Chine / (3/3) Lettres de l’autre partie de la planète

25.09.2019

Troisième et dernier texte de Kaddour NAÏMI d’une série consacrée à la commémoration du 70ème anniversaire de la fondation de la République Populaire de Chine.

2. Réalité et connaissance

Le symbole du Tào.

Suite à une première partie sur la spiritualité en Chine, voici une seconde sur la connaissance d’une manière générale.

Qui ne connaît pas le symbole taoïste, ce dessin en noir et blanc, qu’on appelle, aussi, le symbole du yīn et yáng ?… Mais combien de personnes, hors de Chine, savent de quoi il s’agit réellement ?

Présentons quelques informations sommaires mais substantielles. Elles sont le résultat de lectures et de conclusions personnelles, nécessitant un approfondissement par la personne intéressée.

Précisons, d’abord, que ce symbole du yīn et yáng remonte à une conception antique, plus de 2.500 ans avant l’ère chrétienne, cependant relativement bien documentée par des livres de l’époque.

Ce symbole concerne la réalité objective et la connaissance que l’être humain peut avoir à son propos. Cette réalité objective englobe tout l’existant : nature, société et individu, de l’élément le plus infini (univers) jusqu’au plus petit. En passant, notons que dans le présent texte les termes « Occident » et « occidental » désignent la partie géographique de la planète située à l’ouest du territoire chinois, par conséquent elle comprend non seulement l’Europe (par extension l’Amérique) mais également le Moyen-Orient et l’Afrique.

Yīn yáng (阴 阳)

À  ce qui a déjà été dit dans la partie précédente (1), ajoutons ou apportons des précisions. Pour employer un langage occidental, le dessin taoïste représente, d’une part, les forces « obscures », et, d’autre part, les forces de « lumière » existant dans l’univers. Celui-ci comprend, évidemment, la planète Terre et tout ce qu’elle contient, comme matière vivante, et matière dite, de façon erronée, inerte.

L’ « obscur », c’est ce que les Chinois appellent yīn. Le caractère correspondant est : 阴. Il est composé de deux images : à gauche, un mur ; à droite, la lune. Donc, le yīn concerne tout ce qui lunaire, nocturne, humide, froid. Par extension, c’est tout ce qui est « féminin », parce qu’il reçoit quelque chose, notamment le sperme, source de vie.

Le « clair », c’est ce que les Chinois appellent yáng. Le caractère correspondant est : 阳. Il est composé de deux images : à gauche, un mur ; à droite, un soleil. Donc, le yáng concerne tout ce qui est lumière, diurne, sec, chaud. Par extension, c’est tout ce qui est masculin, parce qu’il fournit quelque chose, notamment le sperme, source de vie.

Ces deux forces (ou énergies), yīn et yáng, ont plusieurs aspects.

Elles  sont en lutte permanentes entre elles, chacune cherchant à dominer en éliminant l’autre. Nous constatons, ici, une équivalence avec une conception occidentale. Elle est formulée de deux manières. L’une est laïque : dans la philosophie occidentale, le principe d’unité des contraires (le « positif » et le « négatif ») en lutte entre eux pour la suprématie. L’autre conception est religieuse : la lutte entre « le Bien et le Mal ».

Noir dans le blanc, blanc dans le noir

Voici où la conception chinoise est spécifique. Dans le dessin du symbole, on constate une petite portion de couleur noire dans la partie « blanche », et, réciproquement, une petite portion de couleur blanche dans la partie noire. En voici l’explication. Les deux parties antagonistes, blanche et noire, ne sont pas totalement et uniquement d’une couleur unique. Traduisons ce fait dans le domaine du processus de la connaissance humaine. Dans toute couleur « banche » (vérité, positivité, lumière) existe une part de « noir » (erreur, négativité, obscurité). Et, vice-versa, dans toute partie « noire » existe une part de « blanc ».

Nous nous trouvons, alors, à l’opposé de la conception occidentale qui se formule par ce qu’on appelle le dualisme absolu. Il affirme l’existence d’un « positif absolu » et d’un « négatif absolu » (dans le domaine laïc), ou d’un « Mal absolu » et d’un « Bien absolu » (dans le domaine moral et religieux).

Plus de vérité ou moins d’erreur ?

La conception occidentale des trois religions monothéistes affirme une Vérité absolue existant de toute éternité. Cette vision est en opposition avec la conception taoïste, laquelle est, comme on vient de l’exposer, plus nuancée, relativiste.

Examinons la conception laïque et scientifique. Pendant très longtemps, en Occident, cette dernière a considéré le processus de connaissance comme un progrès vers plus de vérité. Puis, à l’époque moderne, les scientifiques (et les philosophes sérieux après eux) ont fini par reconnaître le contraire : la connaissance (ou, si l’on veut, la vérité concernant l’existant dans le sens le plus général) est un processus vers la découverte de moins d’erreur.

Apparemment, il semblerait identique d’affirmer ceci : la connaissance va toujours vers plus de vérité, ou de dire : la connaissance va toujours vers moins d’erreur. En fait, pas du tout. En effet, croire d’aller vers toujours plus de vérité, c’est supposer acquise définitivement une vérité, pour, ensuite, découvrir une autre. Or, l’expérience montre le contraire : le processus cognitif va toujours vers moins d’erreur, car il consiste à corriger ce qu’on croyait être une vérité. En voici deux exemples significatifs.

Le premier concerne Galilée. Les autorités ecclésiastiques refusèrent, au nom d’une « vérité biblique », d’admettre sa découverte ; elle affirmait que la Terre tourne autour du soleil (et non pas le contraire, déclarée dans l’Ancien Testament). Suite à cette découverte d’une erreur d’appréciation, le scientifique fut … menacé du bûcher s’il ne se rétractait pas. On connaît la réponse qui lui fut attribuée, après s’être vu contraint, pour sauver sa vie, à se rétracter : « Eppure, si muove ! » (Et, pourtant, elle tourne !)

Dans le domaine scientifique, accorder la priorité à une « vérité » a mené, également, au dogmatisme allant jusqu’à la répression. Le cas le plus significatif est celui de Trofim Lyssenko.  Durant la dictature stalinienne, ce technicien agricole imposa ses vues prétendument « scientifiques » ; cependant, elles étaient conditionnées par l’idéologie, autrement dit des éléments hors de la connaissance empirique des faits concrets. Les résultats pratiques révélèrent que ces vues étaient erronées, et avaient entraîné des dommages matériels importants.

Dans le domaine socio-politique, un phénomène semblable existe. Voici le plus significatif. Karl Marx (avec Friedrich Engels) ont cru découvrir les règles absolues du fonctionnement social. Ils ont ainsi formulé ce qu’ils appelèrent le « matérialisme historique » et le « matérialisme dialectique » (comme conception générale de la connaissance) et, sur le plan social, le socialisme « scientifique »(2) ainsi que la « dictature du prolétariat » comme transition pour accéder au communisme, considéré comme phase ultime du salut universel. L’expérience pratique a cependant démontré les graves limites dogmatiques, donc idéologiques (3), de ces diverses théories, notamment par les tragédies que l’on connaît.

Actuellement, nous avons affaire à l’idéologie dite « libérale ». Elle affirme le capitalisme comme unique « vérité », conforme à la « nature » humaine. Par conséquent, toute contestation de  cette conception serait utopie, charlatanerie et désordre social, à combattre par tous les moyens, y compris illégaux (voir les agissements des services secrets des régimes capitalistes).

De là, la pertinence de la conception opérant avec le  yīn et le yáng. Niant tout absolu, elle relativise les deux forces principales qui régissent tout l’existant, aussi bien nature, société qu’individu. Pour simplifier, appelons ces deux forces « positive » et « négative, aussi bien dans le domaine physique qu’intellectuel et éthique.

Tào (道)

Les yīn et yáng  sont associés à la conception spirituelle appelée le taoïsme. Ce mot vient du fait que cette conception a comme concept central le tào (ou dào) (道). C’est un terme polysémique. Il signifie tout à la fois, voie, méthode, but et même vertu, en l’asociant au mot 徳 (, vertu, droiture), d’où l’expression :  道 徳 (dàodé :voie [de la] vertu, moralité).

Voici mon interprétation de l’association du symbole yīn et yáng avec le concept tào. L’existence des forces antagonistes yīn et yáng(obscurité/lumière, erreur/connaissance, négativité/positivité, destruction/construction, anéantissement/création) et de leurs luttes incessantes pour l’hégémonie, cette figuration représente : 1) la voie (la manière) dont se comporte l’existant universel, dans tous ses aspects ; 2) nous montre la méthode pour l’affronter positivement ; 3) afin d’atteindre le but ultime qui est la connaissance ; 4) réalisant ainsi la vertu. Ceci dit, la connaissance demeure, toutefois, la moins erronée, donc susceptible de  correction par une découverte nouvelle qui diminue la part d’erreur(4).

Dans le domaine politique, selon certains, l’ancêtre de la conception niant la nécessité d’un gouvernement, et affirmant la capacité des membres d’une communauté humaine de s’auto-gérer, est peut-être un sage taoïste ayant vécu voilà environ 3 à 4.000 ans, et le plus distingué d’entre ces sages. Il se nommait Zhuāng Zǐ (5). 

Universalité et humanité

Longtemps, parce que né en Occident (Algérie), mes connaissances étaient limitées à la production intellectuelle de cette partie de la planète. Et cela, malgré deux faits : d’une part, le conseil musulman « Demande la science, même en Chine », et, d’autre part, mon adhésion militante juvénile au maoïsme.

Ce n’est qu’en parvenant à l’âge adulte que je me suis rendu compte de mon effarante ignorance de l’essentiel de la production intellectuelle et culturelle de la Chine, que j’ai compris l’insensée vision qui croit posséder la connaissance « universelle » et « humaine » parce qu’elle connaît uniquement celle de l’Occident.

Se pose, alors, la question : comment s’explique l’ignorance abyssale des Occidentaux en ce qui concerne la culture chinoise ?… Des motifs principaux me semblent l’expliquer.

Le premier : l’isolement géographique. Déjà, dans l’antiquité, Alexandre dit « le Grand » parvint, dans ses conquêtes, jusqu’en Inde, sans jamais arriver en Chine. Les impérialistes de l’antique Rome, non plus, dans leur extension coloniale, n’arrivèrent pas jusqu’en Chine, bien que les deux empires, romain et chinois, semblent avoir eu des contacts par l’intermédiaire de représentants « diplomatiques »(6).

Second motif : l’extension territoriale de la Chine, sans oublier sa longue muraille, lui ont permis de vivre de manière autarcique. Il y eut, dans le passé, une fameuse tentative d’élargir la présence chinoise, à travers une expédition maritime constituée par une impressionnante flotte. Mais, pour des raisons diverses, cette entreprise prit rapidement fin.

Troisième motif. Jusqu’au XVIIIè siècle, la Chine se suffisait à elle-même, produisait des découvertes scientifiques et techniques(7), et même se permettait d’être une puissance exportatrice de certains denrées. Vint ensuite l’affaiblissement puis l’écroulement. Il permit aux oligarchies des puissances coloniales nouvelles, occidentales européennes, de se jeter sur cet espace immense, en opérant ce que tout impérialisme fait : envoyer des armées pour massacrer la population, asservir les survivants, s’emparer des ressources matérielles du pays et installer des colons.

Ainsi, à l’ignorance occidentale de la culture chinoise s’est ajouté l’idéologie impérialiste. Pour justifier sa main-mise sur la Chine, cette idéologie distilla, par l’intermédiaire de ses « intellectuels organiques » (selon l’expression de Gramsci ; en chinois on dirait ses « mandarins »), tous les préjugés imaginaires sur la « race jaune » fainéante, fourbe, jouisseuse, méchante, barbare, à laquelle l’Occident chrétien devait porter la « civilisation » et la « vraie religion ». Les impérialistes britanniques allèrent jusqu’à la pire des infamies imaginables. Ils établirent la culture de l’opium. Cette pratique eut deux effets : procurer aux rapaces propriétaires un immense profit, d’une part, et, d’autre part, plonger le peuple chinois dans la dépendance de cette drogue, et donc dans l’aliénation servile la plus dégradante. Il faut connaître l’extrême richesse de la culture chinoise pour se rendre compte combien son déclin fut, lui aussi, extrême.

Enfin, vint le sursaut, à partir des années 1920. Il fut, notons-le, d’abord culturel, animé par des groupes d’intellectuels et d’étudiants, patriotes intelligents et solidaires. Puis ce fut la guerre sociale, dirigée par le Parti Communiste contre le féodalo-capitalisme interne et l’impérialisme japonais externe, jusqu’à la victoire, en octobre 1949.

Un système social nouveau, au service du peuple, fut établi ; il dura jusqu’à la mort de son fondateur Mao Tsè Tong. Par la suite, des réformes significatives ont eut lieu. Pour les uns, elles sont un « capitalisme à la chinoise », mais, selon la terminologie officielle chinoise, il s’agit de « 中国社会主义 » (zhōng guó shè huì zhǔ yì : socialisme chinois). Ce nouveau système est entré en concurrence économique mondiale avec l’impérialisme états-unien actuellement hégémonique, mais économiquement affaibli.

Cette guerre commerciale est, encore une fois, le prétexte pour les idéologues occidentaux, « intellectuels » et journalistes, pour diffuser les habituels clichés sur le « péril jaune » et la « barbarie » asiatique. On cite les propos attribués à Napoléon : « Quand la Chine s’éveillera, le monde tremblera ». Puis vint le best-seller du représentant le plus notable de cette idéologie oligarchique hégémonique :  Samuel Huntington avec sa théorie du  « choc des civilisations ». Apparemment inédite, cette « théorie » a été, en réalité, employée depuis l’antiquité par tout aspirant à l’impérialisme(8).

Il reste aux « Occidentaux » qui tiennent à connaître la réelle universalité de l’espèce humaine, de prendre la peine de connaître la culture chinoise. Alors, ils découvriront quelles graves carences limitent et appauvrissent leurs connaissances de ce qu’est l’humanité réelle.

Kaddour Naïmi

[email protected]


(1) In https://tribune-diplomatique-internationale.com/index.php/2019/09/15/chine-memoire-des-luttes-de-liberation-patriotique-2-3-lettres-de-lautre-partie-de-la-planete/

(2) Par respect de la vérité, notons que le premier à utiliser cette expression « socialisme scientifique » fut Joseph Proudhon. À notre connaissance, Marx reprit l’expression mais sans signaler ce fait, s’attribuant ainsi la paternité de la formule.

(3) L’ironie de l’histoire a voulu que les pourfendeurs de l’idéologie, Marx et Engels, sont tombés dans des vues idéologiques, à leur insu.

(4) Pour signaler que le thème fondamental du Tào ne se réduit pas seulement à ces observations, citons : [les penseurs taoïstes] « ne voient dans le Tao que le principe immanent et neutre de toute réalisation spontanée, ils ont tendu, Tchouang tseu surtout, à faire de lui le principe du développement naturel des choses et, par suite, de leur véritable explication. » (Italiques de l’auteur). Puis ceci : « le Tao comme le milieu où s’opère la synthèse de tous les antagonismes ». Enfin ceci : « Envisagé comme le principe immanent et neutre de tous les libres développements, le Tao (même si, dans l’exaltation de la vision extatique, on le qualifie de mystérieux et d’ineffable) est, avant tout, conçu comme un principe d’explication rationnelle. » Marcel GRANET, « La pensée chinoise », librement disponible sur internet.

(5) Il avait écrit : le monde « n’a pas besoin d’être gouverné ; en fait, il ne devrait pas être gouverné », « le bon ordre résulte spontanément quand les choses sont laissées à leur cours ». Voir https://fr.wikipedia.org/wiki/Tchouang-tseu#cite_note-6

(6) Toutefois, dans le Nord-Ouest de la Chine, existe une localité où les habitants ont d’étranges ressemblances physiques et coutumières qui rappellent les Romains de l’antiquité.

(7) Les Occidentaux ignoraient ce qu’était un livre, quand les Chinois possédaient des bibliothèques !

(8) Détails dans Kadour Naïmi : « La guerre, pourquoi ? La paix, comment ?… », librement disponible  ici :http://www.kadour-naimi.com/f_sociologie_ecrits_guerre_paix.html


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