Cela fait près de 23 ans que, sur TomDispatch, je décris notre monde tel qu’il est. Je me suis frayé un chemin tout au long de trois présidences et demie – si Dieu le veut, cela pourrait faire quatre en novembre ! J’ai regardé à bonne distance (et j’insiste sur ce terme !) les guerres désastreuses et sans fin de l’Amérique au cours de ce siècle. J’ai vu le dernier budget militaire atteindre presque 900 milliards de dollars, et sans aucun doute se diriger vers le joli montant de 1000 milliards dans les années à venir, alors qu’il y a déjà des années, que l’ensemble du budget de la « sécurité nationale » (bien que le mot « insécurité » soit plus approprié) s’envole pour dépasser allègrement cette barre.
J’ai vécu toute ma vie sous le joug d’une puissance impériale. Au lendemain de l’effondrement de l’Union soviétique en 1991, il s’agissait même de « la seule superpuissance », la dernière grande puissance de la planète Terre, du moins c’est ce que croyaient ses dirigeants. Puis, j’ai observé la façon dont, dans un monde sans grand danger pour les grandes puissances, elle a continué à investir toujours plus de nos impôts dans notre armée. Les « dividendes de la paix » ? Qui avait besoin de ça ? Et pourtant, dans les décennies qui ont suivi, l’armée de loin la plus coûteuse de la planète n’a pas réussi à gagner une seule guerre, et encore moins la guerre mondiale contre le terrorisme. En fait, au cours de ce siècle, alors qu’elle menait des conflits vains ou perdus dans des régions étendues de la planète, elle a lentement, mais très visiblement, commencé à se dégrader, ou peut-être devrais-je dire (si on me permet cette métaphore malhabile) à craquer au niveau des coutures ?
Et cela semble n’avoir aucune fin, n’est-ce pas ? Peut-on imaginer ça, 32 ans après que les États-Unis sont devenus la dernière superpuissance de la planète Terre, dans une sorte de chaos politique dévastateur, il se pourrait bien que ce pays réélise un homme qui imagine diriger une future « dictature » américaine – ce sont ses termes exacts ! – même si ce n’est, officiellement du moins, que pour une seule journée.
Et oui, en 2024, alors que le chaos s’installe sur la scène politique américaine, le monde lui-même continue d’être ostensiblement en guerre – pensez au mot « guerre », en fait, comme le deuxième prénom de l’humanité – tant en Ukraine qu’à Gaza (avec des ramifications au Liban et au Yémen). Pendant ce temps, la guerre contre le terrorisme menée par ce pays depuis maintenant 22 ans se poursuit de manière dévastatrice, avec des menaces encore pire à venir à portée de vue.
Après tout, 88 ans après le largage de deux bombes atomiques sur les villes d’Hiroshima et de Nagasaki pour mettre fin à la Seconde Guerre mondiale, les armes nucléaires semblent faire leur retour (bien qu’elles n’aient jamais vraiment disparu, bien sûr). Merci, Kim et Vlad ! Je pense ici à la façon dont le dirigeant nord-coréen Kim Jong-un a récemment menacé implicitement d’atomiser son voisin du sud, qui n’est pas doté d’armes nucléaires. Mais aussi, et de manière bien plus significative, comment, dans sa propre version d’un discours sur l’état de l’Union adressé à son peuple, le président russe Vladimir Poutine a très publiquement menacé d’utiliser les armes nucléaires du vaste arsenal de son pays (des armes supposées « tactiques », dont certaines sont plus puissantes que les bombes atomiques qui ont mis fin à la Seconde Guerre mondiale), si des pays européens – pensons à la France – envoyaient leurs troupes en Ukraine.
Et n’oublions pas qu’au milieu de tout cela, l’armée de mon propre pays, qui ne cesse d’augmenter son budget de « défense », continue de se préparer de manière intensive à une future guerre avec – oui – la Chine ! Lequel pays, bien entendu, s’empresse à son tour de moderniser son propre arsenal nucléaire et le reste de son appareil militaire. Récemment encore, par exemple, les États-Unis et le Japon ont organisé des manœuvres militaires conjointes qui, comme ils l’ont ouvertement indiqué pour la première fois, visaient à préparer justement un tel conflit futur avec la Chine, on ne peut pas être plus précis que cela.
Une nouvelle guerre mondiale ?
Et lorsqu’on parle de guerre, je n’ai pas encore mentionné, par exemple, la guerre civile dévastatrice au Soudan, qui n’a rien à voir avec quelque grande puissance que ce soit. Oui, nous, les humains, ne semblons pas pouvoir être capable de nous arrêter de faire la guerre tout en nous préparant, à coups de milliers de milliards de dollars dans le monde, à en faire de plus en plus. Et ce qui est vraiment étrange, au fond, est que cela ne semble pas avoir la moindre importance si le monde même au sein duquel l’humanité œuvre depuis toujours se trouve aujourd’hui bouleversé d’une manière désastreuse contre laquelle aucun militaire, quel qu’il soit, armé de quelque manière que ce soit, ne pourra jamais lutter.
Admettons-le : nous, les humains, avons toujours eu un besoin profond de faire la guerre. Bien sûr, en toute logique, nous ne devrions pas continuer, non seulement pour toutes sortes de raisons évidentes, mais aussi parce que nous vivons sur une planète qui n’en peut plus. (Eh oui, faire la guerre ou simplement s’y préparer, c’est rejeter dans l’atmosphère des quantités vertigineuses de gaz à effet de serre et donc, littéralement, de faire la guerre à la planète elle-même). Mais – comme l’histoire et le moment présent semblent l’indiquer de manière plus qu’irréfutable – nous n’arrivons tout simplement pas à nous en empêcher.
Au cours de ce processus, il semble que nous soyons devenus de plus en plus déterminés à mener une guerre globale contre la planète elle-même, sans pour autant nous en rendre compte. Nos armes dans cette guerre – qui, à long terme, ne seront probablement pas moins dévastatrices que les armes nucléaires – sont les combustibles fossiles. Je pense bien sûr au charbon, au pétrole et au gaz naturel, ainsi qu’aux gaz à effet de serre que les forages et utilisations émettent en quantités phénoménales, même en temps de paix.
Au cours du siècle dernier, il y a eu deux guerres « mondiales » dévastatrices, la Première et la Seconde Guerre mondiale. Il s’agissait d’événements mondiaux qui, au total, ont tué plus de cent millions d’entre nous et dévasté une partie de la planète. Mais voici ce qui est vraiment étrange : alors que les guerres locales et régionales se poursuivent de manière saisissantes au cours du siècle actuel, rares sont ceux qui estiment que la manière dont nous saturons l’atmosphère de dioxyde de carbone et de méthane, tout en réchauffant la planète de manière irréversible, constitue un nouveau type de guerre mondiale. En fait, le changement climatique est une sorte de troisième guerre mondiale à petit feu. Après tout, le phénomène ne pourrait pas être plus mondial ni, en fin de compte, plus destructeur qu’une guerre mondiale de la plus haute intensité.
Et à la différence des guerres actuelles à Gaza et en Ukraine, qui, même à des milliers de kilomètres de là, continuent de faire la une des journaux, la guerre sur cette planète ne reçoit en général que très peu d’attention de la part de la plupart des médias. En fait, en 2023, une année qui a battu des records de chaleur à l’échelle mondiale, mois après mois, de juin à décembre, et qui a également été l’année la plus chaude jamais enregistrée, les principaux journaux télévisés d’ABC, CBS, NBC et Fox ont réduit de manière significative leur couverture concernant le réchauffement climatique, d’après Media Matters for America.
« Si je ne suis pas élu, ce sera un bain de sang. »
Je vis à New York qui, comme une grande partie du reste de la planète, a établi un record de chaleur en 2023. En outre, l’hiver que nous venons de passer a atteint un record de chaleur. J’ai commencé à écrire cet article au début du mois de mars, alors que la température dans ma ville atteignait un record de 15°, et quand, le 14 mars (et je ne veux pas dire le 14 avril, le 14 mai ou même le 14 juin), il a fait plus de 21°C. Cet après-midi-là, je marchais, manches de chemise retroussées, un pull dans mon sac à dos et ma veste de printemps nouée autour de la taille, et mon blue-jean me tenait trop chaud, même du côté le plus ombragé de la rue.
Et oui, si, comme ma femme et moi l’avons fait récemment, il vous arrivait d’aller au parc, en bas de chez nous, vous verriez que les jonquilles sont déjà en pleine floraison, tout comme d’autres fleurs, tandis que les premiers arbres bourgeonnent, dont un fantastique arbre tout violet qui a littéralement explosé, quelque chose qui aurait pu autrefois sembler complètement normal en avril. Et oui, une partie de ce que je décris est certainement très jolie à court terme, mais derrière cela se cache une réalité de plus en plus sombre quand on en arrive à des conditions météorologiques extrêmes (et excessivement chaudes).
Pendant que je travaillais sur cet article, les plus grands incendies jamais enregistrés au Texas (oui, de tous les temps !) continuaient de brûler, de toute évidence à peine maîtrisés, et plus d’un million d’hectares de la région de l’enclave de l’état avaient déjà été réduits en cendres. Oh, et ces incendies de forêt records qui ont ravagé des dizaines de millions d’hectares au Canada, tout en transformant des villes américaines éloignées comme New York en véritables bains de fumée en juin dernier, ont, semble-t-il, continuer de couver sous terre tout l’hiver sous la forme de « feux zombies ». Il se pourrait qu’ils éclatent à nouveau de manière encore plus dévastatrice au printemps ou à l’été. En fait, en 2023, de Hawaï à l’Europe en passant par le Chili, notre planète de plus en plus surchauffée a connu un nombre record d’incendies de toutes sortes. Et le pire est à venir, ce que l’on pourrait sans doute dire aussi des inondations plus soudaines, des tempêtes plus violentes, etc.
En d’autres termes, la planète sur laquelle nous sommes est de plus en plus différente, même si l’on ne s’en rend pas compte dans la folie du moment. Je veux dire, imaginez ça : la Russie, dont le dirigeant, Vladimir Poutine, ne considère manifestement pas le changement climatique comme un problème important, est en passe d’atteindre un record de forages pétroliers pour la deuxième année consécutive. La Chine, bien qu’elle ait investi dans l’énergie verte plus que tout autre pays, a également utilisé plus de charbon que tous les autres pays réunis, et a établi des records mondiaux en ce qui concerne la construction de nouvelles centrales électriques au charbon.
Pendant ce temps, la troisième « grande » puissance de la planète, bien qu’elle ait un président qui s’est engagé à faire quelque chose pour lutter contre le changement climatique, reste le plus grand exportateur de gaz naturel et continue de produire du pétrole à un rythme nettement plus élevé que d’habitude.
N’oublions pas non plus les cinq géants des combustibles fossiles, BP, Shell, Chevron, ExxonMobil et TotalEnergies, qui, en 2023, ont produit du pétrole, réalisé des bénéfices et récompensé leurs actionnaires – oui, vous avez bien deviné ! – à un niveau record, tandis que les principaux États pétroliers de notre monde continuent, selon le Guardian, à « prévoir des projets d’expansion qui feraient exploser deux fois le budget carbone de la planète. »
En résumé, notre monde devient de plus en plus dangereux d’année en année. Et en plus je n’ai même pas parlé de l’intelligence artificielle! Comme l’a écrit Michael Klare dans une analyse pour l’Arms Control Association, les dangers de l’intelligence artificielle et autres technologies militaires émergentes sont susceptibles de « s’étendre au domaine nucléaire en gravissant les échelons de l’escalade ou en brouillant la distinction entre une attaque conventionnelle et une attaque nucléaire. »
En d’autres termes, les guerres menées par l’homme pourraient devenir tout à la fois moins humaines et plus terribles. À présent, ajoutons un facteur supplémentaire à l’équation mondiale. Les alliés européens et asiatiques de l’Amérique considèrent que le leadership américain, dominant depuis 1945, est en train de connaître un échec définitif qui pourrait mettre fin à une époque, alors que la Pax Americana mondiale (qui n’avait pas grand-chose à voir avec la « paix ») est en train de s’effondrer – ou, devrais-je plutôt dire, en train de surchauffer ?
Ce qu’on voit, en fait, c’est deux vieillards qui se livrent un combat à couteaux tirés de nature électorale de plus en plus destructeur et tourné vers le repli sur soi, l’un des deux lançant un avertissement sinistre : « Si je ne suis pas élu, ce sera un bain de sang… pour le pays ». Et s’il n’est pas victorieux, voici une autre de ses prédictions : « Je ne pense pas qu’il y aura d’autres élections, ou en tout cas pas d’élections sérieuses ». Bien sûr, s’il était victorieux, la même chose serait également vraie, d’autant plus qu’il a promis que dès le premier jour de son mandat son mantra serait « forer, forer, forer », ce qui, à ce stade de notre histoire, revient, par définition, à déclarer la guerre à notre planète !
Malheureusement, Donald Trump est loin d’être un cas isolé. Hélas, nous, les humains, avons manifestement du mal à nous centrer sur le monde dans lequel nous vivons. Nous préférons faire la guerre. Disons qu’il s’agit là de la définition non seulement du déclin impérial, mais aussi de la période de déclin à l’ère du changement climatique.
Et pourtant, il n’y a là rien de nouveau.
Copyright 2024 – Tom Engelhardt
Suivez TomDispatch sur Twitter et rejoignez-nous sur Facebook. Découvrez les derniers Dispatch Books, le nouveau roman dystopique de John Feffer, Songlands (le dernier de sa série Splinterlands), le roman de Beverly Gologorsky Every Body Has a Story, et A Nation Unmade by War de Tom Engelhardt, ainsi que le livre d’Alfred McCoy In the Shadows of the American Century : The Rise and Decline of U.S. Global Power d’Alfred McCoy, The Violent American Century : War and Terror Since World War II, de John Dower, et They Were Soldiers, d’Ann Jones : How the Wounded Return from America’s Wars : The Untold Story (Ils étaient soldats : comment les blessés reviennent des guerres américaines) d’Ann Jones.
Tom Engelhardt a créé et dirige le site TomDispatch.com. Il est également le co-fondateur de l’American Empire Project et l’auteur de The End of Victory Culture, une histoire très bien accueillie du triomphalisme américain pendant la Guerre froide. Membre du Type Media Center, son sixième livre s’intitule A Nation Unmade by War. (Une nation transformée par la guerre)
Source : TomDispatch, Tom Engelhardt, 24-03-2024 Traduit par les lecteurs du site Les-Crises