Algérie / Comment sortir de l’impasse constitutionnelle ?

Tribune

L’Algérie vit avec une constitution caduque depuis des semaines. Il est impossible de vouloir faire application de certaines de ses dispositions et de considérer les autres comme impraticables.

Qu’est-ce qu’un texte juridique caduque ? C’est un texte qui est valable, mais qui est privé d’effets en raison de la survenance d’un fait ultérieur à sa création ou son entrée en vigueur.

Dans le cas qui nous occupe, il s’agit, en réalité, de deux faits : le premier est le mouvement populaire constitué de plusieurs millions d’Algériens qui réclament le départ de l’élite dirigeante et l’ouverture d’une période de transition, par voie de conséquence la disparition du texte constitutionnel lui-même.

Le second fait est l’impossibilité d’organiser une élection présidentielle le 4 juillet, à l’issue de l’intérim du Président de la République assuré par le Président du Conseil de la Nation en sa qualité de chef d’Etat.

Fonctionnement normal mais chahuté des pouvoirs publics

En ce qui concerne le fonctionnement des pouvoirs publics, il ne semble pas, a priori, hétérodoxe. C’est ainsi que conformément à l’article 104 de la Constitution, le chef d’Etat par intérim a, jusqu’ici, exercé que les seules prérogatives à lui reconnues par les articles 91 et 92 du même texte, comme la conduite de la politique extérieure de la nation, la signature des décrets présidentiels, la nomination aux emplois civils et militaires ainsi qu’aux emplois et mandats prévus par la Constitution.

Quant au gouvernement, aucune disposition de la Constitution ne lui impose de ne gérer que les affaires courantes dans l’attente de l’entrée en fonction du futur Président de la République. On se demande sur quel fondement juridique certains experts en ont tiré l’obligation pour le Premier ministre de gérer uniquement «les affaires courantes», sans qu’au demeurant une définition un tant soit peu précise de cette notion ait été donnée.

C’est davantage la pratique constitutionnelle qui impose que durant la période d’intérim, le pouvoir exécutif ne puisse pas prendre des décisions susceptibles d’engager le pouvoir futur. Ce n’est pas un hasard si cette période a été fixée à 90 jours, débutant le jour où le Parlement se réunit de plein droit, suite à la déclaration de vacance définitive constatée par le Conseil constitutionnel (article 102, alinéa 4).

Jusqu’ici, contrairement à ce que l’on peut lire ici ou là, le gouvernement s’est contenté de gérer les affaires publiques dont certaines revêtaient un caractère d’urgence, comme la préservation des réserves de change, susceptibles de tomber à 70 dollars, fin juin 2109, alors que la prix du baril a repris sa chute. Dans la même veine, l’autorisation d’importation de véhicules usagés (de moins de trois ans) et l’arrêt d’importation de kits destinés aux usines de montage de véhicules neufs, relèvent de la gestion courante des affaires de l’Etat et permettrions-nous d’ajouter, confèrent au prochain pouvoir des marges de manœuvre  financières qui lui seront fort utiles pour faire face aux défis économiques majeurs des années 2020-2024.

L’élection présidentielle peut-elle être annulée s’il n’y a pas de candidat ?

Aucun  texte ne répond à cette question. Ni la Constitution ni la loi organique n° 16-10 du 25 août 2016 relative au régime électoral, ni le Règlement intérieur du Conseil Constitutionnel du 6 avril 2016. Mais, si la date du  juillet est maintenue, alors que le Conseil constitutionnel n’a validé aucune des deux candidatures qui lui ont été soumises à la toute dernière minute, que peut-il se passer ? Mon amie, la Professeure Fatiha Benabou, infiniment plus experte que moi en droit constitutionnel, soutient que le chef de l’Etat a la possibilité de convoquer une seconde fois le corps électoral et lui suggère d’attendre le 30 juin prochain pour y procéder, de sorte à disposer d’un délai suffisant pour la mise en place d’une instance indépendante d’organisation et de contrôle de l’élection présidentielle (Cf. Quotidien Liberté du 27 mai 2019). Cette instance serait, en quelque sorte, le réceptacle des forces sociales qui réclament le changement depuis le 22 février dernier.

A ma connaissance, le chef d’Etat par intérim ne peut convoquer le corps électoral qu’une seule fois. D’abord parce qu’aucune disposition expresse de la loi ne l’y autorise, ensuite parce que l’article 136 de la loi organique précitée relatif à la convocation du corps électoral, est consubstantiellement lié à l’article 102 de la Constitution. Or si Abdelkader Bensalah décide au moment qu’il lui paraîtra le plus opportun politiquement, de procéder à une seconde convocation du corps électoral, il porterait atteinte à l’article 102 de la Constitution. La téléologie de l’article 102 est claire. Il ne peut y avoir convocation du corps électoral que comme effet induit soit de l’état d’empêchement du Président de la République qui donne lieu à une déclaration de vacance par démission de plein droit, de la démission du Président de la République ou de son décès.

Or si le chef d’Etat par intérim procède à une nouvelle convocation du corps électoral, il sort du champ d’application de l’article 102, conçu expressément et limitativement, pour régir les trois situations évoquées plus haut et aucune autre. Par ailleurs, à supposer que par extraordinaire, la date de l’élection présidentielle soit repoussée au 30 septembre ou plus tard, on sait déjà que le Hirak et les partis d’opposition insistent pour la mise en œuvre d’une période de transition qui devra précéder nécessairement l’organisation d’une élection présidentielle, voire même d’une Constitution nouvelle avec à la clé des lois spéciales (ou lois organiques) qui viendront fixer les règles d’organisation et de fonctionnement des pouvoirs publics.

Le sujet n’est pas de susciter un consensus (pour le moment introuvable) sur la composition, le fonctionnement et les attributions d’une instance de contrôle et de suivi de l’élection présidentielle. Il en résulte que tout report, quels que soient sa raison et ses objectifs, ne servira qu’à cristalliser les oppositions et les désaccords originels entre les tenants de l’ordre constitutionnel et ceux qui plaident pour la mise hors service de la Constitution révisée du 6 mars 2016.    

Le précédent de 1992 est-il à redouter ?

La Professeure Fatiha Benabou redoute la réitération du précédent de janvier 1992, lorsqu’une Proclamation du Haut Conseil de Sécurité du 14 janvier 1992 avait institué un Haut Comité d’Etat et consacré en quelque sorte officiellement la caducité de la Constitution du 23 février 1989. Contrairement à ce que soutient ma collègue, ce n’est pas la mise entre parenthèses de la Constitution de 1989 qui a menacé d’effondrement l’Etat algérien, comme si la stabilité de l’Algérie tenait à un texte constitutionnel.

L’Algérie a été un modèle de stabilité durant toute la période où a dominé l’a-constitutionalité (1965-1976), la Constitution du 10 septembre 1963 n’a pas empêché que survienne ce qu’il est convenu d’appeler le « coup d’Etat » du 19 juin 1965 ; enfin, 30 ans de constitutionnalisme libéral ont été impuissants à institutionnaliser le régime algérien.

Sacraliser une constitution purement manipulative, dont la destinée est entre les mains de ceux qui détiennent la force, c’est verser dans un juridisme aussi  inepte que stérile. Tout à l’opposé, c’est parce que la Constitution du 23 février 1989 n’était pas un texte performatif, permettant de consacrer au niveau des sommets de l’Etat le rapport de force au sein de la société (celui-ci était alors en faveur du FIS), que les « généraux janviéristes » (au nombre desquels ne figure aucun membre actuel de l’État-major) ont pu violenter la légalité constitutionnelle. Gardons- nous donc de prendre les effets pour la cause. Comme je l’ai proposé dans un article précédent, il faut mettre entre parenthèses la Constitution révisée du 6 mars 2016, et par une Proclamation de l’État-major (comparable à celle du HCS de janvier 1992), mettre en place les grandes lignes d’un dialogue sérieux et approfondi avec toutes les composantes de la société algérienne.

En guise de conclusion

   L’Algérie ne peut rester indéfiniment dans cet état. Depuis trois mois, son économie est à l’arrêt, aucun investisseur étranger ne s’est encore manifesté, le niveau des réserves de change baisse de façon inquiétante, cependant que nos ressources pétrolières et gazières continent de s’éroder au moment où augmentent les besoins d’une population qui s’est remise à croître. Il faut impérativement que le Hirak,-lequel n’est pas l’agora de Périclès-, entame un dialogue avec le Haut Commandement Militaire, ce qui passera fatalement par la désignation de ses représentants. Par ailleurs, il est quand même symptomatique de relever qu’en dehors du Tetnahaoua gâa ou trou hou gâa, aucun de graves problèmes qui minent ce pays n’a été abordé une seule fois : l’école, la santé, la formation professionnelle, l’emploi, la diversification de l’économie, la transition énergétique, les inégalités régionales, la numérisation, la sécurité du pays dans la région. 

Tout se passe comme si l’Algérie était extérieure à ce monde, comme si les manœuvres de déstabilisation des pays arabes pouvaient épargner encore longtemps l’Algérie. Quant à l’idée de vouloir créer le vide au sein des appareils de l’Etat, le Hirak devrait savoir qu’il s’inscrit de la sorte aux antipodes de l’esprit même de la transition qui suppose compromis, concessions réciproques, dialogue sans exclusive, sauf à l’égard de ceux présumés avoir commis des crimes et des délits mais qui bénéficient bien évidemment de la présomption d’innocence.

Ali Mebroukine, Professeur de droit

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