Algérie / La problématique du Mouvement populaire

Débats

Par Kaddour Naïmi – Slogan et concrétisation. Contentons-nous d’un seul : «Yatnahou gaâ !» (qu’ils dégagent tous !). Très beau slogan, radical, sonnant bien comme contenu et comme forme. Mais comment réaliser ce mot d’ordre ? Rien n’est dit ! «Marchez ! Et continuez à marcher !» conseillent, quand ils n’ordonnent pas, les prétendus experts et connaisseurs. Pourtant, les marcheurs marchent depuis onze mois, sans voir se concrétiser leur slogan.

Tout observateur ou militant conscient et honnête (les deux qualités sont indispensables) sait qu’un slogan a besoin de méthode pour être concrétisé. Or, le Mouvement populaire (plus exactement ses animateurs et inspirateurs non identifiés) s’est distingué par le refus de proposer une méthode.

On connaît les motifs avancés : risque d’infiltration et de manipulation du Mouvement populaire. Etrangement, on évoque uniquement celles venant du pouvoir étatique, mais pas d’organisations étrangères ou algériennes, telles Rachad ou le MAK (1). Même certains «démocrates laïcs» gardent le silence ou sous-estiment ces deux dernières organisations. Quant aux autres motifs avancés, tel l’emprisonnement des représentants déclarés du Mouvement populaire, cet argument est inconsistant, car tout mouvement populaire doit savoir affronter ce risque, sous peine de ne pas exister. Comment des millions de citoyens pourraient-ils négocier avec les représentants d’un Etat ? A moins que des agents d’organisations occultes, tels ceux de Rachad ou du MAK, se tiennent dans l’ombre, en utilisant les marcheurs comme masse de manœuvre pour faire «dégager» les membres de l’Etat, puis les remplacer. Dès lors, devient clair cet apparemment étrange comportement : exiger «Dégagez tous !», sans proposer d’alternative en remplacement.

Dès lors, se pose la question : ce refus de concrétisation d’un slogan par l’auto-organisation est-il spontané ou manipulé ? Les participants au Mouvement populaire ne disposent généralement pas de connaissance en matière de processus social leur permettant de savoir la nécessité d’une méthode pour concrétiser un slogan. Toutefois, les marches de ce Mouvement populaire ont tous les aspects d’une action organisée par des agents non identifiés, lesquels n’ont jamais posé le problème de la méthode pour concrétiser le slogan en question.

S’ils ne l’ont pas fait, deux hypothèses se présentent. Soit ces organisateurs des marches, avec les slogans correspondants, ignorent le fonctionnement des mouvements populaires : à savoir que les marches populaires sont uniquement le résultat ou le prélude à l’auto-organisation en comités citoyens fédérés au niveau national. Mais cette hypothèse est peu crédible : peut-on savoir brillamment organiser des marches sans savoir le but poursuivi ? Une deuxième hypothèse est, au contraire, celle que la logique impose : que ces organisateurs sont opposés à cette auto-organisation pour maintenir leur contrôle sur les marcheurs afin de les manipuler pour un objectif occulté.

Quel peut être cet objectif ? Il fut déjà évoqué auparavant. Répétons-le. L’histoire des mouvements populaires l’enseigne : utiliser les marches populaires uniquement comme masse de manœuvre pour «dégager» les détenteurs de l’Etat, c’est viser à prendre leur place et constituer une nouvelle caste oligarchique. Qui donc en Algérie l’incarnerait, à présent que la composante bouteflikienne de l’oligarchie est éliminée, sinon les dirigeants de Rachad en alliance avec ceux du MAK ? (1) Objecter que ces deux organisations ne sont pas à la hauteur d’une telle ambition, c’est perdre de vue qu’elles agissent comme agents internes d’oligarchies étrangères redoutables : Etats-Unis, Israël, France, Angleterre, Arabie Saoudite, Emirats arabes, Qatar, Turquie.

Triptyque

Examinons la problématique de l’auto-organisation populaire. Trois éléments y interviennent : 1) une plateforme ou programme de base commun, 2) une structuration du mouvement citoyen, 3) des représentants pour parler en son nom et défendre ses intérêts.

Là encore, l’observation des mouvements populaires dans le monde permet cette constatation : selon les conditions sociales concrètes, l’un des trois éléments ci-dessus naît en premier et produit les deux autres. Parfois, la proposition d’une plateforme commune permet la création de structures citoyennes pour la discuter et l’adopter, puis l’élection de représentants pour la concrétiser. Parfois, la création de structures citoyennes permet l’élaboration et l’adoption d’une plateforme commune d’action, puis l’élection de représentants pour la concrétiser. Parfois, des représentants spontanés d’un mouvement social proposent une plateforme en appelant à la discuter dans des structures citoyennes ou, au contraire, proposent la création de structures citoyennes pour élaborer une plateforme commue d’action, puis l’élection de représentants pour la concrétiser.

Examinons ces trois éléments dans l’actuel Mouvement populaire algérien. A notre connaissance : 1) aucun représentant spontané n’a proposé ni de plateforme commune, ni la création de structures citoyennes pour élire des représentants capables de concrétiser cette plateforme ; 2) quelques propositions de plateforme commune furent présentées, sans succès ; 3) des structures citoyennes n’ont pas été créées, à l’exception de quelques collectifs ou associations de composition et d’action très limitées. Rien de consistant comme poids dans le rapport de force avec l’adversaire étatique.

Ce dernier s’en est trouvé tellement à l’aise qu’il alla jusqu’à suggérer au Mouvement populaire de se doter de… représentants ! On assista, alors, à la réaction de prétendus experts et intellectuels soi-disant partisans du Mouvement populaire : ils dénoncèrent cette suggestion des détenteurs étatiques comme simple provocation, destinée à ce que des représentants du Mouvement populaire soient élus pour être emprisonnés ou corrompus.

Nous sommes, encore là, dans l’un des deux cas : soit ces experts et intellectuels sont des ignorants en ce qui concerne le processus d’un Mouvement populaire pour s’assurer la victoire, soit ils refusent au Mouvement populaire de s’auto-organiser afin de maintenir leur contrôle et leur direction sur ce Mouvement, pour conserver leur statut privilégié d’élite dominante ou en devenir une nouvelle, après l’élimination de celle au pouvoir.

Le Mouvement populaire est donc encore dans cette situation, après désormais onze mois : marcher hebdomadairement et crier son slogan principal «Yatnahou gaâ !» (Qu’ils dégagent tous !) sans savoir comment le concrétiser. Notons, cependant, que ce slogan n’est plus dominant et massif comme il le fut au début des marches.

Pourquoi cette renonciation ? Est-ce parce que, au sein du Mouvement populaire, les «animateurs», d’une part, et, d’autre part, les participants aux marches ont compris l’impossibilité de concrétiser ce slogan, après toutes les victoires obtenues par les gestionnaires de l’Etat, notamment une élection présidentielle et les actions ultérieures du nouveau gouvernement ?

Partis politiques et organisations syndicales

Certains ont espéré, et continuent à espérer, que les partis politiques censés être engagés au service du peuple contribuent à doter le Mouvement populaire d’une organisation, sans toutefois le récupérer pour leurs seuls intérêts partisans.

Malheureusement, nous constatons que ces partis politiques : 1) ne parviennent pas à s’accorder eux-mêmes sur une plateforme commune ; 2) sont handicapés par un «zaïmisme» (présidentialisme) ; 3) ne trouvent pas leur intérêt à se mettre, au-delà des paroles, au service du Mouvement populaire.

Pourtant, la création d’un Front populaire uni s’impose. Il réunirait toutes les composantes intéressées à un changement établissant une réelle démocratie dans un Etat de droit effectif. Alors, dans un champ politique réellement libre et démocratique, les divers partis politiques engageraient des débats afin de conquérir l’adhésion citoyenne. Apparemment, les partis politiques n’y sont pas prêts. Glissons sur le fait de savoir quel degré de démocratie existe au sein même de ces partis politiques.

Quant aux organisations syndicales, contrairement à la Tunisie (comme auparavant et davantage en Pologne) où leur rôle fut important dans le Mouvement populaire contestataire, en Algérie, le syndicat majoritaire n’est visiblement pas au service du peuple, tandis que les organisations syndicales minoritaires n’ont pas la force d’impacter positivement le Mouvement populaire.

Enigme

Dans l’observation du Mouvement populaire algérien, après onze mois d’existence, ce qui frappe et laisse totalement perplexe, – tout au moins en le comparant aux autres processus des mouvements populaires –, c’est cette absence de l’un des trois éléments déclencheurs des deux autres : ni proposition de plateforme commune recevant une adhésion significative, ni création de structures citoyennes, ni représentants spontanés du Mouvement pour appeler à la nécessité de création d’une plateforme commune ou de structures citoyennes.

Certes, l’histoire sociale algérienne est dépourvue d’une tradition significative dans ce domaine. L’autogestion suite à l’indépendance nationale et le mouvement social contestataire de 2001 furent des expériences sans lendemain, d’une part parce que les oligarchies étatiques les réprimèrent sans ménagement, d’autre part les militants de ces deux expériences ne trouvèrent pas les moyens alternatifs pour prolonger leurs actions, ou, tout au moins, leurs idées d’auto-organisation populaire.

Toutefois, marcher hebdomadairement durant onze mois, sans jamais que l’un des trois éléments évoqués plus haut intervienne pour passer à la phase constructive, opératoire, cette absence demeure une énigme de ce Mouvement populaire algérien. A moins de découvrir qu’il a été, et demeure, manipulé par des agents non identifiés, se servant des marcheurs comme masse de manœuvre pour réaliser leurs propres objectifs : changer de caste dominante. Le futur proche fournira la réponse. Espérons que le Mouvement populaire apprendra la leçon. Les marches contestataires aussi massives qu’elles soient, avec les slogans les plus radicaux, ont besoin de leur complément constructif : plateforme commune, structures citoyennes, animateurs favorables à l’auto-organisation, mandataires pour représenter les intérêts du Mouvement populaire. Il est encore temps d’y penser.

K. N.

[email protected]

(1) Voir «Alliance entre Rachad et MAK : menace sur l’intégrité nationale», http://kadour-naimi.over-blog.com/2020/01/alliance-entre-rachad-et-mak-menace-sur-l-integrite-nationale.html


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