilégiés. Or, lorsque l’USD s’apprécie, les conditions financières internationales se tendent en raison de la montée des risques au niveau international (5). L’une des raisons à cela est que l’appréciation du USD dégrade le bilan des agents non-américains endettés dans cette devise, élevant ainsi leur niveau de risque. Une conséquence importante est un ralentissement dans les flux bancaires internationaux.

En deuxième lieu, les pays émergents sont particulièrement sensibles à la politique monétaire des États-Unis. L’épisode de la « guerre des monnaies » entre certains pays émergents et les États-Unis en est une illustration flagrante. Lorsque la banque centrale américaine a mené des politiques massives d’expansion monétaire, la conséquence pour beaucoup de pays émergents a été des entrées brutales de capitaux entraînant une appréciation de leur monnaie. C’est ainsi que le Brésil et l’Inde ont accusé les États-Unis d’exporter la crise, dont ils étaient les principaux responsables, en direction des pays émergents. Le point important est que la banque centrale américaine a rejeté la responsabilité des difficultés des pays émergents sur leur propre politique laissant ainsi de côté les implications internationales des orientations de politique monétaire de la banque centrale émettrice de la principale monnaie internationale (6).

Une dépendance aux dimensions géopolitiques

Farrell et Newman (7) ont apporté une contribution importante pour comprendre les enjeux géopolitiques liés à la domination de l’USD à travers le concept d’« interdépendance armée » (interdependence weaponization ). Considérant que la globalisation s’accompagne de la mise en réseau de nombreuses activités économiques, ils soulignent que la dynamique des réseaux est asymétrique — certains acteurs sont plus critiques que d’autres car ils forment des hubs mettant en relation de nombreux autres acteurs — impliquant une « inégalité d’influence ». La localisation des réseaux est elle-même asymétrique car concentrée dans les pays avancés, notamment aux États-Unis. Deux effets sont distingués : l’« effet panoptique » (panopticon effect), dans lequel un État contrôlant un hub surveille les flux d’informations afin d’exercer une influence, et l’« effet de goulot d’étranglement » (chokepoint effect), dans lequel un État peut exclure ou limiter la participation de tiers au réseau. Le degré de pouvoir coercitif de l’État dépend de sa capacité à contrôler les hubs. Lorsque le degré de centralité d’un réseau est très élevé — ce qui signifie que les acteurs publics et privés n’ont pas d’alternative efficace —, un État peut exercer les deux effets. C’est le cas de la finance internationale centrée sur l’USD.

Le changement fondamental est que les États-Unis ont progressivement adopté une approche unilatérale allant jusqu’à prendre des mesures pouvant être contraires aux intérêts de leurs alliés. La décision du président Trump de se retirer de l’accord international sur le nucléaire iranien en mai 2018 en est un exemple. Le réseau SWIFT (Society for worldwide interbank financial telecommunication) est ici particulièrement représentatif en raison de la domination de l’USD. Il présente en effet toutes les caractéristiques d’une structure de réseau en étoile (hub-and-spoke) où peu d’acteurs ont des liens directs entre eux. Les États-Unis ont ainsi la capacité, même unilatéralement, d’utiliser des effets de panoptique et de goulot d’étranglement pour influencer d’autres pays. Ils l’ont fait avec l’Iran, ils le font avec la Russie.

Dans la mesure où le refus d’accès au réseau SWIFT est une forme d’arme nucléaire financière, il existe une puissante incitation à mettre en œuvre des alternatives.

La capacité d’influence des BRICS

Les rivalités monétaires sont une des composantes de la géopolitique mondiale au sens où la monnaie, lorsqu’elle est largement internationalisée, peut devenir un instrument politique effectif que l’État peut utiliser afin d’atteindre des objectifs de politique étrangère. On parle alors de currency statecraft. Le concept de pouvoir (power) recouvre deux dimensions importantes pour notre propos (8). Ce concept fait d’abord référence aux ressources et capacités dont un État dispose pour atteindre certains buts (9). Le pouvoir fait référence à la capacité de modifier le comportement des autres États afin d’atteindre ces buts. Le pouvoir a ici une dimension externe. Cependant, le pouvoir ne peut se réduire à la capacité d’influence. Il fait en effet aussi référence à l’idée de capacité d’action entendue comme une question d’indépendance politique. Un État sera considéré comme ayant du pouvoir s’il est capable d’agir de manière unilatérale, c’est-à-dire de prendre librement des mesures sans subir des pressions extérieures. Le pouvoir est synonyme d’autonomie : on ne cherche pas à exercer une influence sur les autres, mais les autres ne sont pas en mesure de vous influencer. Le pouvoir est interne.

Du point de vue de l’équilibre des pouvoirs (balance of power), la distinction est importante. L’autonomie est une condition nécessaire pour que le pouvoir devienne capacité d’influence. Elle n’est pas pour autant une condition suffisante pour qu’un État exerce une capacité d’influence. Du point de vue de la dépendance à l’égard du USD, peut-on considérer que les BRICS améliorent leur autonomie et leur capacité d’influence ? Il est difficile de répondre en considérant les BRICS comme un seul bloc. D’une part, il existe clairement deux leaders, la Chine et la Russie. D’autre part, les trois autres pays ont des liens commerciaux importants avec les États-Unis. En fait, sur le plan des échanges internationaux, le seul pays occupant une place importante dans les échanges intra-BRICS est la Chine. Sur le plan financier, que l’on considère les investissements directs étrangers ou les investissements de portefeuille, les liens financiers sont encore plus marginaux.

Dans cette perspective, c’est de la Chine que l’on doit attendre un élément structurant aux évolutions évoquées précédemment. Depuis plusieurs années maintenant, les autorités chinoises ont adopté une stratégie de promotion de l’internationalisation du renminbi (RMB) dont on peut donner quelques illustrations. Sur le plan commercial, elles encouragent l’utilisation du RMB dans les échanges bilatéraux via notamment le réseau de swaps mis en place avec 40 banques centrales, la majorité de pays émergents et en développement. Ce réseau de swaps, d’un montant de près de 3 800 milliards de RMB (527 milliards de USD) est le plus important au monde. Dans les faits, ce réseau est aussi un instrument de stabilité financière internationale (10), en particulier pour les pays endettés auprès de la Chine dans le cadre de la Belt and Road Initiative (BRI). En 2018, la Chine a créé un produit dérivé sur le marché Futures (11) concernant le prix du pétrole libellé en RMB. Ce marché est encore de très petite taille par rapport à celui en USD, mais il dépasse déjà les contrats échangés à Dubaï et à Tokyo. Compte tenu de la taille du marché du pétrole — près de 2 000 milliards de dollars —, les enjeux sont stratégiques en termes d’internationalisation de la monnaie. Il ne faut pas non plus négliger le poids des BRICS sur le marché mondial du pétrole en tant que consommateurs et producteurs. En 2015, la Chine a créé un système de paiement interbancaire transfrontalier appelé Cross-border interbank payment system. Si pour l’instant ce système est relié au réseau SWIFT, il a toutes les caractéristiques pour servir d’alternative à ce dernier.

Ces initiatives jouent positivement dans la recherche d’une plus grande autonomie. Du point de vue de l’influence, c’est sans doute dans l’architecture institutionnelle que les effets potentiels peuvent être les plus importants. Un premier pas a été franchi en 2014 avec la création de la nouvelle banque de développement et d’un fonds commun de réserves de change. Si l’on fait souvent référence à la capacité de structuration d’un espace d’influence organisé autour de la Chine via la BRI, il ne faut pas sous-estimer les réseaux institutionnels à dimension plus politique, par exemple la Shanghai Cooperation Organization et les réseaux de dialogues mis en place dans différentes régions du monde. En effet, c’est à travers cette architecture institutionnelle que la Chine offre progressivement une alternative à l’ordre libéral occidental.

Un futur incertain

Pour reprendre le titre d’un ouvrage de Kirshner (12), le futur n’est pas écrit. Comme nous l’avons rappelé, ce n’est pas la première fois que le dollar est contesté. En dépit des nombreuses incertitudes sur l’évolution des relations internationales en cours, ce qui paraît acquis est que l’économie mondiale se dirige vers une plus grande multipolarité. La question reste ouverte de savoir si cette multipolarité va déboucher sur une fragmentation du système économique mondial ou si différents blocs vont coexister à l’intérieur d’un ordre institutionnel amendé. Une autre interrogation porte sur le degré d’acceptabilité d’un réseau d’alliances asymétrique centré sur la Chine. Enfin, le trumpisme en tant que mouvement politique est désormais une réalité pour les États-Unis. Cela soulève le problème fondamental de la pérennité des alliances américaines. De notre point de vue, la réponse à la question monétaire se trouve ici.


Auteur : Jean-Pierre Allegret

Enseignant-chercheur en économie au sein du laboratoire Groupe de recherche en droit, économie et gestion (GREDEG), CNRS et Université Côte d’Azur.


Notes

(1) Benjamin J. Cohen, Currency power, understanding monetary rivalry, Princeton University Press, 2015.

(2) L’Afrique du Sud rejoint les BRICS en 2011.

(3) Il existe une abondante littérature sur cette question. Cooley et Nexon (Exit from hegemony, the unraveling of the American global order, Oxford University Press, 2020) donnent un aperçu des différents niveaux de contestation de l’ordre libéral international.

(4) Données de la Banque des règlements internationaux, « Locational banking statistics », mis à jour le 27 juillet 2023 (https://​www​.bis​.org/​s​t​a​t​i​s​t​i​c​s​/​b​a​n​k​s​t​a​t​s​.​htm) et « Triennial central bank survey of foreign exchange and over-the-counter (OTC) derivatives markets in 2022 » (https://​www​.bis​.org/​s​t​a​t​i​s​t​i​c​s​/​r​p​f​x​2​2​.​htm) ; le calcul se fait sur 200 %, deux monnaies étant concernées par des transactions sur les marchés de changes. FMI, COFER, « World Currency Composition of Official Foreign Exchange Reserves » (https://​rb​.gy/​7​5​vw2).

(5) Jean-Pierre Allegret, Pascal Le Merrer, Deniz Ünal, Économie de la mondialisation, une reconfiguration en marche, De Boeck Supérieur, Bruxelles, 2020, p. 176-181.

(6) Eswar S. Prasad, The dollar trap : How the U.S. dollar tightened its grip on global finance, Princeton University Press, 2014, p. 126-157.

(7) Henry Farrell, Abraham Newman, Underground empire : How America weaponized the world economy, Penguin Books, Londres, 2023. Henry Farrell, Abraham Newman, « Weaponized interdependence : How global economic networks shape state coercion », International Securities, 44, 2019, p. 42-79.

(8) Pour une analyse des différentes représentations du pouvoir dans les relations internationales, voir David A. Baldwin, Power and international relations, a conceptual approach, Princeton University Press, 2016. 

(9) Benjamin J. Cohen, op. cit., p. 29.

(10) Sebastian Horn, Bradley C. Parks, Carmen M. Reinhart, Christoph Trebesch, « China as an international lender of last resort », NBER Working Paper, n°31105, avril 2023.

(11) Le « future » est un contrat à terme par lequel deux parties s’engagent à acheter ou vendre une quantité déterminée d’un actif sous-jacent (ici du pétrole), à une date d’échéance et à un prix convenus à l’avance. Ils sont utilisés pour des opérations de protection contre les variations du prix du pétrole, mais aussi pour anticiper les prix futurs.

(12) Jonathan Kirshner, An unwritten future, realism and uncertainty in world politics, Princeton University Press, 2022.


           BRICS : 16 nouveaux pays prévoient d’abandonner le dollar en 2024

par Cameroonvoice

16 pays caressent l’ambition de marcher dans le sentier de l’abandon de la domination du dollar dans le commerce international avec l’option des monnaies locales.

Les BRICS, acronyme de l’association commune du Brésil, de la Russie, de l’Inde, de la Chine et de l’Afrique du Sud, s’efforcent depuis des années de remettre en question l’hégémonie économique des États-Unis. Récemment, 16 autres pays ont uni leurs forces, prévoyant d’abandonner le dollar américain pour traiter les échanges entre eux en monnaies locales. Dans la mosaïque de ces pays, il y a les dix pays de l’ANASE, un bloc de dix pays comprenant le Brunei, le Cambodge, l’Indonésie, le Laos, la Malaisie, le Myanmar, les Philippines, Singapour, la Thaïlande et le Viêt Nam.

Des pays d’Afrique et du Moyen-Orient, tels que le Pakistan, l’Irak, la Turquie, le Pakistan, le Nigéria et l’Égypte, devraient prétendre à l’une des places supplémentaires au sommet des BRICS de 2024. Ce changement a pris de l’ampleur ces derniers temps, et les pays prennent de plus en plus leurs distances par rapport au dollar américain.

Qu’est-ce que le plan ?

Le plan consiste simplement à supprimer le dollar américain dans les échanges bilatéraux entre 16 nouveaux pays comme l’Iran, le Pakistan, le Kazakhstan et l’Afghanistan. Ces pays utiliseront leurs monnaies locales, préférant traiter entre eux plutôt qu’avec leurs partenaires commerciaux les plus importants. Il convient de noter que cette mesure réduirait lentement l’importance du dollar dans l’économie mondiale, créant ainsi un monde plus multipolaire.

Implications

Tout d’abord, il est pertinent de noter que les États-Unis exercent un pouvoir économique massif en tant que monnaie de réserve mondiale. Pour mettre les choses en perspective, plus de 60% des paiements dans le monde sont effectués en dollars. Cette réalité renforce le contrôle des États-Unis sur le financement mondial et leur donne une influence considérable sur les accords commerciaux. Cependant, lorsque ces 16 nouvelles nations commenceront à utiliser des monnaies locales dans les échanges bilatéraux, le pouvoir et l’influence du dollar américain sur l’économie mondiale commenceront à être réduits à néant.

De plus, les conséquences négatives de ce mouvement atteindraient les côtes américaines. Lorsque ces pays commenceront à utiliser leurs monnaies locales pour leurs échanges commerciaux, la demande de dollars diminuera considérablement, ce qui entraînera une réduction de sa valeur et de son pouvoir. Dans le pire des cas, cela peut créer une crise économique alors que les États-Unis luttent pour maintenir leur statut d’économie mondiale dominante.

Pourquoi c’est nécessaire

Compte tenu de la position dominante de l’Amérique dans l’économie mondiale, il est devenu évident que les pays du monde entier souhaitent un système plus multipolaire. Les États-Unis ont exercé trop de pouvoir en contrôlant la monnaie de réserve mondiale, ce qui a conduit à des accords commerciaux inéquitables qui ont endommagé les économies de nombreux pays dans le monde. Ces pays réalisent maintenant que s’ils continuent à dépendre du dollar américain, cela entravera continuellement leur croissance économique.

La décision de ces 16 nouveaux pays d’abandonner le dollar américain dans les échanges bilatéraux et d’utiliser leurs monnaies locales est une étape audacieuse dans la création d’un monde plus multipolaire. Elle marque un changement de paradigme dans les politiques économiques mondiales, les nations devenant moins dépendantes du dollar américain. Bien que cette décision puisse avoir des conséquences négatives pour les États-Unis, il s’agit d’une étape cruciale pour rectifier les accords commerciaux inéquitables qui ont affecté les économies émergentes.

source : Cameroonvoice

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